avril 2003
Sophie Le Garrec (Université de Fribourg)
Lorsque que nous nous sommes intéressée au thème des consommations de toxiques chez les jeunes 1, il y a quelques années, deux choses frappantes sont apparues. Tout d’abord, en sociologie, la littérature sur le sujet est quasi-inexistante. Les sociologues qui ont travaillé sur ces pratiques sont peu nombreux/euses et ont focalisé leur problématique sur les rapports aux consommations définies comme «pathologiques» ou sous l’angle de la déviance. Notre second constat concerne une surabondance, voire un quasi-monopole, des travaux de santé publique sur ce sujet. Mais cette approche ne nous satisfait pas entièrement pour plusieurs raisons. Premièrement, les travaux de santé publique s’attachent essentiellement à une analyse descriptive et non compréhensive.
Cette approche est certes nécessaire puisqu’elle permet de situer les produits dans des liens de consommations et d’établir des relations de corrélation entre les produits. Cependant, elle fait l’impasse sur les fondements sociaux et culturels de ces comportements ou elle les catégorise de telle manière que leurs spécificités d’entendement deviennent totalement partielles et réductrices d’une réalité donnée. Outre cette première remarque, nous émettons également des réserves face aux catégorisations proposées par l’épidémiologie, des pratiques dites toxiques largement associées aux vocables de «risques, de facteurs de risque, de dépendance, de capital santé, de comportement à risque, de trouble du comportement», etc. qui sont autant de termes associés aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques, et les amenant à une problématisation essentiellement médicalisée – et légale pour certains produits. Pourtant, la médicalisation de ces pratiques pose problème lorsque l’on se positionne du point de vue des jeunes consommateurs/rices. En effet, les jeunes conçoivent-ils/elles vraiment leurs consommations en rapport à une norme médicalisée notamment celle des risques et des dangers pour leur santé? Ou encore par rapport aux aspects légaux de certaines consommations ?
Nous avons observé un décalage important entre les discours préventifs -plus généralement du monde adulte -sur les consommations de toxiques des jeunes et les perceptions des jeunes eux/elles-mêmes sur leurs consommations. Nous proposons de développer quelques exemples de ces décalages à travers les effets, les quantités des consommations et la notion de risque; cela nous permettra également simultanément d’entrevoir quelques-unes des formes des usages sociaux de ces consommations repérées dans les entretiens et lors des diverses observations de terrain 2.
Les jeunes rencontré-e-s ne caractérisent pas leurs pratiques à partir des modèles épidémiologiques de la prévention mais à travers leurs propres expériences des produits, elles-mêmes catégorisées de manières fort variables selon les moments, les contextes, l’entourage, etc. Dans leurs rapports aux effets, les jeunes associent de multiples significations souvent paradoxales. Par exemple, les motifs de consommations énoncés par les individus interrogés sont d’une extrême variabilité dans les réponses: pour «se détendre», «se calmer», pour «se motiver», «se stimuler», «s’énerver» ou encore pour «prendre de l’assurance», «oublier», «se donner confiance», etc.
La polyvalence des effets de ces consommations toxiques, et même leurs contradictions puisqu’ils ont des vertus apaisantes voire analgésiques et en même temps analeptiques, démontre bien la subjectivité du processus de désignation des effets recherchés et appétés dans les consommations. Le tabac, le cannabis, l’alcool 3 ou les autres drogues citées par les jeunes rencontré-e-s sont pourvus d’une puissance, d’une valeur imaginaire oscillant selon les contextes de consommations, et ne concordant pas avec la définition fonctionnelle pharmacologique qui leur est souvent attribuée.
En effet, les produits consommés sont investis de certaines attentes, notamment quant aux effets physiques, mais aussi quant à leurs fonctions symboliques. Les visées «symptomatiques» des utilisateurs/rices, l’apprentissage, la culture, les croyances des groupes dans les contenus subjectifs et dans les conséquences comportementales des consommations ont un rôle essentiel dans les désignations des effets et leurs fluctuations. Les effets des consommations ne résultent pas uniquement d’effets physiologiques mais émanent également des construits et des imaginaires sociaux.
