juin 2014
Jean-Marie Coste (responsable thérapeutique au Drop-in, Neuchâtel)
Lorsqu’on parle de conduites addictives aujourd’hui, on fait allusion au « spectre des troubles addictifs » (Besson, 2011) qui recouvre autant les addictions aux substances que les addictions comportementales. Preuve en est de l’extension de ce concept d’addiction, l’inclusion d’addictions comportementales dans la catégorie du DSM V, à l’instar du jeu pathologique.
Au siècle passé, différents courants thérapeutiques dominants se sont succédé, au gré des modes et des avancées scientifiques, pour traiter les conduites addictives. On pense notamment à la psychanalyse, au programme des douze étapes des Alcooliques Anonymes, ou à divers modèles de réinsertion socio-éducatifs, notamment en milieu résidentiel. Puis, dans les dernières décennies du XXe siècle, on a vu se développer en addictologie la thérapie systémique, mais aussi les thérapies comportementales et cognitives (TCC) ainsi que l’entretien motivationnel et, sous l’impulsion des neurosciences, des traitements médicamenteux spécifiques (traitement de substitution, traitement anti-craving…).
C’est seulement depuis une dizaine d’années, que de « nouvelles » approches thérapeutiques basées sur un « état de conscience modifié » sont officiellement proposées dans les centres spécialisés traitant les addictions, autant en ambulatoire, qu’en hospitalier voire en milieu résidentiel. Cet article tente de rendre compte de ces nouvelles psychothérapies et de leur pertinence dans la problématique de l’addiction.
On oppose habituellement l’état de conscience modifié (ECM) à l’état de conscience ordinaire ou plus simplement l’état de veille. Pourtant l’état de conscience modifié est bel et bien aussi un état de veille. Cependant, il diffère de l’état de « veille ordinaire », ce dernier étant caractérisé par la capacité de réaliser les tâches quotidiennes auxquelles nous sommes confrontés, avec notamment une activité cérébrale intense où prédomine la « pensée discursive ». Entre le sommeil et l’état de veille ordinaire, se trouve ainsi un ensemble d’états auxquels on attribue le terme d’ECM, même si ce terme reste soumis à controverse. Certains préfèrent notamment le remplacement du terme « état » par « processus » (Benhaiem, 2005), terme qui illustre mieux l’aspect dynamique de la conscience. Du point de vue neuropsychologique, l’électroencéphalographie (EEG) permet de mesurer différentes fréquences d’ondes qui confirment la diversité de ces états. Les ondes dites Bêta (> 12 Hz) correspondraient à l’état de veille ordinaire. Les ECM appartiennent quant à eux à des fréquences variant entre 8 et 12 Hz (ondes Alpha) et 4,5 et 8 Hz (ondes Thêta). Les ondes Delta (< 4,5 Hz) sont quant à elles caractéristiques du sommeil profond. Il est important de préciser qu’on accède naturellement et spontanément à ces différents états oscillant entre veille et sommeil, comme par exemple lorsqu’on conduit une voiture, l’esprit « dans la lune », ou lorsqu’on est pris de rêverie dans son bain. Toutefois, certaines techniques, comme la méditation, la relaxation ou l’hypnose, peuvent nous plonger sciemment dans ces ECM afin de mieux en exploiter leur potentialité.
On pourrait se demander si l’ECM ne serait pas thérapeutique en soi. Certes, lorsqu’il est vécu spontanément, par exemple dans un moment de rêverie diurne, il peut permettre de prendre de la distance avec certains événements ou de se relaxer. Toutefois, les techniques thérapeutiques évoquées ci-dessous ne se limitent pas à induire un ECM. Ces thérapies s’inscrivent avant tout dans une relation thérapeutique visant un objectif prédéterminé. L’induction de l’ECM n’est finalement qu’un ingrédient de la prise en charge, ingrédient qui permettra de mettre notre partie analytique sur « off » pour laisser émerger d’autres potentialités internes à visée thérapeutique.
