juin 2013
Pascal Gache, (Médecin alcoologue/addictologue)
L’affaire baclofène commence dans un appartement parisien au début des années 2000. Il n’y a qu’un seul protagoniste, Olivier Ameisen. Revenu des Etats-Unis où il exerçait comme cardiologue, il n’a plus de travail et cherche désespérément une issue à un alcoolisme doublé d’une anxiété sévérissime qui l’empêchent quasiment de sortir de chez lui.
Olivier Ameisen peut regarder sa vie professionnelle avec amertume. Rongé par l’alcool et l’anxiété, il a dû se résoudre à abandonner son métier de médecin avant une faute qu’il craignait par-dessus tout. Aux Etats-Unis, il a beaucoup, vraiment beaucoup, essayé de se libérer de cette dépendance mais il a rechuté après chaque tentative, l’arrêt de l’alcool se révélant à chaque fois une torture aussi douloureuse que la dépendance elle-même, et ce malgré les milliers de réunions des Alcooliques Anonymes auxquelles il a assisté avec courage et ténacité, malgré des psychothérapies impliquant toutes les écoles de pensée, malgré des médicaments, malgré de l’aide de proches, malgré…
Heureusement, il peut continuer de lire des articles scientifiques traitant de l’alcoolisme, ce qu’il fait quotidiennement à la recherche d’une solution. Car il a vraiment tout tenté, en tout cas tout ce qu’on savait faire pour enrayer l’alcoolisme. Incidemment, on lui fait part d’un article du New York Times dans lequel il est question d’un homme paraplégique et cocaïnomane qui a fortement diminué sa consommation de cocaïne depuis qu’il prend du baclofène pour lutter contre des contractures musculaires (spasticité) liées à sa paraplégie. Ameisen court chercher dans les revues scientifiques ce qu’on dit du baclofène et il trouve des choses passionnantes. Les effets du baclofène sur l’anxiété et les dépendances sont connus et décrits depuis 1993 par un certain Krupitsky, chercheur ukrainien qui évalue surtout le pouvoir anxiolytique du médicament 1. Ce papier, comme beaucoup d’autres sur le baclofène, n’intéressera personne ou presque. Plus tard, une équipe italienne fera de nombreux travaux sur le baclofène, ils seront quasiment les seuls pendant une décennie 2 3 4. Ameisen lit un article de Colombo qui démontre que les rats alcoolo-préférants (animaux génétiquement modifiés pour boire plus volontiers de l’alcool que de l’eau) se mettent à ne boire que de l’eau si on leur administre une dose suffisamment élevée de baclofène (3 mg/kg). Dès cette dose, l’alcool ne les intéresse plus mais si vous leur administrez à nouveau du placebo, ils retournent à l’alcool comme leurs gènes le leur indiquent 5. Cette démonstration animale avait été faite quelques années plus tôt chez le rat cocaïno-préférant, la dose de suppression de prise de cocaïne était de 5 mg/kg 6.
