juin 2013
Estelle Papaux (Service de la jeunesse et des loisirs, Lausanne)
La médiatisation de la surconsommation d’alcool a subi une modification en quelques années. En effet, nous sommes passés d’un problème privé à un problème collectif médiatisé sur l’entier de la société. En lien avec ce changement de paradigme, nous avons aussi perçu une modification des attentes des habitants face à la ville. L’attractivité d’une ville et son expansion sont liées à l’accès à des offres dites culturelles larges. Cette disponibilité et cet accès s’appliquent à la vie nocturne et à l’alcool. En effet, se font jour deux demandes dissonantes aux autorités municipales : garantir et créer les conditions d’une vie nocturne diversifiée et sûre, où l’on peut avoir accès à tout, de façon illimitée, et traiter les retombées négatives de la vie nocturne de façon adéquate.
Mise en contexte : évolution de la vie nocturne et alcool
En 1995, le canton de Vaud modifie la législation et abroge la clause du besoin pour l’ouverture de nouveaux établissements. La Ville de Lausanne, dans la foulée, prolonge l’heure de police pour les clubs de 04h00 à 05h00. Ces modifications de paradigme ont pour conséquences le doublement des établissements de nuit (17 à environ 34), une généralisation des fêtes en plein air, une croissance de la disponibilité des boissons alcooliques à prix réduit (environ 210 magasins vendent de l’alcool dont un tiers de petits commerces sont ouverts 7/7 jusqu’à 22h00), une augmentation des bagarres avec pour corollaire une pression accrue sur la police, le groupe sanitaire, les hôpitaux (CHUV), les services de nettoyage, etc.
La consommation d’alcool à risque est liée au type de soirée et à l’instant festif. La vie nocturne des villes devient souvent synonyme de surconsommation d’alcool, de recherche de l’ivresse comme moyen d’expérimenter, de s’intégrer et de s’identifier aux fêtards de la ville1.
Le Service de la jeunesse et des loisirs de Lausanne que je dirige, observe, comme d’ailleurs les autres services en lien avec la jeunesse, des modifications de comportements dans l’espace public des jeunes depuis maintenant quelques années.
Nous assistons à des nouveaux modes de consommation de l’alcool sur l’espace public, entre amis, en début de soirée (préchauffe), dans les appartements privés. Le cumul des situations de consommation, soit par exemple dans un appartement, puis sur l’espace public, puis en boîte de nuit prédit bien évidemment une alcoolisation à risque. Les lieux de réunions évoluent au fil des saisons et les commerces proches permettent de s’approvisionner. Les jeunes entre 15 et 25 ans zonent sur le domaine public au gré des rencontres avec les autres groupes de jeunes. Ils font le tour des places et finissent au centre ville. Ils profitent de mouvements de foule entre les clubs pour faire la fête. En effet, ils ont une volonté d’être là où se passe la fête sans vraiment pouvoir y participer pour des raisons d’âge et/ou de moyens financiers.
C’est leur manière d’occuper la rue, de s’occuper.
L’alcool est très – trop – bon marché. Les policiers retrouvent des sacs de bouteilles d’alcool entamées et abandonnées dans les recoins du quartier du Flon, haut lieu de l’animation nocturne.
Les dangers pour ces jeunes sont alors les effets collatéraux de l’alcool, principalement liés aux lésions, aux agressions et aux contraintes d’ordre sexuel. La Brigade de la Jeunesse de la Police municipale estime que le 70 à 80 % des mineurs auteurs de violence sont alcoolisés.
Les villes sont les premières concernées
Ces constations ne sont pas l’apanage de la Ville de Lausanne uniquement. Dès le printemps et durant toute l’année 2012, les villes ont été le théâtre de discussions animées et de manifestations sur leur vie nocturne. L’Union des villes suisses a d’ailleurs organisé des rencontres entre villes, à leur initiative, pour échanger leurs points de vue et leurs expériences en la matière. Elle a publié un rapport sur ce thème en février 2013 2. Ce rapport contient un catalogue d’idées, de mesures expérimentées par certaines villes et en fait une analyse. Il ressort que le génie local d’adaptation de mesures existantes est essentiel.