Nous avons pu repérer dans nos travaux ces constructions et processus sociaux de désignation des effets à travers certaines consommations dites «alternatives». Quand un jeune n’a pas la possibilité d’accéder à certains produits – à cause de problème d’ordre financier ou d’accès à un réseau de revente – ils/elles ont recours à ces usages alternatifs compensatoires via des produits détournés de leur usage habituel (médicaments, colles et solvants, etc.). Par exemple, pour remplacer leurs consommations d’ecstasy ou de cannabis, certain-e-s jeunes ont recours à des cocktails de médicaments et/ou à du pneu fumé. Certain-e-s jeunes nous ont expliqué avoir une consommation de «noir» c’est-à-dire de pneu lorsqu’ils/elles ne peuvent pas fumer du cannabis. Le pneu est mixé puis fumé comme un joint. Il génère selon les jeunes interviewé-e-s des formes de vertiges correspondant aux effets euphorisants du «shit». Les médicaments de l’armoire à pharmacie familiale constituent également une consommation alternative. Par exemple, certain-e-s jeunes attendent les visites chez leurs grands-parents avec beaucoup d’impatience puisque c’est chez ces derniers qu’ils/elles détournent «leurs» médicaments (régulateurs cardiaques, hypnotiques, etc.).
Ou encore, d’autres volent les médicaments antidépresseurs et anxiolytiques de leurs parents. Aucun de ces jeunes recourant à ces substituts médicamenteux n’a énoncé les dangers et les possibles contre-indications des mélanges qu’ils/elles élaborent et de surcroît qu’ils/elles consomment le plus souvent avec de l’alcool. Pour eux/elles, il n’y a pas de danger «puisqu’un médicament ça ne peut que soigner». En outre, tous et toutes précisent que ces cocktails de médicaments, pour avoir les mêmes effets que le produit initialement ingéré, doivent se présenter sous des formes «crédibles» pour pouvoir obtenir les effets attendus. Mathieu nous explique qu’il pile les cachets dérobés afin d’obtenir une poudre qu’il dose de façon aléatoire puis qu’il re-compacte dans des gélules de levure qu’il vide au préalable. Aline utilise la même astuce en achetant au supermarché des boîtes de vitamine C en gélule qu’elle mélange à l’Urbanyl® et au Lexomil® de sa mère. Ou encore Virginie et David ne conçoivent pas fumer du «noir» sans que cette «mixture pneumatique» ne soit déposée dans leur boîte «à shit» (boîte de bonbons en fer dans laquelle ils conservent leur barrette de cannabis).
Sans ces présentations «crédibles», les jeunes disent consommer un «simple» produit, ce qui n’a pas le même savoir-pouvoir sensationnel que le fait de «prendre un truc que tu te dis que c’est une drogue. C’est, j’sais pas comment t’expliquer mais, par exemple le fait de piler les cachetons et de les remettre dans des cachets en plastique, c’est déjà dans l’idée, modifier le produit donc son usage donc c’est plus vraiment un médoc par exemple. Là, c’est plus comme un amphet ou ou X». Même si le produit est le même, des éléments comme le goût, la couleur, l’ensemble des attributs du produit 4 et le contexte physique participent au statut associé aux produits et à la désignation des effets.
Pour comprendre l’usage du produit il faut donc comprendre l’intérêt de son utilisation du point de vue de l’usager: prendre tel ou tel produit mais pour quoi faire? Qu’est-ce que «ça» apporte dans ce contexte précis? Il s’agit également d’élucider le fonctionnement de ce que l’on nomme l’imaginaire social 5) pleinement nourri de/dans ces consommations et qui participe pleinement aux formes d’effets interchangeables que nous avons appelées réappropriation.
