octobre 2005
Christophe Mani, directeur de Première ligne, association genevoise de réduction des risques liés aux drogues, Genève
Cela fait maintenant quatorze ans que le Groupe sida Genève a initié le Bus itinérant prévention sida – le BIPS – pour réduire les risques liés à la transmission du VIH/sida parmi les usagers de drogues par voie intraveineuse. Des actions complémentaires ont été développées par la suite: le Bus Boulevards, le travail de rue, le Quai 9 – espace d’accueil et d’injection, jusqu’à la constitution de l’association Première ligne en septembre dernier. Cette association est chargée de poursuivre ces activités gérées par le Groupe sida Genève depuis 1991. En quatorze ans, plus de 3500 usagers de drogues différents ont été rencontrés au BIPS et 1500 ont fréquenté le Quai 9 depuis 2002.
Quelles thématiques aborder en s’interrogeant sur une éventuelle chronicisation favorisée par la réduction des risques? Quels seraient les éventuels facteurs et les indicateurs permettant de mesurer ce phénomène? Si cette chronicisation était constatée, serait-elle pour autant problématique?
Les termes chronicisation ou chronicité font appel à la notion de durée. On pourrait donc se demander si une utilisation durable des mesures de réduction des risques est dommageable. On pourrait aussi s’interroger sur une éventuelle installation durable dans la consommation qui serait imputable à la réduction des risques. Celle-ci rendrait-elle cette consommation si confortable que les personnes pourraient avoir intérêt à s’y installer à long terme?
Pour tenter d’y répondre, l’idée est d’explorer la problématique en passant en revue quelques objectifs visés par la réduction des risques, en se basant sur la pratique des collaborateurs de notre association:
Pour terminer, nous aborderons également la question de la chronicité du personnel et des institutions.
Lorsque nous avons débuté notre action, en 1991, de nombreux usagers de drogues étaient décédés du sida ou porteurs du virus VIH et souvent condamnés à mourir dans un délai relativement bref, jusqu’au développement des premiers antiviraux et des trithérapies. L’histoire a démontré que les usagers de drogues ont su tirer parti de l’accès à la prévention et se sont montrés intéressés à rester en santé, ce dont d’aucuns doutaient observant surtout leur comportement autodestructeur. Le taux de partage de seringues a fortement diminué et par conséquent le risque d’infections aussi. En Suisse, les usagers de drogues représentaient près de 50% du total des nouvelles infections au VIH à la fin des années 80. Ils sont actuellement concernés par uniquement 10 à 20% du total de ces infections. A Genève, aucune nouvelle infection n’a été constatée en 2003 et en 2004.
Le rapport avec la chronicité? Il n’y a aucun risque de se chroniciser si l’on meurt!
C’est un élément fondamental à prendre en considération: avec la lutte développée contre le sida, les hépatites, les infections diverses et les overdoses, les usagers de drogues ont augmenté leur espérance de vie. L’objectif est donc partiellement atteint et une adoption durable des mesures de réduction des risques est fondamentale pour limiter ces dommages.
A ce stade, la chronicité est donc une bonne nouvelle!
Les personnes fréquentent anonymement nos structures. Nous disposons toutefois de quelques statistiques et données provenant d’enquêtes auprès de la clientèle. Il est tout d’abord frappant de constater une augmentation importante de l’âge moyen de la population: de 25 à 27 ans en 1992 au BIPS, nous sommes passés à 33-34 ans en 2002, soit une augmentation d’environ 8 ans en une dizaine d’années. Quels enseignements peut-on en tirer? D’une part, ces chiffres semblent témoigner du vieillissement de la population des usagers de drogues par voie intraveineuse (certains ont plus de 50 ans et sont des « survivants » d’une génération décimée) et, d’autre part, ils semblent montrer que le nombre de jeunes personnes entrant dans la consommation par voie intraveineuse est relativement restreint. Ce constat est d’ailleurs confirmé par une diminution des nouveaux utilisateurs du BIPS et du Quai 9.
