avril 2003
David Le Breton (Université Marc Bloch)
Pour une majorité de jeunes, le goût de vivre et l’intégration sociale ne soulèvent guère de soucis. Certes, la jeunesse n’est pas une, elle est multiple à l’image de la population adulte. Il n’y a pas d’archétype en ce domaine mais surtout des jeunes marqués par leur appartenance sexuelle, de classe, leur lieu de vie, leur origine culturelle, leurs convictions religieuses, celles de leurs parents, leur histoire personnelle, la situation relationnelle dans laquelle ils se situent. Aucun jeune ne ressemble à un autre, mais pourtant dans les circonstances sociales qui sont les nôtres aujourd’hui nombre de traits les réunissent.
Dans nos sociétés contemporaines, l’adolescence indique un temps de métamorphose, le moment d’une entrée délicate dans un âge d’homme ou de femme dont les contours sont loin encore de s’annoncer avec précision. L’effacement des limites qui devient la marque de nos sociétés à tous égards, se perçoit dans la difficulté de lui fixer un âge. On trouve maintenant les comportements traditionnellement associés à l’adolescence à 11-12 ans: l’indépendance, les relations amoureuses, une culture, etc. Mais on parle également de post-adolescence pour évoquer des jeunes de 25-30 ans qui ne sont pas réellement entrés dans la vie active, vivent toujours chez leurs parents. Une longue ligne de turbulence sépare de l’âge d’homme ou de femme. Le terme «entrée dans la vie», qui désignait il y a encore une dizaine d’années l’accès aux responsabilités adultes, est devenu obsolète. La puberté qui marquait autrefois l’adolescence de son sceau n’est désormais qu’un moment du passage, elle n’est plus l’indice du passage à l’âge d’homme.
Aucune scansion symbolique, aucun rite, aucune marque ne distingue le franchissement du passage: les premières relations sexuelles, les rencontres amoureuses ont perdu leur valeur d’arrachement à l’enfance tant elles sont banalisées et le plus souvent précaires. Les diplômes ne préludent plus à l’entrée dans un univers professionnel. Le service militaire a disparu, le mariage ou le premier enfant tendent à devenir des épisodes de l’existence bien plus que des événements marquants. Le passage devient interminable et souvent douloureux.
La relation à soi est marquée d’étrangeté et de doute, la difficulté à élaborer le monde qui vient, à commencer par son propre corps dont les bouleversements le troublent, suscite un sentiment de menace. Le jeune est parfois dans la peur de ne pas être «normal», de déroger aux attentes des autres, de ne pas être à la hauteur. Cette zone de turbulence qui accompagne la sexualisation est difficile à vivre, elle soulève les grandes questions anthropologiques sur l’identité, le sens de la vie, etc. La quête malaisée de ses propres désirs qui ne sont plus nécessairement ceux des parents amène parfois le désinvestissement d’activités autrefois appréciées.
La jeunesse occidentale est un temps de marge, une période de tâtonnements propices à l’expérimentation des rôles, à l’exploration de l’environnement, à la recherche des limites entre soi et les autres, soi et le monde; elle est une quête intime de sens et de valeurs. Les fondations d’une identité sexuelle s’établissent et transforment la tonalité des relations aux autres. La distribution tacite des droits et des devoirs se modifie. L’entrée dans la vie est un moment d’épreuve et de renoncement au cours duquel le jeune forge son avancée délicate vers l’âge d’homme malgré la sinuosité du chemin. Lors de l’adolescence se réalisent la symbolisation du fait d’exister et l’entrée active, au titre de partenaire à part entière, dans une société où il est possible d’éprouver en soi le goût de vivre.
Le jeune et ses parents renoncent à des rôles périmés même s’ils avaient l’avantage d’être sécurisants. L’espace affectif du groupe familial est alors en plein remaniement, non sans résistance éventuelle de part et d’autre. La situation génère conflits, anxiété, dépression, etc. Le jeune gagne en autonomie. Il affronte la crainte relative du lendemain et ses parents font le deuil de l’enfant dont ils ont longtemps organisé l’existence. Si les transformations physiques de la puberté se réalisent dans un contexte relationnel où le jeune se sent seul, sans interlocuteur, s’il se sent mal aimé, insignifiant, il risque de vivre douloureusement cette expérience. Les jalons de sens que dispense une famille où il se sent inclus, la présence affective des autres à son côté, lui permettent d’apprivoiser ce moment difficile de métamorphose corporelle et d’annonce de nouvelles responsabilités qu’il appréhende, certes, mais sans excès d’inquiétude.
