octobre 2012
Marianne Gaillard, Sylvain Trotot, Frédéric Saldarini (Etex)
La Fondation Bartimée, spécialisée dans le traitement et la réinsertion de personnes toxicodépendantes, s’est dotée – il y a une quinzaine d’années – d’une structure intermédiaire, Etex 1 entre la prise en charge résidentielle (à Grandson, de 24 places) et la sortie en suivi ambulatoire.
Etex s’est développé pour répondre aux besoins croissants des résidents dépendants stabilisés d’un encadrement par une équipe spécialisée dans leurs tentatives de reprises d’autonomie quotidienne, sociale et d’insertion professionnelle.
Actuellement, 11 appartements supervisés 2 (3 appartements de 3 places, 8 studios), situés à Yverdon-les-Bains et alentours, accueillent jusqu’à 18 personnes. La prise en charge en Etex est ouverte aux résidents ayant terminé leurs étapes résidentielles et porteurs d’un projet de réinsertion sociale et, ou, professionnelle. 2
Une équipe socio-éducative (4 personnes dont 1 en formation) assure la prise en charge en réseau coordonné des suivis médicaux, psychothérapeutiques, et mesures ou ateliers d’insertion. Elle utilise dans sa pratique quotidienne les outils de prise en charge individuelle et groupale et représente une étape d’expérimentation de l’autonomie en cohérence avec les acquis du résidentiel et indispensable à la réalisation des objectifs statutaires de l’institution.
L’expérience a montré le manque d’efficacité du résidentiel dans les programmes de réinsertion sociale, professionnelle ou citoyenne à plus long terme. Etex répond aux besoins des résidents motivés à se confronter à des objectifs de vie réalistes, de façon progressive et concertée, avec des intervenants pluridisciplinaires. Pour cela, l’équipe dispose de ses propres spécificités et de règles institutionnelles promptes à préserver la continuité des programmes et la sécurité de chacun.
Si, dans cette introduction, nous évoquons le concept général d’encadrement à l’autonomie comme préambule au sujet « logement et dépendances », c’est qu’ils sont intimement liés, et interdépendants. Le principe même de l’insertion et de l’autonomisation doit pouvoir s’appuyer, ou au minimum, inclure, un lieu de vie stable et doté d’une sécurité minimale.
Forts de nos expériences souvent encourageantes en termes de résultats de réinsertion, quelquefois douloureuses, nous proposons dans cet article de partager quelques règles d’accompagnement acquises au fil des années.
Nous n’en sous-estimons pas la valeur, préventive à l’épuisement des professionnels, ou à des drop-outs des usagers victimes de leur projet de réinsertion irréaliste.
1. Etex fait partie de la Fondation Bartimée : les grandes règles de vie dans les appartements sont les mêmes qu’en résidentiel : les occupants doivent s’engager à n’y introduire aucun produit stupéfiant, alcool compris, et protéger leurs colocataires de leurs comportements. L’usager, même s’il est porteur du cadre et responsable de sa thérapie, nécessite un contrôle et un soutien régulier de la part des référents, qui eux, sont témoins et mémoires du parcours en résidentiel.
Par exemple, un locataire en rechute qui rentre chez lui se cuisiner du riz en s’endormant sur la chaise et en laissant la casserole cuire seule… a provoqué au final, non pas un drame évité de peu, mais des murs noirs de suie qu’il a fallu repeindre et de drôles d’odeurs dans tout l’immeuble pendant quelques semaines… Un préjudice pour les colocataires qui nécessite une réparation par l’usager responsable comme à Bartimée : et pour que la liaison prenne avec le gâteau, la réparation implique qu’elle soit encadrée par les référents.
2. Les crises surviennent rarement pendant les heures de bureaux et souvent avant les jours fériés ou avant les départs en vacances des référents ! Le sentiment d’abandon et les risques de rupture dans ces périodes délicates demandent aux référents disponibilité et esprit d’adaptation pour résoudre des problèmes de toutes sortes.