Les évaluations menées par l’Institut de médecine sociale et préventive de Lausanne (IUMSP) nous montrent ensuite que l’on peut établir différentes typologies de fréquentation du Quai 9. En analysant les données d’après le pseudonyme et l’année de naissance, on constate qu’environ 25% des personnes ne sont venues qu’une seule fois en 2002. Au-delà du fait que le Quai 9 n’a peut-être pas convenu à une partie de ces personnes, ce chiffre pourrait montrer une rechute momentanée, un bref passage par Genève, mais aussi le caractère épisodique, voire accidentel, de la consommation pour certains. On pourrait même se demander si le caractère par trop hygiéniste et aseptisé des injections dans une salle d’injection aurait pour effet d’en décourager certains de consommer, mais on ne dispose pas de données permettant de le démontrer. On voit aussi des personnes qui fréquentent très intensément nos structures, mais pour des périodes relativement courtes. A l’opposé, on constate que 25% des personnes ont procédé aux 75% des injections effectuées au Quai 9. Si chronicisation il devait y avoir, c’est certainement parmi ce dernier groupe, soit environ 150 à 200 personnes en 2002, que l’on pourrait la repérer.
Au-delà d’un phénomène de chronicité, c’est de résistance qu’il convient parfois de parler: résistance du corps, résistance psychique, force de vie, pour des personnes qui flirtent parfois avec la mort. Cette capacité de survie est souvent impressionnante chez certains individus dont l’existence ne semble tenir qu’à un fil. Il est frappant de voir que chaque personne conserve toujours l’espoir de cesser la consommation, de passer à autre chose. De nombreux usagers nous disent que, sans la réduction des risques, ils seraient morts depuis longtemps. Leur capacité de rebondir nous interpelle souvent. Notre regard sur les personnes se doit donc de rester éminemment positif et empreint de dignité! La réduction des risques donne aux gens le temps de faire leur chemin. Le maintien du lien, de la communication est peut-être un facteur permettant de limiter une désocialisation qui, sinon, peut s’avérer très rapide.
Dans les équipes, ces situations font évidemment débat, et ce malgré les résultats positifs énoncés précédemment. Même si l’objectif principal est que les personnes se préservent à défaut de s’en sortir immédiatement, chaque collaborateur est amené à s’interroger sur la pertinence de nos interventions: la réduction des risques ne leur donne-t-elle pas bonne conscience… pour poursuivre leur consommation? En n’entravant pas plus manifestement cette consommation, ne favorise-t-on pas une chronicité? Est-ce bien d’entretenir des personnes dans cette situation?
Ces questions nous confrontent à nos ambivalences comme au fait que l’accompagnement n’est pas la toute puissance!
Il n’est plus à démontrer que l’accès aux soins et aux traitements a été largement facilité durant les années nonante. Au démarrage du BIPS, il n’était pas rare d’attendre plusieurs mois pour obtenir un traitement de méthadone; et on ne parle même pas du résidentiel. On estimait alors entre cinq et sept ans le temps nécessaire pour passer d’une première consommation à une première demande de soins. On sait aujourd’hui qu’après un à deux ans de consommation, la plupart des usagers de drogues ont pu formuler une demande d’aide auprès d’une structure spécialisée. C’est ce qui a permis d’affirmer que près de 90% des usagers dépendants sont maintenant en contact avec le dispositif de soins, alors qu’ils n’étaient qu’environ 50% au début des années 90. Les offres de réduction des risques ont indéniablement permis d’aller vers les personnes, d’établir le contact et de favoriser le lien ou la reprise de contact avec les lieux de traitement. L’étude qualitative menée par l’IUMSP au Quai 9 a tenté de voir, au moyen d’une quinzaine d’entretiens, l’éventuelle influence d’un lieu d’injection sur la fréquence et la quantité de produits consommés. La moitié des répondants ont affirmé que le Quai 9 n’avait aucune influence. Aux deux pôles, le même nombre de personnes estime que la fréquentation du Quai 9 peut les amener à augmenter leur consommation ou au contraire peut avoir une influence positive dans la gestion ou la diminution de leur consommation.