Plus que jamais, les parents doivent exercer une fonction de contenance, de limites, c’est-à-dire octroyer au jeune le sentiment de la valeur de son existence et de leur présence ferme et aimante à ses côtés. Mais la synthèse des différentes possibilités personnelles est difficile si le jeune ne dispose pas à son entour d’interlocuteurs fiables et légitimes à ses yeux, lui permettant de jalonner le temps de manière désirable et surtout de trouver auprès d’eux l’assurance qui lui fait défaut à certain moment. Le manque d’étayage le force à se débattre physiquement contre le monde dans une recherche de limites pour pouvoir enfin se situer, prendre ses marques, savoir qui il est. La confusion l’emporte alors, la seule jouissance de l’instant prime sans projection de soi dans la durée. Pour échapper aux affects puissants qui le taraudent, il se jette contre le monde dans une quête de contenant ou, à l’inverse, il s’isole dans une tentative d’échapper au vide. Nous rencontrons alors les conduites à risque 1.
Les frontières des générations s’effacent ou se renversent. La fonction d’autorité déserte nos sociétés. La tâche des aînés est d’aider les jeunes à se construire, ne serait-ce qu’à rappeler une limite qui leur permette de se poser en s’opposant. D’où la révolte contre le père; d’où la fonction œdipienne qui permettait au jeune d’entrer dans un rapport physique et structurant au monde. Cette fonction est aujourd’hui défaillante à plus d’un titre. Les aînés s’efforcent de se donner une image «jeune» qui bouleverse les rapports de génération et prive les jeunes de repères durables et forts dans leur rapport aux autres et au monde. L’autorité familiale est désormais diluée, souvent les décisions sont prises ensemble, sous forme d’une négociation permanente. La famille est devenue contractuelle, parfois par défaut, par absence réelle ou symbolique des parents. Elle rassemble un groupe de pairs, mais sans père justement, ni de mère incarnant une figure d’autorité, en un mot sans aînés pour indiquer ou jalonner le chemin à suivre autrement qu’à travers l’offrande renouvelée des biens de consommation. Le discours des adultes tend à présenter le tempérament du jeune comme un destin sur lequel il est impossible d’agir. «Il n’aime pas…» est un constat sans issue; le sens de l’éducation, le fait de se poser en aîné avec une responsabilité envers les jeunes générations est résolument absent du sentiment des adultes. Parfois, c’est même l’enfant qui dicte sa loi dans une famille soucieuse de garder le contact et de ne pas l’indisposer. Passage alors de l’enfant-roi à l’enfant-tyran à qui rien n’est refusé. Les parents veulent devenir les copains de leurs enfants, et non plus leurs parents avec la responsabilité que cela implique, notamment celle de poser des limites à leur toute-puissance, de les inscrire à l’intérieur du lien social. Aujourd’hui, à l’inverse, bien des pères ou des mères prennent leurs enfants pour modèles, les empêchant de pouvoir s’identifier à eux. Il est significatif à cet égard que de nombreux jeunes disent après leur premier piercing ou tatouage, qu’ils se sont «réapproprié» leur corps, comme si quelqu’un le leur avait subtilisé. La volonté est claire, même si elle échappe à toute lucidité, de ne devoir qu’à soi, de signer son corps comme ne devant rien aux parents. Fantasme de s’autogénérer, de ne devoir sa naissance qu’à soi-même.
Les parents sont résignés et peinent souvent à reconnaître leurs enfants dans ces adolescents qui se ressemblent tous mais ne ressemblent plus à rien de ce qu’ils peuvent concevoir. Le contraste entre les références existentielles des parents et celles de la modernité avec lesquelles justement l’adolescent est confronté est devenu saisissant. Le désarroi des parents tient dans la difficulté de trouver prise sur un monde en perpétuel changement dont ils ne comprennent plus tout à fait les règles du jeu. Parents et enfants vivent dans des univers de sens profondément différents. Vingt ans d’écart entre deux individus est une différence aujourd’hui considérable en termes d’expériences personnelles. Certes, elle n’est pas une fatalité, elle peut à l’inverse être source d’échanges, de confrontations, de débats intenses entre le jeune et ceux qui l’entourent. Mais de nombreux parents désorientés ne savent plus comment y faire face.
Ce brouillage des repères de générations rend plus difficile pour les plus jeunes l’élaboration de leur identité propre. Les nouvelles technologies sont investies avec engouement par les jeunes au contraire d’une relative indifférence des aînés; elles leur procurent le sentiment d’en savoir bien davantage. Les prodiges de l’informatique sont étonnamment précoces. Le «jeunisme» est cette promotion mercantile et démagogique de la jeunesse qui s’impose néanmoins comme une donnée de l’ambiance culturelle de nos sociétés contemporaines. Elle se paie de la souffrance diffuse de jeunes qui ne savent plus vers qui se tourner, qui n’ont plus d’autorité suffisante autour d’eux pour pouvoir se construire. L’opposition leur manque pour découvrir que le lien social est fait d’innombrables limites, mais que celles-ci sont aussi l’exercice d’une souveraineté personnelle, qu’elles permettent d’exister à l’intérieur du monde: on ne peut pas être tout, on ne peut pas vivre tout, on ne peut se constituer que dans un cadre symbolique, un cadre de valeurs.