La réappropriation correspond à la construction d’une signification différente, selon les contextes sociaux et temporels, pour une même pratique en terme d’effets recherchés. C’est ce qu’attend une personne en fonction de ce qu’elle est, de ce qu’elle vit et de ce qu’elle investit dans les produits et dans ses conséquences.
Nous pourrions résumer cet aspect des effets des consommations par: peu importe les produits, du moment que «je» construise les effets escomptés et que «je» puisse légitimer, par ces effets, mes actions. Les significations des consommations sont donc pleinement orientées en fonction de l’utilité sociale que le jeune veut donner à «son» produit et à «ses» effets.
Les rapports aux quantités est un exemple intéressant pour démontrer des décalages entre prévention et réalités pratiques du point de vue des jeunes.
Alors que les organismes de santé publique désignent des types de «consommateurs» en termes de gros consommateurs, consommateurs réguliers ou occasionnels en fonction des quantités ingérées (nombre de cigarettes fumées, de consommations alcooliques hebdomadaires et/ou nombre d’ivresses annuelles, etc.), ces dernières prennent une autre dimension du point de vue des consommateurs/rices.
Les quantités selon les jeunes rencontré-e-s ne reposent pas sur le nombre ou sur des types de rythmicités mais sur des stratégies et des validités différenciées selon les produits et surtout selon les contextes.
Précisons d’abord que pour tous et toutes les jeunes interrogé-e-s, la «bonne quantité» correspond toujours à sa propre consommation et le «trop ou le beaucoup» au niveau juste au-dessus.
«J’sais pas les quantités, c’est abstrait, c’est des fois 10 clopes, d’autres fois 40, mais la bonne quantité ou la norme, c’est ce que je fume, ça dépend de ce que tu cherches et de comment tu es. Bien consommer c’est cet ajustement entre ce que tu vas prendre au moment où tu le prends»; «La bonne quantité c’est ce que je fume, c’est 70 cigarettes dans les journées de stress et 40 quand ça va, et après au-dessus de ces consommations, c’est vraiment pas bien consommer, c’est beaucoup.»
Le «trop» ou encore le «beaucoup» sont à définir car ces notions prennent différents sens. Tout d’abord ce «trop» peut renvoyer à une contrainte physique c’est-à-dire que l’on peut avoir «trop» bu mais sans être ivre, cela pose problème et devient une contrainte qu’il faut anticiper.
«Avec certains alcools comme les vins cuits, la bière, les mousseux, enfin ce genre d’alcools pas très forts, il faut boire beaucoup pour sentir des effets tops. En plus t’es vite ballonnée, et parfois ça te freine dans la soirée. Bref c’est pas cool: t’es pas bien physiquement et en plus t’es pas bourrée! Donc, il vaut mieux s’enfiler des verres de vodka ou de Téquila, direct. Ça saoule bien et t’es pas gonflée»;
«Moi je préfère des alcools qui te frappent tout de suite, plutôt que de boire des verres et des verres et encore des verres de bière qui te donnent au bout d’un moment la gerbe, vraiment physiquement t’es un boulet, t’es plombé sur ta chaise 4 litres de bière dans le bide et qui en plus ne défoncent pas vraiment.»
Ces stratégies consommatoires sont très prisées par les jeunes qui voient dans ces choix «une rentabilité entre prix et défonce». Par exemple, la Téquila, notamment la Téquila frappée – alcool très prisé par tou-te-s les jeunes de notre recherche – permet de se saouler rapidement pour une moindre quantité de liquide absorbée et pour «un goût que tu sens pas trop parce que 1- le goût dure pas après avoir bu, enfin, il reste pas dans la bouche et 2- puisque tu bois cul sec ou avec du sel et citron ça passe tranquille».