Ces éléments ont tendance à montrer que les personnes ne sont pas chronicisées par essence dans les structures de réduction des risques. Nous ne pouvons toutefois pas exclure l’hypothèse que, pour certaines personnes, de tels lieux peuvent faciliter un maintien dans une dynamique de consommation.
Sachant que la plupart sont suivies dans le dispositif de soins, comment se fait-il que des personnes utilisent encore les structures de réduction des risques (environ deux tiers des personnes fréquentant le Quai 9 sont en traitement de substitution)?
L’histoire récente a montré qu’il ne suffisait pas toujours d’entrer en traitement pour arrêter définitivement de consommer. Outre le fait que la cocaïne est venue quelque peu brouiller les cartes, la démarche est faite d’ambivalences et de rechutes. Les structures de réduction des risques répondent alors à trois objectifs spécifiques: éviter que les personnes prennent des risques lors d’une rechute ou d’une phase de consommation, offrir un espace d’accueil facilement accessible tout en leur permettant de se confronter à la signification de leur rechute et retisser au plus vite le lien qui permettra de reprendre contact avec une institution (pour autant que celui-ci ait été rompu).
Néanmoins, on peut difficilement faire l’économie de s’interroger sur cette situation d’utilisation conjointe des structures dites de bas et de moyen ou de haut seuil d’exigence. Les structures de réduction des risques ne sont-elles pas suffisamment stimulantes pour aider les personnes à quitter le milieu de la drogue? La coordination entre les différents niveaux devrait-elle être améliorée? Certaines personnes seraient-elles en traitement davantage par souci de confort que par volonté de quitter la dépendance? Les traitements proposés ne seraient-ils pas suffisamment efficaces? L’abondance de l’offre ne contribue-t-elle pas à une certaine chronicisation? Use-t-on et abuse-t-on du réseau de soins au point d’en devenir dépendant? Les personnes semblent souvent spectatrices. Comment les aider à être davantage actrices de leur propre vie, de leur rapport à l’institution? Les questions restent ouvertes.
En élargissant le champ de réflexion, cela nous ramène à une autre question. Une installation durable dans l’usage de drogues est-elle problématique? Et si oui, aux yeux de qui? En tant qu’intervenant social ou sanitaire, est-ce acceptable d’être confronté à une personne qui a construit tant bien que mal sa vie autour de et avec la toxicomanie ou qui n’a durablement pas réussi à faire d’autre choix que de vivre avec cette problématique? Au risque, pour les intervenants en toxicomanie, d’exercer une activité qui tient parfois du soin palliatif, soit de la force d’un accompagnement à la vie dans le long terme, en acceptant la réalité de la situation et en favorisant la meilleure qualité de vie possible.
Une installation durable dans la dépendance est peut-être bien la meilleure manière possible que la personne a trouvé pour (bien) vivre. Si c’était le cas, qu’est-ce qui nous autoriserait à affirmer qu’une chronicité est problématique?
En portant notre regard sur les aspects de lien social et d’exclusion, on peut trouver certaines explications à une chronicisation des usagers de drogues. Chronicisation dans les structures de soin ou dans une identité de toxicomane?
Cette identité colle souvent à la peau des personnes consommant des drogues, et sur un long terme. Identité qui se construit au cours des années de déboires qui mènent à certaines formes d’exclusion et d’auto-exclusion. Y a-t-il une personne derrière le toxicomane? La manière dont on en parle, par exemple dans les médias, pourrait parfois en faire douter.
Toutefois, comme le disait un collègue genevois, « mieux vaut avoir une identité de toxicomane que pas d’identité sociale du tout ». Ne trouve-t-on pas là une éventuelle explication à ce phénomène d’installation dans une toxicomanie et une fréquentation institutionnelle au long cours? Dans nos structures d’accueil, des usagers nous disent souvent que ce qu’ils y apprécient c’est d’être considérés comme une personne à part entière et d’être acceptés tels quels, sans devoir montrer autre chose que ce qu’ils sont! L’institution devient ainsi un des seuls ou le seul lieu dans lequel les personnes peuvent exercer un certain lien social, aussi restreint soit-il.