Les Québecois parlent de «génération Tefal 2» pour désigner ces jeunes que rien ne retient, qui se s’attachent à rien, vivent en permanence dans le jetable et le zapping à tous les niveaux de leur existence, réticents au moindre effort et qu’il faut sans cesse séduire en leur faisant plaisir. Rapport au monde de consommateurs comblés et sans état d’âme. Hédonisme de l’instant étayé par l’ambiance dans laquelle ils baignent. La moindre frustration est insupportable, la moindre attente. Le plaisir immédiat leur est une morale de l’évidence. La jeunesse est devenue un mot d’ordre économique. Son conformisme tranche avec les générations antérieures. Elle est une cible permanente et consentante de la publicité. Son consumérisme passionné en fait une manne pour l’industrie informatique, les producteurs de jeux vidéo, de CD, de portables, etc. La démarcation de soi, qui demeure une problématique essentielle de l’adolescence, induit une fascination de la mise en scène de soi, mais elle reste totalement au sein du système, en le caricaturant même à son plus grand profit, notamment à travers le souci de porter des vêtements, des chaussures de marque, voire même d’y subordonner l’achat des cartables, des cahiers, des crayons, etc. Par ailleurs, l’engouement pour les modifications corporelles s’inscrit dans le même registre de se positionner au sein du monde à travers des signes d’identité arborés à même le corps 3. Ce ne sont plus les qualités personnelles qui l’emportent mais une simple sagacité de choix parmi les offres du marché.
La musique est devenue pour beaucoup une référence fondamentale, leur entrée privilégiée dans le monde pour leurs loisirs et leurs discussions. Elle est partout comme ambiance: dans les cafés, les jeux vidéos, les portables, les radios, la télévision, facilitée par le gravage des CD ou le stockage des chansons sur des lecteurs de petite taille. Le casque audio est souvent de mise, même dans l’espace public, pour s’isoler de toute influence extérieure, se replier en soi, non en une intériorité qui semble justement intolérable, mais dans un univers intime encore sous l’égide de la technique et de la consommation. Leur connaissance des succès ou des déboires des différents chanteurs ou groupes, de leurs tatouages ou piercings, est sidérante. La télévision est une autre matrice essentielle du rapport au monde. En France, 36,5% des 11-14 ans et 40,46% des 15-17 ans, ont leur récepteur personnel 4. Le cinéma s’aligne de plus en plus sous le label des Teen Pictures (des films spécialement conçus pour les adolescents sous une forme marketing pour qu’ils ne relâchent pas leur attention). Cet esprit tend à gagner le cinéma américain tout entier. Certains «produits» cinématographiques sont accompagnés d’un formidable matraquage publicitaire et commercial à travers une multitude d’objets annexes, de musiques, d’images, etc. Là aussi, nous sommes dans une culture du provisoire, de la satisfaction immédiate, d’une obsolescence assumée mais qui les éloigne du sentiment de la durée. La culture du temps, chez les adolescents, est celle de l’immédiat, de la vitesse, elle n’est plus de l’ordre de la projection dans la durée.
Cet engouement pour la consommation, et l’éclatement actuel des systèmes symboliques, rendent difficile la transmission aux jeunes générations des repères susceptibles de fonder culturellement et socialement le sentiment personnel de sa valeur propre d’individu. Le passage propice et incontestable vers l’âge d’homme n’est pas octroyé d’emblée par la naissance et le fait de grandir. Nulle évidence sociale ne vient garantir au jeune, à ce moment de son histoire individuelle, que son existence a une signification et une valeur. Sa liberté est entière n’étant plus bornée par des impératifs sociaux rigoureux, nous ne sommes plus une société d’héritiers. Les chemins d’existence ne sont plus tout tracés, aucun lendemain qui chante n’est plus promis par une quelconque idéologie. Le consumérisme est la seule révérence. L’initiative revient au jeune, il est libre pour une part d’agir à sa guise puisqu’il n’est plus soumis à une tradition, à une autorité. Il lui incombe de trouver par lui-même une source de sens susceptible d’irriguer sa vie. La jeunesse est alors virtuellement un temps de découverte et de liberté, d’expérimentation de soi, de formation personnelle où tout est possible. Les seules autorités sont celles que le jeune se choisit, nul ne vient lui dicter sa conduite de manière autoritaire. Mais, parallèlement, la chance est mesurée par la nécessité intérieure de disposer de la boussole qui oriente le chemin et le rend moins âpre. La soif d’autonomie est entravée par les doutes qui traversent le jeune quant à ses capacités à en assumer la responsabilité.