Par exemple, un locataire peut transformer sa cuisine en atelier de réparation de vélos ou stocker ses poubelles sur son balcon « parce qu’on ne sait jamais… » Ou bien, pour jouir enfin d’une ambiance feng-shui, un autre a peint ses ampoules électriques à la peinture acrylique. Ce qui a eu pour effet d’enfumer l’appartement dans une ambiance finalement assez peu relaxante…
He oui, contrairement aux idées parfois préconçues de nos collaborateurs du résidentiel, c’est un travail assez exposé, et pour lequel l’imprévu et la mobilité sont inclus dans l’agenda de l’équipe.
3. Pour les usagers sortis du résidentiel, si la vie en solitaire paraît anxiogène, la colocation est souvent bien conflictuelle.
Le départ en studio n’est plus vécu comme le second départ post-adolescent ; magique et lié à l’affirmation de soi, il génère une anticipation anxieuse liée à la solitude, et à l’autodiscipline à acquérir.
A trois, quand on rentre le soir, quelqu’un nous attend et c’est très important. Tous les actes du quotidien prennent une autre valeur sous le regard des personnes qui le partagent…
Un référent (au moins) régule la dynamique de groupe et de la vie quotidienne des colocataires dans les appartements communautaires. Chaque semaine, il fait émerger dans le setting d’un groupe les inévitables irritations ou conflits banaux de la vie communautaire, pour mettre en pratique les acquis thérapeutiques ; tels que repérer les problèmes et les nommer plutôt que les laisser s’installer et miner motivation et stabilité personnelle et de collectivité. Contrôle des logements et aide à l’organisation des tâches ménagères font également partie du menu.
4. S’il y a rémission et réinsertion, il y aura rechute et décompensation.
Le départ du résidentiel représente une étape délicate qui peut aussi déclencher une rupture et un retour en consommation frénétique chez les résidents et donc un échec à la prise en charge.
Un retour en résidentiel est une réponse souvent difficilement admise par les résidents Etex en rechute, c’est pourquoi préparer avec eux la rechute et le retour à l’interne comme sécurisation est un outil de stabilisation très efficace pour prévenir les drop-outs.
Depuis quelques années, les résultats sont là ; ce n’est pas qu’il y ait moins de rechutes, les usagers d’Etex par contre acceptent mieux l’idée qu’un retour momentané en résidentiel, pour rebondir et se stabiliser, fait partie de l’histoire naturelle de leur traitement.
5. Des résidents pleins d’ambitions qu’il faut confronter à une réalité douloureuse.
Trouver sa place dans la société ou au travail nécessite, pour les usagers, de se confronter à la réalité de ses réelles capacités de réinsertion et à en assumer les conséquences.
Le réseau pluridisciplinaire est souvent compétent pour éviter les ruptures liées à la déception qui peuvent en résulter. Se réinsérer et reprendre une activité professionnelle, ça peut être aussi d’accepter de ne pas retravailler car ce stress-là est insupportable à terme. Un stress que la personne en rémission traiterait très probablement avec des dopants pour se donner courage et énergie à tenir dans cette situation.
S’occuper de soi, de son chien et de son logement, correctement et considérer que c’est un projet de vie respectable, sans AI pour autant, c’est de la réinsertion. Cette personne a choisi une place à sa portée, qui lui permettra de ne pas se mettre en danger, elle assume son choix de vie même si c’est… politiquement peu vendeur.
6. La réinsertion sociale et celle professionnelle sont certes sœurs mais pas jumelles.
Les résidents disposant d’une formation de base et d’une capacité de travail avérée et évaluée en résidentiel ont plus de perspectives professionnelles, ce qui constitue un moteur important dans un processus d’autonomisation.
Annoncer à son employeur potentiel la démarche de réinsertion dans laquelle on se trouve, notamment pour les personnes sous suivi judicaire, peut représenter un frein important dans une dynamique de reprise d’emploi. A l’inverse, la reprise d’une activité professionnelle peut également entraîner une fin de prise en charge, devant l’impossibilité pour la personne d’annoncer à son employeur son statut de personne dépendante en réhabilitation avec un suivi judiciaire ou civil. Certains résidents disent se sentir piégés, ce qui met aussi les référents dans la position délicate du devoir de secret professionnel.