Plus la durée de la toxicodépendance est importante et plus le lien social a été rompu, plus la situation semble difficile. Le système social d’assistance (l’aide sociale, le réseau, l’assurance invalidité) apporte un certain confort, même dans une précarité relative. Avec un curriculum vitae à trous, face à la difficulté de se remettre au travail, de trouver un logement ou de régler des dettes parfois impressionnantes, il faut un courage certain pour sortir de cette identité. Le contexte social et économique actuel n’est pas facile et ne donne pas toujours envie de se battre pour changer.
Malgré l’ennui et le désœuvrement auxquels ils sont confrontés quotidiennement, que vont gagner certains usagers de drogues à sortir de cette situation? Voilà une question que nous entendons souvent.
Ces éléments tendraient à montrer que la chronicisation n’est pas qu’une affaire de lien entre un patient et son institution. Ce n’est pas seulement l’éventuel manque d’efficacité des thérapeutes qui est en jeu. Le problème est bien plus large et touche clairement la manière dont notre société est prête à accepter les personnes dépendantes de substances psychoactives, fussent-elles illégales.
La question de la chronicité du personnel fait écho à celle des usagers de drogues. Comment garder une vision novatrice et un regard quotidiennement renouvelé face à des personnes qui, connues depuis plus de dix ans dans nos structures, peuvent présenter une apparence plutôt immobile? Cette situation demande de développer un état d’esprit, personnel et d’équipe, favorisant un renouvellement constant afin de porter un regard positif sur les personnes rencontrées.
Une question qui se pose dans la réduction des risques est donc la durabilité du personnel. Dans la durée, n’a-t-on pas tendance à vouloir que les personnes évoluent avec nous, à hausser notre seuil d’exigence? Le risque est réel de développer une frustration diffuse au cours du temps. Cela est peut-être une des explications aux départs que nous connaissons régulièrement dans nos équipes de travail. C’est pour ces raisons que nous revenons toujours au sens de nos actions, à nos objectifs, pour éviter de déraper vers une tentation d’augmentation de notre seuil d’exigence. Le regard porté par le personnel peut, à notre sens, être un facteur favorisant la chronicité. Bien que cela soit très difficile au quotidien, un de nos postulats de travail est de tenter de garder constamment un regard neuf par rapport à la personne qui fréquente nos structures, jour après jour, comme si elle était accueillie pour la première fois.
Au niveau institutionnel, la question qui pourrait se poser est la suivante: comment transformer les usagers de drogues chronicisés en personnes ressources en s’appuyant sur leur expérience? Trouverait-on ici un facteur de « déchronicisation »?
Nous ne pensons pas avoir trouvé de réponses définitives à la question de départ, à savoir l’influence de la réduction des risques sur la chronicisation des usagers de drogues. Par contre, nous nous sommes trouvés confrontés à de nombreuses questions qui mériteraient chacune un traitement plus approfondi.
Nous sommes toutefois tentés de dire que la réduction des risques favorise la vie, qui est elle-même une maladie chronique, dont on meurt un jour. La chronicité n’est donc pas par définition un problème. Elle offre des points de repère à des personnes qui ont parfois de la peine à en trouver ou qui n’en n’ont pas trouvé d’autres que vivre avec la drogue et un suivi en institution.
Par contre, la chronicisation peut devenir un problème, particulièrement si le réseau institutionnel favorise une forme d’enfermement dans la problématique, s’il favorise le fait que la personne ne soit plus actrice de sa propre vie et d’un cheminement empreint de dignité. Il est donc nécessaire de se reposer la question du fonctionnement institutionnel et du réseau, honnêtement et régulièrement.
En gardant à l’esprit que ces efforts peuvent être vains si un véritable travail de fond n’est pas mené pour remettre en question l’identité et l’image du toxicomane dans notre société!