A ce manque de lignes directrices de nos sociétés s’ajoute le relâchement des liens familiaux, leur éclatement géographique, les fratries réduites, la précarité croissante de la relation matrimoniale. La famille nucléaire est la voie majeure de socialisation des jeunes et, en tant que premier contenant, elle n’est pas toujours suffisamment solide, dans ce contexte de crise du lien social, pour fonctionner comme régulatrice de l’entrée progressive dans la vie. Les pathologies de l’adolescence montrent des familles dissociées ou conflictuelles, plus passives que réellement actrices de leurs conditions d’existence et qui échouent à jalonner la marche du jeune vers une autonomie raisonnable tenant compte de ses capacités et de ses désirs. Ces familles en difficulté manquent à leur fonction sociologique d’ouvrir l’enfant au monde qui les entoure et à leur fonction anthropologique de susciter le goût de vivre. L’indifférence ou le sentiment d’être dépassé ressenti par les familles, la liberté parfois sans limite qu’elles laissent à leurs enfants sont des attitudes nocives en ce qu’elles n’autorisent aucun espace d’échange, aucune donnée de sens entre elles et le jeune. Nombre de mineurs impliqués dans des faits divers sont totalement livrés à eux-mêmes dans la vie courante. La mésentente, la séparation, le divorce, les violences à l’intérieur des familles fragilisent l’enfant dans ses ressources de négociation avec les autres et l’empêchent de trouver sa place entre soi et les autres. Confronté à une absence de limites, le jeune est saisi dans une fuite en avant que seul arrête parfois le heurt brutal avec le monde. De manière assez convergente, les conduites à risque montrent des adolescents ou des jeunes dont les familles sont recomposées ou monoparentales et dont la figure paternelle est absente ou inconsistante (ou dont ils sont mal aimés). L’enquête de l’INSERM de 1998 sur les adolescents (14-21 ans) pris en charge par la Protection Judiciaire de la Jeunesse 5 montre que, sur cette population, 47% des garçons et 62% des filles sont issus de familles dissociées (par divorce ou décès), 26% des garçons et 40% des filles ont un père inactif, 43% des garçons et 69% des filles portent un jugement négatif sur leur vie de famille.
L’enquête Baromètre santé jeunes 1997-1998 6, menée en France sur un vaste échantillon, montre que la qualité de vie des jeunes est généralement favorable s’ils vivent avec leurs parents de naissance (ou adoptifs), mais qu’elle décroît s’agissant de familles monoparentales ou recomposées. Il n’en reste pas moins, en effet, que même dans certaines familles l’enfant n’est pas perçu comme sujet à part entière, reconnu à la fois dans sa proximité et son altérité, mais plutôt comme objet, figé dans une représentation mentale qui ne le laisse pas s’assurer de sa différence et de sa valeur propre. La défaillance de la fonction paternelle est alors courante. Le père ou son tenant-lieu est au mieux un bon copain, s’il n’est tout à fait absent, mais il est incapable de se positionner en aîné et en éducateur. En contre-point, si la mère exerce un amour envahissant, elle impose à l’enfant des épreuves personnelles comme l’anorexie, l’acte suicidaire ou la fugue pour rompre le cordon ombilical symbolique et accéder à sa propre existence. Le jeune est simultanément en quête d’indépendance et de réassurance à l’égard des autres cherchant à la fois leur tutelle et l’autonomie, il expérimente pour le meilleur et pour le pire son statut de sujet, sa singularité personnelle, joue avec les interdits sociaux, teste sa place au sein d’un monde où il ne se reconnaît pas encore tout à fait. Il inscrit son expérience dans l’ambiguïté, ou plutôt dans l’ambivalence, il est insaisissable pour les autres mais aussi pour lui-même. La question des limites symboliques dans la relation aux autres et au monde est fondamentale pour le jeune, d’autant plus s’il en a manqué dans son enfance, car celles-ci lui permettent de se situer en tant que partenaire actif au sein du lien social, dans la mutualité des relations. Il sait ce qu’il peut attendre des autres et ce que les autres peuvent attendre de lui. Il témoigne alors d’une réflexivité, c’est-à-dire d’une analyse des situations ou des systèmes d’attente où il s’insère. Sa reconnaissance des autres est une garantie de la reconnaissance des autres à son égard. Il éprouve le sentiment de sa nécessité personnelle, de la valeur et du sens de sa vie. Porté par ce sentiment de confiance envers le monde, soutenu par le goût de vivre, il est préservé de devoir mettre en jeu son existence pour savoir si la vie vaut ou non la peine d’être vécue.