Il serait toutefois faux de prétendre que ces thérapies sont véritablement nouvelles dans le champ de l’addiction. On le sait, Freud a utilisé à différentes périodes de sa vie l’hypnose. Et pour certains, la cure psychanalytique est parfois considérée comme une cure mettant naturellement le patient dans un ECM permettant ainsi au sujet de prendre de la distance avec son discours. On pourrait ainsi se demander si la psychanalyse ne consisterait pas en une « hypnose sans suggestion » (Bioy, 2008). Et, comme le précise Ferenczi et Rank (1924), « la psychanalyse a aussi pour but de remplacer dans sa technique les processus intellectuels par des facteurs vécus affectivement ».
Schultz (1958), autre psychanalyste, par sa technique de relaxation nommée « training autogène » induisait également des ECM. Et que dire des thérapies de désensibilisation utilisées en thérapie comportementale, thérapie qui associe un état de relaxation avec une image phobique ? Alors finalement, rien de neuf ? Même si les principes généraux des techniques présentées ci-dessous ne sont pas nouveaux en soi, leur place, depuis environ une décennie, est de plus en plus reconnue et intégrée aux traitements traditionnels en addictologie.
Dans le champ de l’addiction aux substances, on pourrait voir un paradoxe à rechercher un ECM, alors que justement les effets de la prise de substance en induisent un. Comme dit précédemment, induire un ECM n’est pas suffisant en soi pour se prétendre thérapeutique. L’utilisation anarchique ou compulsive des substances psychotropes – comme l’alcool ou l’héroïne – et qui conduisent à un ensemble de dommages – en sont la preuve. L’ECM n’est pas un graal en soi, c’est, dans les soins, un état particulier, germe de potentialité thérapeutique. Même si nous ne nous intéresserons pas dans cet article à l’utilisation de drogues à des fins psychothérapiques, signalons en passant l’utilisation de certaines plantes provoquant des ECM, comme l’ayahuasca ou l’ibogaïne. Elles ont été testées pour traiter précisément des problèmes d’addiction, et dans certains cas avec succès (Chambon, 2009). Nous nous limiterons dans cet article exclusivement à certaines approches thérapeutiques, qui ont émergé ces dernières années en addictologie, à savoir l’hypnose, l’EMDR et la Mindfulness.
Il y a plusieurs manières de considérer le traitement de l’addiction en fonction de la conception que l’on se fait de son étiologie (Schaffer et LaPlante, 2008). Nous retiendrons ici uniquement deux principes généraux, à savoir celui du traitement symptomatique et celui du traitement étiologique. Ce dernier s’intéresse aux causes susceptibles d’avoir généré le comportement. La conduite addictive consiste en une répétition du comportement en dépit des conséquences négatives, le sujet ayant perdu la liberté de s’abstenir. On peut considérer qu’il s’agit ici d’un comportement appris, d’un conditionnement qui conduit le sujet dans un automatisme comportemental afin d’éprouver du plaisir ou de se soulager d’une tension. Dans ce cas, le traitement symptomatique tentera de lutter contre l’envie impérieuse (craving) du produit afin d’enrayer ce conditionnement. Il visera ainsi à atténuer ou à faire disparaître le lien qui existe entre un produit (ou un comportement) et l’intérêt de le consommer. En revanche, le traitement étiologique s’intéressera quant à lui aux causes supposées générer le comportement addictif. Pour Roustang (1991), à propos de l’hypnose, outre le traitement symptomatique, le but du traitement est aussi de permettre au patient de retrouver l’intégrité et l’équilibre de sa personnalité.