Fort de cette découverte, Ameisen fait un premier essai de prise de baclofène, en s’étant renseigné auparavant auprès de neurologues prescripteurs de baclofène, car ce médicament leur est bien connu depuis 1974. Non qu’ils traitent des patients alcooliques mais qu’ils utilisent pour soulager et améliorer le confort de leurs patients souffrant de spasticité, ces contractures musculaires invalidantes apparaissant chez bon nombre de personnes atteintes de maladies neurologiques telles que la sclérose en plaques par exemple. Il faut dire que la dose théorique à laquelle se prépare Ameisen a de quoi effrayer puisqu’elle représente entre 3 et 4 fois les doses habituellement prescrites en neurologie. Bien sûr, les neurologues lui ont dit que dans certains cas de spasticité rebelle, ils n’hésitent pas à prescrire plus, mais ce n’est pas l’ordinaire. Ameisen n’a rien à perdre, hanté par une obsession de boire quasi permanente, il est prêt à s’auto-administrer le médicament. Pour ce premier essai, il augmente progressivement la dose et atteint 180 mg/j. Il se sent mieux, moins anxieux mais l’envie de boire demeure… échec. Quelques semaines plus tard, il fait une nouvelle tentative, ce sera la bonne. Sevré d’alcool, il reprend du baclofène, bien décidé cette fois à trouver la dose qui le libérera de son craving, cette pensée obsédante de boire ou de résister à l’envie de boire. A 270 mg/j soit 3,4 mg/kg, il fait une expérience curieuse dans un bar, il regarde des bouteilles de whisky, un de ses alcools préférés, et contrairement à ce qu’il a mille fois vécu, cette vision de dives bouteilles alignées ne le traumatise pas, son cerveau les traite comme des objets sans intérêt particulier. Ameisen est incrédule. Il continue de regarder les objets de son calvaire, leur pouvoir maléfique a disparu. Indifférent, ce sera le mot qu’il emploiera pour décrire cette situation nouvelle dans laquelle la préoccupation de boire ou de s’abstenir de boire a disparu. Ameisen se dit qu’il a trouvé ce qu’il cherchait depuis si longtemps et surtout qu’il a trouvé ce à quoi personne ne croyait : ne pas boire sans être obsédé par l’idée de boire. Indifférence.
Ameisen constate, on est en 2004, que ce confort obtenu, cette indifférence, persiste au long des mois. Il décide de publier son expérience. Son article est mis en ligne fin 2004 et paraît dans Alcohol and Alcoholism en janvier 2005 7. Ameisen pense qu’il va recevoir des centaines de mails de personnes intéressées par cette découverte. Rien, ou presque, ne se passe. Indifférence totale du monde de l’alcoologie. Il faut dire que si la revue Alcohol and Alcoholism est une très bonne revue d’alcoologie, son public fait de chercheurs et de cliniciens est assez clairsemé.
Ameisen, libéré de son alcoolisme, va entrer en croisade car il pense qu’il a fait une découverte majeure : se libérer de l’enfer de la dépendance sans faire un effort intense et prolongé comme le requièrent les traitements habituels. Pour se faire entendre, il va multiplier les contacts en France et à l’étranger pour faire valoir son hypothèse : « il faut supprimer le craving des alcooliques, le réduire est insuffisant. Le baclofène est le seul à pouvoir faire cela, j’en suis la preuve. » Il s’adresse à plusieurs professeurs français en leur demandant de faire une étude en bonne et due forme afin de confirmer son hypothèse. On le reçoit poliment, on lui dit « c’est formidable », mais personne ne s’intéresse vraiment à son idée. Indifférence. D’autant que l’industrie pharmaceutique n’est pas intéressée au développement d’un médicament dont la licence de commercialisation est dans le domaine public. Quel laboratoire voudrait investir quelques millions de francs, de dollars ou d’euros dans une molécule dont la commercialisation appartient à celui qui s’y intéresse. Indifférence totale de l’industrie pharmaceutique.
Devant ce qu’il considère comme un déni de sciences, Ameisen se décide à écrire un livre « grand public » pour faire savoir ce qu’il a découvert 8. Entre-temps l’auteur de ces lignes aura invité Ameisen à deux reprises aux Hôpitaux Universitaires de Genève et commencé de prescrire le baclofène à hautes doses, selon le protocole Ameisen, dès mai 2006. Le livre paru en octobre 2008 est un succès immédiat. Des centaines de patients alcooliques se précipitent pour l’acheter, le lisent et courent chez leurs médecins pour demander la prescription salvatrice. Dans 99 % des cas, ils se voient refuser celle-ci. Traitement inconnu, indication non répertoriée, doses trop élevées… Seuls quelques fantassins tentent l’aventure et décident de braver la frilosité générale. Ils seront rapidement submergés par les demandes de traitement et décideront que les risques pris par cette prescription sont largement compensés par les premiers résultats spectaculaires qu’ils enregistrent rapidement.