Ce n’est pas le cas de tous les alcools puisque le goût doit être agréable ou tout au moins supportable. Différents stratagèmes sont alors mis en place comme par exemple certains mélanges qui permettent d’allier une haute teneur en alcool et un goût acidulé. L’essor des prémix, des alcopops mais surtout des cocktails réalisés par les jeunes eux/elles-mêmes en sont de bonnes illustrations. Certains de ces mélanges comme les Rikro ou les Ogiv 6, au vu de leur succès, sont devenus des consommations «autonomisées» c’est-à-dire reconnues non plus comme des cocktails ou des mélanges spécialement conçus pour «la défonce» mais «aussi» comme des boissons à part entière, légitimant en même temps leurs consommations comme de «vraies» consommations. Il en est de même pour le tabac.
Certain-e-s jeunes ont recours notamment lors de leur entrée en consommation tabagique aux cigarettes mentholées «pour cacher le mauvais goût de la clope». D’autres ont recours au chewing-gum notamment quand ils/elles sentent qu’ils/elles ont «trop» fumé pour enlever cette sensation de trop, associée dans les entretiens à des picotements et des sensations d’irritation dans la gorge et dans les poumons, et surtout pour pouvoir continuer la consommation en aseptisant autant que possible ces effets physiques négatifs.
«Ouais dans ces cas-là quand je sens le trop de clopes, c’est vraiment un truc un peu chiant parce que t’es pas bien physiquement mais en même temps, si t’es au milieu de la soirée, t’as pas envie d’arrêter la clope. Alors là moi, j’ai toujours des chewings avec moi et autrement j’essaie de trouver une boisson qui me donne l’impression d’enlever ces picotements, genre un truc très frais ou très fort.»
Ce «trop» ne correspond pas véritablement à une quantité précise puisque le nombre de cigarettes fumées est très variable d’une soirée à l’autre, d’une journée à l’autre, etc. Les aptitudes intériorisées pour évaluer son état d’alcoolisation ou sa consommation cannabique ou tabagique par exemple ne sont pas fixées et s’adaptent en fonction de la définition positive ou négative de l’ambiance, de l’atmosphère de la soirée ou de la rencontre.
«Et pareil pour ce que les gens appellent les bons et les mauvais effets. Des fois ça rend joyeux et avec le même produit et la même quantité tu vas ressentir l’extrême inverse le lendemain. C’est pas le produit et la quantité qui importent ici, c’est toi, comment, pourquoi et avec qui tu consommes. C’est ça qui fait la différence de tout.»
Il y a donc bien des espaces et des moments repérés socialement où les jeunes peuvent faire des abus, arrivent à modifier leurs capacités à faire et à attribuer du sens c’est-à-dire à pratiquer des formes de réappropriation. Les abus observés lors des soirées ne peuvent donc pas être caractérisés dans cette perspective par des quantités; il en est de même pour les notions d’ivresse, de «défonce», etc.
«C’est impossible de te dire, avec 5 verres ou 1 pet, je suis comme ça; avec 8 verres ou 2 lattes, je suis comme ça; avec 1 litre de blanc ou 3 pétards je suis comme ci. Non, c’est impossible parce que des fois je vais quasiment rien prendre et pourtant je vais me sentir foncedé 7 rapidement et d’autres fois, j’ai beau m’enquiller des verres et des verres, aligner pets sur pets et RIEN! Que dalle!»
Cette variabilité est d’ailleurs pleinement intégrée dans les scènes des soirées. Les jeunes rencontré-e-s nous ont précisé qu’à une quantité ne correspond pas un effet et un état d’ivresse avéré. Donc pour s’assurer de la validité du bien boire, il faut être malade. Être malade est l’ultime critère, la preuve, que l’on a bu au-delà de ses limites 8.
La perception du risque du point de vue des jeunes rencontré-e-s n’est pas liée à des données objectives et n’est donc pas catégorisable comme un objet constant et stable comme le supposent les rapports de santé publique en le sériant quasi-exclusivement à un risque sanitaire et/ou pénal.