L’utilisation de l’hypnose n’est pas nouvelle en psychothérapie. On sait que son origine est très ancienne, et peut être reliée, sous d’autres appellations, à des pratiques apparentées au chamanisme. C’est notamment Milton Erickson qui l’a remise au « goût du jour », et qui a permis à l’hypnose de retrouver une place dans le champ psychothérapeutique, lui permettant ainsi de se débarrasser de son halo de mysticisme au profit d’une technique psychothérapeutique reconnue. Toutefois, encore aujourd’hui, l’hypnose est perçue populairement comme quelque chose de mystérieux, qui provoque d’ailleurs chez le patient, mais aussi chez certains thérapeutes, des attentes magiques comme la possibilité d’être manipulé à son insu ou de pouvoir faire ressurgir des souvenirs inextricables. Dans le domaine de l’addiction, la demande la plus fréquente concerne le traitement du tabagisme. Il semble toutefois que ce traitement n’est pas plus efficace qu’une autre prise en charge, « les études épidémiologiques montrent que l’hypnose se place en fait, ni plus ni moins, dans une moyenne d’efficacité par rapport à d’autres méthodes » (Bioy, 2010).
En addictologie, l’hypnose cherchera tout d’abord à bien sonder la motivation du patient comme on le ferait avec les techniques de l’entretien motivationnel (Miller et Rollnick, 2006). Elle pourra ensuite s’intéresser à l’objet addictif, afin d’atténuer son pouvoir attractif. Dans cette approche symptomatique, on tentera d’induire une sensation répulsive à l’objet addictif ou alors un état de bien-être ou de liberté associée à l’état d’abstinence. Mais l’hypnose propose avant tout un travail plus « en profondeur », c’est-à-dire un travail centré sur les facteurs émotionnels susceptibles d’avoir généré le comportement addictif. L’addiction peut ici être comprise comme un comportement qui a pour fonction de masquer une émotion difficile (évitement émotionnel) ou une problématique traumatisante. Le travail hypnotique, du moins celui inspiré par Erickson, consistera avant tout à développer des ressources pour que le sujet puisse faire face à ses émotions perturbatrices. Erickson recherchait dans les apprentissages passés du sujet la capacité à faire face aux épreuves inéluctables de la vie (Erickson et Rossi, 1979). L’hypnose peut ainsi transformer la perception d’une situation dans laquelle le patient se sent bloqué, en rendant « réelle » une construction mentale virtuelle.
L’EMDR (mouvements oculaires de désensibilisation et de retraitement) est une approche créée par Shapiro pour le traitement de souvenirs traumatiques (Shapiro, 1989). D’abord utilisé pour les états de stress post-traumatique (ESPT), elle a été aujourd’hui élargie à « d’autres symptomatologies d’origine traumatique, telles que phobie, dépression, troubles de la personnalité… » (Haour et Servan Schreiber, 2009). Cette approche, relativement nouvelle, s’apparente par certaines caractéristiques à l’hypnose, elle se réalise toutefois avec une procédure extrêmement structurée et vise directement le souvenir traumatique, comme on pourrait le faire dans une cure d’exposition en TCC. Les mouvements oculaires effectués dans la procédure EMDR ont été rapprochés des mouvements rapides présents dans les phases de sommeil paradoxal (Stickgold, 2002). Les mouvements oculaires pourraient, à l’image du sommeil paradoxal, stimuler le processus naturel de mise en mémoire, et permettre ainsi un retraitement du souvenir du trauma. « La dimension psychotraumatologique joue un rôle central et caché dans la genèse des addictions, on peut retrouver des antécédents traumatiques dans les addictions dans plus de 50 % des cas, certaines études allant même jusqu’à 80 % » (Besson, 2011). À ce titre, l’EMDR pourra être prescrite dans le cas de comorbidités traumatiques associées à l’addiction. De plus, cette technique a aussi été proposée pour modifier le souvenir de l’addiction. Le Dr Hase (Hase, 2010) a mis au point une technique EMDR adaptée à la problématique addictive. Dans son approche, l’EMDR s’intéresse aux traumas susceptibles de générer l’addiction mais également au retraitement de la mémoire liée à la prise de produits. La mémoire liée à la consommation de la drogue, ainsi que la mémoire du craving sont les cibles privilégiées de la procédure EMDR mise au point par Hase.