Parallèlement les médias s’emballent, tous les journaux français mais aussi étrangers s’intéressent à l’affaire baclofène. Les passions se déchaînent entre ceux qui « y croient » et ceux qui pensent qu’on leur a déjà fait le coup du médicament « miracle ». Les sociétés savantes donnent leur avis, plutôt négatif, et enjoignent les éventuels prescripteurs à se retenir et à en rester aux prescriptions d’usage.
D’où vient cette réticence ? Pour la réponse, personne n’est d’accord. Sans doute et comme toujours en pareil cas, les explications sont multiples.
Tout d’abord, la crainte des effets indésirables du baclofène donné à hautes doses. On connaît bien le baclofène, son profil pharmacologique est parfaitement circonscrit depuis les presque 40 ans qu’il est prescrit. Mais, aux doses proposées, ces effets seront-ils les mêmes ? Ne va-t-on pas exposer les patients à un remède pire que le mal ? Car la liste des effets indésirables du baclofène est longue : certains sont mineurs mais gênants pour la vie quotidienne comme la somnolence, la fatigue musculaire, les vertiges, les crampes musculaires, les troubles du sommeil, les douleurs abdominales. D’autres, sont plus sévères comme l’accès maniaque, la dépression, le syndrome confusionnel, la crise d’épilepsie. Ces effets indésirables sont réversibles à l’arrêt du traitement ou tout au moins à la réduction de la dose. Mais ils peuvent évidemment entraver le bon déroulement du traitement. Devant cette liste d’effets indésirables potentiels, les médecins ont peur. Et pourtant l’alcoolisme est une maladie potentiellement mortelle. Les autres raisons de la frilosité sont liées au manque de preuves formelles d’efficacité. On ne peut conclure à partir d’un cas. Ce qui était infiniment vrai à l’époque de la parution du livre mais l’est beaucoup moins aujourd’hui après la publication de plusieurs études et surtout les témoignages très nombreux de patients « guéris » par le baclofène. Enfin, on ne peut exclure des conflits d’intérêts de certains alcoologues réputés. Mais ce ne sont pas tant les conflits d’intérêt financiers qu’on peut imaginer, mais plutôt des conflits liés à l’origine de la découverte, à la personnalité de celui qui a cherché à la faire valoir et qui n’a pas hésité à invectiver tel ou tel pour les obliger à se positionner et au chambardement conceptuel initié par ce médicament. Car l’irruption du baclofène dans le champ alcoologique a bousculé avec force le concept d’abstinence qui prévalait jusque-là. Si l’abstinence était une obligation pour l’écrasante majorité des patients alcoolodépendants, cette abstinence était pour la plupart des patients subie et non choisie. Cette contrainte vécue souvent de façon très négative dans une société où l’alcool est presque partout est à l’origine de nombreuses rechutes et de violentes désillusions des patients convaincus qu’après plusieurs mois voire années d’abstinence, ils pourraient reboire un peu sans déclencher à nouveau les phénomènes de dépendance. Le baclofène prend ce dogme à contrepied car il permet, pour ceux qui le veulent, de boire un peu sans renouer avec les affres du craving, cette envie irrépressible de consommer de l’alcool qui détériore si considérablement la qualité de vie des patients qui s’arrêtent de boire.
Ainsi l’affaire continue entre émissions de télévision, interviews et accusations diverses. On moque les « excités du baclofène » autant que les « vendus à l’industrie pharmaceutique », mais le baclofène poursuit sa route grâce à ses résultats qui se diffusent sur la toile.