La définition du risque est étroitement liée aux critères d’évaluation de chaque pratique. Par exemple, les fumeurs/euses fument en exprimant leur «état de conscience» des risques encourus 9. Ceci montre les limites d’une approche préventive par le produit et la rationalisation des risques qui leur sont associés 10.
La connaissance de la dangerosité liée aux produits n’en limite pas leur consommation. Les significations des consommations trouvent leur essence dans un registre plus intimiste et sont liées à des types de constructions sociales endogènes. Et c’est bien dans cette sphère des rapports symboliques que sont pensés les risques définis par les jeunes que nous avons rencontré-e-s. Nous pouvons proposer un premier type de risque perçu et exprimé dans les entretiens, par l’ensemble des jeunes rencontré-e-s, en amont de leurs consommations toxiques. Ce premier type de risque explicite ensuite les multiples formes des risques plus directement affectées aux pratiques alcoolo-toxico-tabagiques en fonction de ce qu’ils/elles recherchent comme effets. Le risque verbalisé par l’ensemble des jeunes est le risque concernant leur avenir c’est-à-dire le risque de ne pas y arriver, de ne pas maîtriser leur histoire. Que l’on soit bon-ne ou mauvais-e élève, fille ou garçon, les jeunes semblent tou-te-s en fonction de différents critères être dans un rapport d’incertitude quant à leur présent et à leur futur. L’avenir, dans cette perspective, constitue alors un risque réel.
Un des éléments centraux de notre analyse des pratiques alcoolo-toxico-tabagiques a été la mise en lien entre les différentes significations attribuées aux consommations de toxiques et les rapports aux temps des jeunes interrogé-e-s. Ces divers rapports aux temps se retrouvent dans les effets recherchés durant le temps des consommations que nous avons défini par le concept de temps à-côté.
Une des principales caractéristiques de ce temps est qu’il invite à une dimension temporelle exclusivement centrée sur le présent. Dans le temps à-côté, c’est-à-dire dans le temps des consommations, par des recours divers, les lendemains n’existent pas/plus et les répercussions potentielles des actes effectués dans ce temps ne peuvent avoir lieu. Ce temps atypique, de décompression des rythmes et des injonctions sociales du quotidien, devient pour certain-e-s un entre-deux spatio-temporel où l’on peut tester d’autres modes de rapports aux autres, où l’on peut s’essayer à être quelqu’un d’autre en se créant des personnages ou au contraire en faisant «tomber le masque».
La pression et les difficultés ressenties dans les temps sociaux collectifs imposés se compensent alors de différentes manières par cette création du temps à-côté dans les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques qui permettent de dépasser et de supporter les risques associés au quotidien. Pour le coup ici, les risques ne sont pas, du point de vue des jeunes, générés par les consommations, au contraire. Les risques liés aux temps collectifs quotidiens sont atténués et occultés dans et par les consommations toxiques; c’est l’inversion de la définition de ce qui fait «le» risque et de ce qui est perçu comme tel. Ce sont les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques qui permettent d’inverser la scène quotidienne, d’occulter les difficultés et de mettre entre parenthèses les pressions des temps collectifs.