Les mesures concernant la restriction d’accès à l’alcool sont les plus présentes et préoccupent en particulier les villes. Elles comptent beaucoup sur la révision de la loi fédérale sur l’alcool qui, elles l’espèrent, les soutiendra par l’interdiction de la consommation dans certaines zones et à certaines heures, par une augmentation des prix au moyen d’une adaptation de l’impôt sur l’alcool, par des conséquences légales et financières lourdes pour les contrevenants à l’interdiction de ventes d’alcool aux jeunes.
Les villes sont les premières concernées par les retombées négatives de la vie nocturne. Les difficultés rencontrées sont liées aux excès d’alcool dans l’immense majorité des cas ; cela passe par des problèmes sanitaires, des dégradations du mobilier urbain, l’abandon de détritus (littering) et diverses souillures. De plus, il y a une très nette augmentation des bagarres et des voies de faits, scandales et tapages nocturnes au centre ville. Si nous comptions environ 500 bagarres à Lausanne par an en 2000, nous atteignons les 1’000 en 2010. Pour exemple, la Ville de Lausanne a estimé ce que lui coûtait le vandalisme sur les bâtiments scolaires, ainsi cela représentait 5 % du budget d’entretien des bâtiments scolaires consacré aux réparations entre 2002 et 2004, puis en 2009 cela représentait 12 %. La Ville engage alors des moyens pour traiter les retombées négatives, plus de policiers, plus d’éducateurs sociaux, plus d’agents de sécurité et de surveillance, plus de cantonniers, plus de nettoyeurs, plus de prévention, etc. Nous ressentons de la part de ces collaborateurs une surcharge, une certaine démotivation et surtout une impossibilité d’être partout en même temps…
Confédération et cantons, leur rôle dans la problématique
Les villes prennent pleinement conscience de leur rôle à jouer et de ne plus ou pas attendre sur des mesures cantonales ou fédérales. Et pourtant le principe de subsidiarité voudrait que ce soit la Confédération et les cantons qui empoignent en premier lieu ces questions. Selon ce même principe, la compétence reconnue en matière de santé publique relève principalement des cantons. Les cantons intervenant dans le domaine de la prévention comportementale par des subventions à des organismes privés. Ainsi, dans la mise en œuvre de cette politique et ces actions publiques, les cantons ne définissent que peu les règles et les fonctionnements des projets de prévention initiés par les organismes privés. Nous sommes dans une cascade des responsabilités où les villes n’ont finalement pas une place légalement bien définie. Et c’est peut-être là que réside une discrépance dans la mise en œuvre de la prévention de la surconsommation d’alcool. Les villes peuvent définir et implémenter quelques mesures structurelles, mais légalement aucune mesure comportementale.
Les bases légales fédérales règlent en premier lieu la sécurité des produits, la fabrication et la mise sur le marché. Les premiers échos du débat sur la révision de la loi sur l’alcool laissent croire que les intérêts de l’industrie prévaudront sur ceux de la santé publique. Dans un deuxième temps, les bases légales fédérales règlent quelques aspects de santé publique avec le Programme national alcool.
Les cantons disposent de vastes compétences dans le domaine de la prévention en matière d’alcool, que ce soit dans la prévention structurelle, par la réglementation s’appliquant aux établissements publics et aux commerces de détail ainsi que l’édiction de dispositions concernant la publicité. Ils ont aussi un rôle à jouer dans la prévention comportementale. Toutefois, lorsque nous examinons les cantons, une diversité de réglementations et de types de préventions révèle une importante hétérogénéité 3.
Dans chaque canton, la variété des communes pousse très certainement à adopter un consensus minimal sur les mesures de prévention structurelles et comportementales. Ainsi, les prescriptions cantonales prépondérantes répondent mal aux besoins des villes d’importance. Comme souligné précédemment, les mesures structurelles et financières, en matière d’accessibilité à l’alcool, échappent en grande partie aux villes. A titre d’exemple, les autorités du canton de Vaud ne souhaitent pas distinguer les heures d’ouverture des commerces des heures de vente d’alcool. Les communes n’ont pas de compétences en matière de santé publique 4.
Face aux alcoolisations qui sont bien un problème de santé publique d’une certaine ampleur, mais qui bénéficient d’une marge de tolérance culturelle élevée, le canton de Vaud a mis sur pied un Plan cantonal d’actions nommé le PAct-Alcool. Ainsi le projet de recherche-action en milieu festif NightLife Vaud qui se déploie à Lausanne, a pour objectif de renforcer la prévention et la réduction des risques liés à l’alcool entre autres. La Ville de Lausanne participe à plusieurs groupes de travail, notamment dans le cadre d’une réflexion vaudoise sur les achats-tests et sur le projet NightLife 5.