En 2010, paraît une première étude ouverte (c’est-à-dire sans groupe comparatif) qui donne des résultats encourageants et prometteurs 9. On y apprend par ses auteurs que la dose moyenne reçue par les patients est de 150 mg/j. Cette dose est indépendante du poids et plus probablement dépendante de la quantité d’alcool bue avant le traitement. On y découvre les principaux effets indésirables liés à cette prescription à haute dose. Ils sont ceux qu’on attendait avec une fréquence relativement élevée. Ils s’atténuent avec le temps et disparaissent en cas d’interruption du traitement. Ces effets indésirables sont plus ou moins bien supportés par les patients, certains s’en accommodent, d’autres préfèrent arrêter le traitement, trop gênés par ceux-ci. Enfin, on constate avec enthousiasme que les patients demandeurs de ce traitement s’en sortent plutôt bien après trois mois de traitement. Deux tiers d’entre eux vont mieux ou beaucoup mieux. Deux autres publications vont venir corroborer cette première étude. L’une confirme les chiffres d’amélioration, l’autre que les résultats se maintiennent lorsqu’on suit les patients deux ans. Cette dernière étude démontre que les effets du baclofène perdurent dans le temps, ce qui est très nouveau en matière de traitement de l’alcoolodépendance 10 11.
2010 est également l’année où un groupe de soignants, de patients et de proches décide de créer une association de promotion du traitement de l’alcoolisme par le baclofène. Cette association du nom de AUBES (Association des Usagers du Baclofène Et Sympathisants) a pour mission de faire connaître le traitement, de diffuser des noms de médecins prescripteurs et encore de faire pression sur les médias et les décideurs politiques (www.baclofene.fr). Elle a ouvert un forum pour les patients et le public ainsi qu’un forum pour les médecins. Une autre association de patients a également vu le jour quelque temps plus tard (www.baclofène.com).
En 2012 et en 2013 deux études randomisées en double aveugle (le nec plus ultra sur le plan méthodologique) ont commencé. Les premiers résultats seront accessibles en mai 2014. D’ici là de plus en plus de patients auront pris du baclofène, la plupart avec succès, n’en déplaise à ses détracteurs qui ne voient dans le baclofène qu’un avatar du traitement de l’alcoolisme comme on a pu en connaître par le passé. Renaud De Beaurepaire, dans un livre récemment paru, affirme, péremptoire, que ces études sont maintenant inutiles tant les résultats du baclofène sont probants 12.
Devant cette étonnante histoire d’un traitement qui devient une référence en dehors des voies habituelles et notamment en dehors de l’industrie pharmaceutique, bon nombre de spécialistes s’interrogent. Le baclofène se suffit-il à lui-même ? Faut-il adjoindre à ce médicament la panoplie habituelle des prises en charge de l’alcoolisme ? On manque encore de chiffres pour répondre mais il semble bien qu’une partie des patients puisse se sortir de l’alcoolisme avec l’aide du baclofène et d’un suivi médical régulier sans rien d’autre. Une autre partie des patients aura besoin d’un soutien psychique plus marqué, sous forme d’une psychothérapie par exemple et, au besoin, de médicaments psychotropes. Dans tous les cas, ils peuvent fréquenter les mouvements d’entraide s’ils le souhaitent et si ces mouvements sont prêts à les accueillir.
D’autres dépendances semblent sensibles aux effets du baclofène, les dépendances à l’héroïne, à la cocaïne, au cannabis ou encore certains troubles du comportement alimentaire. L’avenir nous en dira plus. La dépendance au tabac est malheureusement imperméable au baclofène.
Le baclofène nous apparaît comme une véritable révolution thérapeutique dans le champ des dépendances. Il ne laisse pas indifférent ! Les patients traités avec succès par ce médicament n’en reviennent toujours pas d’être libérés de l’enfer du craving et de l’obsession. Et surtout, le résultat est obtenu au prix d’un effort acceptable que les patients peuvent prolonger dans le temps. Pas besoin d’être un héros pour se sortir de l’alcoolisme, c’est la garantie que les résultats de son traitement vont s’améliorer et que l’indifférence à l’alcool ressentie par les patients traités n’est pas une chimère.