Cela nous amène à la seconde forme de risques observés et générés directement par les consommations: le risque de ne pas pouvoir entrer en soirée. Ne pas pouvoir entrer en soirée, ne pas réussir à accéder aux formes d’effets recherchés et attendus c’est-à-dire être avec les autres, pour faire, pour dire et pour jouer, là est le risque réel de leur point de vue. Consommer est un palliatif efficace à ce risque. Avec ces consommations, quoi que fassent les jeunes, les risques pour soi dans ces formes du paraître et de la reconnaissance, les formes les plus importantes selon les jeunes pour «faire sa place», sont occultés et neutralisés. Les pratiques alcoolo-toxico-tabagiques seraient donc comme un antidote aux risques qu’il y a à faire et à dire et plus généralement à être. Les risques de «mal-faire», «mal-dire», «mal-être» se justifient et trouvent une résonance, une excuse dans le produit et dans l’état généré par le produit comme dédouanement 11. Ces pratiques permettent d’effacer, d’oublier, de renverser ses craintes et les risques associés à certaines situations qui dans ces configurations n’en sont plus: elles deviennent même des pratiques «anti-risques» dans ces scènes de rencontres entre pairs. Le risque principal correspond en l’occurrence au fait de passer à côté des formes aidantes repérées par les consommateurs/rices stabilisé-e-s dans les trajectoires des différents produits: le/la jeune a peur de ne plus être capable d’être en soirée et de répondre aux attentes des autres ou des rôles qu’il/elle s’est construit-e à travers la consommation ou les consommations selon les moments des rencontres. Il y a donc un véritable risque dans l’absence d’effets et du non-recours à ces utilités sociales connues et reconnues à travers les expériences antérieures.
Une autre forme de risque dans un registre «sanitaire atypique», aux antipodes du discours de la prévention, mais pourtant bien réelle, a été formalisée dans nos recherches. Deux exemples marquants peuvent illustrer ce type de risques qui ne sont pas sans lien avec les formes de réappropriation des effets abordées auparavant.
La définition du risque lié au tabac ou à l’alcool se situe parfois dans des espaces imaginaires et symboliques extraordinaires, en tous les cas, rarement appréhendés et conçus de la sorte dans les travaux de santé publique. En effet, pour certain-e-s jeunes, le rapport au risque tabagique s’établit en fonction de la couleur dominante du paquet de cigarettes. Quelques-uns/unes ont affirmé fumer uniquement des cigarettes «bleues» car selon eux/elles, c’est comme fumer de l’air, le ciel, la légèreté, donc ce n’est pas dangereux contrairement au rouge ou au marron qui rappelle le feu, la nicotine sur les poumons, la douleur, la maladie 12. Ou encore dans les propos de Christophe qui nous explique boire uniquement des alcools forts «blancs-transparents», puisqu’il associe ce type d’alcool à une forme de «pureté […] comme l’alcool à 90°, comme le produit blanc-transparent de mes lentilles, comme le blanc-transparent […], comme l’eau, comme la pluie, […] des liquides naturels et qui soignent».
Ces définitions des risques selon les jeunes sont donc bien loin des rationalisations épidémiologiques que l’on retrouve dans le discours préventif. Pourtant aussi irrationnel que cela puisse paraître, il s’agit de «leur» vérité, de leurs rapports à «leurs» consommations et à «leurs» effets.
On remarque donc une confrontation de deux perspectives d’appréhension de ces consommations générant deux types d’indicateurs et de postures différenciées: l’une axée sur des rapports médicalisés/objectivés et l’autre sur des rapports symboliques/subjectifs.
Pour résumer, on constate donc, d’un côté, une approche de ces consommations établie sur des risques rationnels à projeter et à prévenir souvent sur le long terme («avoir un cancer du poumon dans 10, 15, 20 ou 30 ans»), focalisée sur les produits et sur des effets-types, et pensée en fonction de normes médicalisées. De l’autre côté, les discours et les ressentis des jeunes se situent à l’extrême inverse de ces postulats. Les jeunes consommateurs/rices définissent leurs pratiques alcoolo-toxico-tabagiques autour d’intérêts et de valeurs sociales extrêmement variables, le plus souvent construits à travers des vécus subjectifs parfois «ré-enchantés» via des croyances imaginaires, dans les rapports sociaux élémentaires des groupes de pairs, et plus généralement des scènes de rencontre qui sont les leurs, hic et nunc.
Ces quelques constats interrogent résolument aujourd’hui les manières d’appréhender et de «prévenir» les consommations de drogues.