La prévention comportementale face à l’alcool dans le cadre scolaire n’est pas une priorité en tant que telle. Les chefs des départements cantonaux concernés ont défini deux programmes prioritaires qui doivent s’implanter dans tous les établissements scolaires en cinq ans et dépendent de l’engagement réel du canton. Le programme « Dépendances », élaboré en collaboration étroite avec l’Unité PSPS (Unité de promotion de la santé et de prévention en milieu scolaire), vise la formation des enseignants et la structuration des interventions dans le cadre de l’établissement scolaire en faveur d’élèves qui consomment des produits psychoactifs. Le second programme se situe dans le domaine de l’alimentation. En regard de l’engagement lent et peu enthousiaste du canton, la Ville, confrontée à la problématique de manière exacerbée, pousse à l’action et finance elle-même une partie de la prévention.
Mesures de correction et tâtonnements : plusieurs types de prévention en ville et par les villes
Dans la nuit du 16 au 17 mars 2013, Lausanne fait à nouveau la une des médias, une rixe impliquant 100 à 150 personnes a débuté dans un club de la place et s’est prolongée dans les rues avec une intervention massive de la police municipale et de la police cantonale dans plusieurs lieux publics.
Les villes conviennent qu’elles doivent mettre en place des mesures structurelles et comportementales de prévention et de réduction des risques. La Ville de Lausanne, ville centre, réagit, fait preuve de courage en adoptant des restrictions claires. La vente d’alcool dans les commerces sera interdite à partir de 20h00 le vendredi et le samedi. La Municipalité a compétence pour interdire la consommation d’alcool en certains lieux et à certaines heures sur le domaine public. Elle élargit les moyens de saisie des objets dangereux et armes blanches sur la voie publique. Elle se dote de possibilités d’interdire de périmètre, pour une durée de 3 mois au maximum, des personnes, notamment dans les cas d’infraction à la loi sur les stupéfiants, d’atteinte à l’intégrité physique ou au patrimoine. En cela elle s’inspire des règlements bernois et zurichois, ces mesures visent en particulier les dealers dont la présence en rue crée un fort sentiment d’impunité et d’insécurité.
Lausanne s’est dotée, en outre, d’un plan d’action de sécurité publique 2013-2014 intitulé « Réinvestir l’espace public » qui passe par un redéploiement de la police dans la rue et un renforcement des effectifs de police pour répondre à l’insécurité. Par ailleurs, la Municipalité va aussi prendre des mesures à l’encontre des établissements publics avec une prolongation d’horaire jusqu’à 05h00 du matin (heure de police à 03h00) sous réserve d’un certain nombre de conditions. Parmi celles-ci, un nombre d’agents de sécurité formés, le respect de la légalité, le paiement des taxes et impôts, un périmètre de sécurité et de tranquillité, la détection et saisie des couteaux et objets dangereux à l’entrée, etc.
Au niveau des mesures de prévention comportementale, la Ville met en place des mesures depuis de nombreuses années et s’adapte au contexte. Ainsi, jusqu’en 2011, les services de la Ville concernés par la jeunesse et la santé en milieu scolaire, ainsi que leurs partenaires institutionnels, menaient une action de prévention importante de fin juin à début juillet, lors des fêtes de fin de scolarité au bord du lac, touchant ainsi quelque 2’000 jeunes (promotions). Toutefois, les fêtes de promotion ont changé de visage et cela ne se fait plus au bord du lac ni en grand groupe. Nous nous adaptons et changeons nos orientations grâce à des interventions dans les parcs et places publics en ville. Ainsi, en 2011 et 2012, les services concernés et les institutions partenaires ont participé et développé « Le Pavé » qui est un espace mobile au plus près des lieux de vie et de rassemblements des jeunes adultes (18-25 ans) 6. C’est un espace en libre accès dans lequel les jeunes peuvent trouver une écoute, une présence, des informations dans une approche pluridisciplinaire à travers des actions d’animation et de prévention. Cette démarche a été conduite durant les soirs de week-ends du mois de mai et s’est tenue dans les lieux stratégiques comme la Place de l’Europe ou le Parc de Montbenon.