La mindfulness est issue de la pratique de la méditation. Selon le pionnier de son introduction dans la médecine occidentale, John Kabat-Zinn, elle se définit comme le fait de « prêter attention d’une manière particulière : délibérément, au moment présent et sans jugement de valeur » (Kabat-Zinn, 2005). Dans ce sens, elle consiste dans la clinique occidentale à un entraînement mental. Elle fait partie de « la troisième vague des TCC » qui se sont intéressées non plus à la modification des cognitions, mais à un changement du rapport qu’on entretient avec celles-ci. Le but visé n’étant pas un état de relaxation, mais bien de désengager notre « pilote automatique » pour changer la fonction de la pensée. Ceci implique de cultiver une observation non réactive des contenus psychologiques tels qu’ils se présentent dans l’instant.
Tout d’abord conçue pour les problèmes de stress en général, la mindfulness a été introduite dans la psychiatrie avec un programme pour lutter contre la rechute dépressive (Teasdale et al., 1995). Elle a aussi été développée dans le domaine de l’addiction (Marlatt et al., 1994). Un programme en groupe (Prévention de la rechute basée sur la mindfulness) a été mis en place. On retrouve dans cette approche, l’apprentissage de la technique mindfulness qui vise une distanciation de notre contenu psychologique (pensées et émotions). Cette technique permet ainsi de réagir plus adéquatement face aux bouleversements émotionnels que nous traversons et ainsi, par voie de conséquence, d’éviter des rechutes qui pourraient être induites par une gestion émotionnelle inadéquate. De plus, on retrouve une approche symptomatique de la mindfulness appliquée aux problèmes d’addiction. En effet, le craving est aussi la cible d’une intervention spécifique. On demande au sujet de « surfer sur l’envie », à savoir, quand l’envie se fait ressentir, de passer du rôle d’acteur à celui de spectateur qui observe et prend pleinement conscience des caractéristiques de son envie, afin de s’en détacher.
On le sait, la technique thérapeutique « stricto sensu » n’est qu’un des éléments de la prise en charge en psychothérapie. On attribue le changement en thérapie, par ordre d’importance décroissante, d’abord principalement « aux caractéristiques du client, puis à la relation thérapeutique, et enfin, aux compétences techniques spécifiques du thérapeute » (Chambon et Marie Cardine, 2010). Ceci doit inciter le thérapeute à la modestie, ce qui est particulièrement important avec ce type de techniques qui évoque parfois trop souvent des espoirs magiques inadéquats face à certaines situations psychopathologiques sévères.
La place des approches présentées ci-dessus se trouve ainsi assurément dans une complémentarité aux approches médico-psycho-sociales habituellement proposées. Elles permettent d’ouvrir d’autres possibles en thérapie et de potentialiser la prise en charge. Comme nous l’avons vu, elles ont chacune leurs spécificités. L’EMDR est particulièrement indiqué lors d’une « comorbidité traumatique avérée ». Il est toutefois important d’évaluer la personnalité du sujet avant la thérapie, des réactions émotionnelles intenses pouvant intervenir en cours de session et être déstabilisantes. L’hypnose possède différents usages en addictologie, mais peut notamment être proposée pour « un renforcement de l’ego » (Masson, 2005) en réactualisant les ressources de l’individu. Dans une optique psychodynamique, l’hypnose a aussi été proposée pour « permettre au toxicomane de se réapproprier ses processus de pensée, dans une articulation assumée conscient et inconscient » (Miel, 2003). Enfin, la mindfulness se montre bénéfique pour une meilleure gestion émotionnelle.
Ces thérapies, basées sur les ECM, sont probablement un contrepoids à l’hypertechnicité actuelle des psychothérapies et de la médicalisation observée dans le champ de l’addiction. Certaines approches ont ainsi remis en avant le besoin de se relier à d’autres parties de la conscience, à savoir de sortir du primat de l’intellect pour accéder à une compréhension de l’être plus émotionnelle ou intuitive. Comme le précise Bonvin en parlant de l’hypnose, « le patient réinvestit son état de mammifère, là où l’espace et le temps n’entrent pas en jeu comme des catégories nécessaires à l’objectivation, mais se présentent comme un environnement où peut se déployer la spontanéité de sa vie » (Bonvin et Salem, 2012).