Le Service de santé des écoles met en place des programmes et actions de prévention dans les établissements scolaires en étroite collaboration avec le corps enseignant et selon les prescriptions cantonales en la matière. En plus de ces actions de promotion de la santé, un certain nombre de projets sont développés par le service dans le but de couvrir plusieurs niveaux de prévention et de se dérouler sur plusieurs années.
Ainsi, les infirmières scolaires sont intervenues 4’123 périodes dans les établissements scolaires sur le thème des dépendances, depuis dix ans, avec un pic de 705 périodes en 2012. Des spectacles interactifs payés par la Ville, « Bien cuit ou à point » (Compagnie Caméléon), traitant de la consommation d’alcool chez les jeunes, sont proposés depuis plusieurs années et rencontrent un bon succès auprès des élèves de 8ème et 9ème années.
Les travailleurs sociaux hors murs (éducateurs de rue ou travailleurs sociaux de proximité), les animateurs et les éducateurs actifs en ville travaillent également, quasi quotidiennement, avec des jeunes dont la consommation pourrait être à risque. En effet, lors de leurs multiples activités et rencontres avec les jeunes, ils délivrent des messages de prévention adaptés aux différentes situations auxquelles ils sont confrontés. Ces actions de sensibilisation sont d’autant mieux perçues et intégrées qu’elles sont transmises par des adultes avec qui le lien et la confiance ont déjà été établis. L’aspect informel de ces actions est également un facteur important pour toucher les jeunes.
Profitant de la « Semaine alcool » de la Confédération qui a lieu du 18 au 26 mai 2013, les services de la jeunesse et de santé des écoles mettent en place un projet de prévention visant les 13-18 ans, ainsi que leurs parents et les professionnels de l’éducation. Aidés par un collège d’experts·e·s des questions de prévention alcool à Lausanne et dans le canton, les services communaux concernés veulent prévenir les risques liés aux premières consommations d’alcool chez les jeunes et renforcer la réduction des risques liés à une consommation excessive. Il s’agit aussi de sensibiliser les parents à leur légitimité d’acteur préventif dans la consommation de leur enfant, notamment en instaurant avec eux une relation de confiance permettant le dialogue.
Pour intervenir de la manière la plus adéquate, ces services ont commandé une étude de littérature à la Fondation vaudoise contre l’alcoolisme.
Les actions qui sont déployées durant cette semaine et qui constituent une première étape sont : une campagne de sensibilisation de la population, une action de sensibilisation et de réduction des risques par les pairs en collaboration avec le Conseil des jeunes pour proposer plusieurs projets de sketchs théâtraux filmés sur le ton de l’humour et à diffuser largement, deux actions à l’intention des adultes (demi-journées de formation à l’intention des professionnels de l’éducation, séances d’information et de discussion avec des parents d’élèves), courrier aux parents des jeunes entre 13 et 18 ans accompagné d’un feuillet d’information.
Ces actions de prévention s’inscrivent dans un prolongement des mesures structurelles adoptées par la Ville. Elles se veulent pérennes. La Municipalité a confirmé que le deuxième train de mesures qui seraient prises au sein de la Ville serait de nature comportementale et ces premières actions de prévention en sont la pierre angulaire.
Conclusion : la subsidiarité un vrai problème ?
Les villes, comme nous le voyons ci-dessus, participent à la prévention par la mise en œuvre de mesures de prévention structurelle ou comportementale sans que ça leur soit légalement possible. Le principe de subsidiarité dans l’attribution et l’accomplissement des tâches étatiques qui caractérise la Suisse montre parfois ses limites dans le traitement de problématiques qui ne se catégorisent pas selon leur niveau (Confédération, canton, commune). L’échelon manquant est peut-être les régions ou les villes. Le travail de réflexion et d’action sur cette problématique de vie nocturne et alcool, développé par les villes à travers l’Union des villes suisses, permettra peut-être de mettre en lumière une nouvelle voie du traitement des problèmes de santé et d’ordre publics. Il n’est certainement pas question pour les villes d’avoir des compétences en matière de santé publique, mais une certaine coordination au niveau cantonal est attendue à l’instar du projet Nightlife vaudois.
Comme le montre l’exemple de la Ville de Lausanne et du canton de Vaud, une coordination entre les villes centres et leurs cantons est assurément nécessaire pour traiter de la problématique de la vie nocturne et des risques de surconsommation d’alcool.