Pour les autres, ceux qui ne peuvent pas s’appuyer sur une capacité de travail, le retour à une certaine indépendance prend fréquemment plus de temps, selon leurs ressources, mais aussi les handicaps dont ils souffrent. Notre rôle est alors de les soutenir dans un processus d’acceptation de leurs handicaps et dans la perspective du deuil d’une future activité professionnelle. Pour les escorter vers un projet de vie qu’ils s’approprient pleinement.
7. Les acquisitions du résidentiel ne se transfèrent pas sans effort en ambulatoire ou en appartements supervisés.
Le passage en appartement supervisé est, dans un premier temps, synonyme de liberté retrouvée pour les résidents, sans qu’ils mesurent pleinement les implications et les dangers liés à l’élargissement du cadre.
Souvent sous-estimée par les usagers, qui ne tardent pourtant pas à faire le constat par eux-mêmes de la difficulté à devenir autonomes. Si, à l’interne, le cadre de vie communautaire régit la vie et l’emploi du temps de tout un chacun et ne laisse que peu de place à l’improvisation, les personnes en Etex se retrouvent confrontées à des moments de transitions difficiles à gérer. Ces moments de flottement, synonymes de perte de repères, peuvent êtres propices à la résurgence de comportements addictifs, asociaux, délictueux, et de repli sur soi et doivent être prévenus. Il est, par exemple, plus facile pour les résidents d’être à l’heure aux ateliers en résidentiel qu’en Etex, car personne ne les réveille et que cette difficulté a des conséquences sur le bilan de stage avec le patron !
Des acquis précieux sont ceux d’avoir été capable d’apprendre et d’entraîner des habiletés en résidentiel, donc d’être capable de les réapprendre ou les mettre en pratique dans un autre contexte. La stimulation des pairs en appartement communautaire, l’encadrement éducatif, l’aide à la gestion du quotidien et la poursuite du travail thérapeutique, renforcent l’engagement personnel et soutiennent cette rude confrontation à la réalité de l’autonomie et de la réinsertion.
8. De la réinsertion sociale sans les ghettos.
Les appartements sont disséminés dans différents quartiers d’Yverdon-les-Bains, ainsi que dans d’autres communes voisines comme Chavornay, Sainte-Croix ou Grandson, afin d’éviter l’effet ghetto de regroupement de logements.
En termes de développement d’habiletés sociales et civiles pour une population déjà en marge, mieux vaut aller chercher le sel qui nous manque chez monsieur le voisin qu’on a croisé le soir qui rentrait du boulot que chez son collègue Etex. On s’entraîne à le demander de façon avenante et assertive… On fait connaissance, on se dit bonjour et un peu plus ; on crée ainsi des liens vraiment intégratifs.
9. Stabilisation en résidentiel, confrontation en Etex ?
Le résidentiel permet d’évaluer les ressources et les handicaps des personnes dépendantes. Cette évaluation de l’autonomie est déterminée par les compétences minimales acquises en résidentiel : Hygiène, gestion émotionnelle, risques d’incivilités, rechute, projet de réinsertion.
Les objectifs à atteindre pour permettre une sortie en ambulatoire sont aussi pris en compte.
Une visite de l’appartement est organisée avant que la personne ne passe en Etex afin qu’elle puisse s’imprégner de l’endroit et se projeter dans son futur lieu de vie. Un inventaire et un état des lieux de l’appartement sont effectués afin de coller le plus possible à la réalité à laquelle la plupart des usagers seront confrontés lorsqu’à leur tour ils rechercheront un logement. Selon les demandes et les besoins, nous établissons un premier contact avec les concierges de l’immeuble dans le but de faciliter l’arrivée du locataire. Lors de ce passage, un contrat de sous-location est signé, dans lequel sont stipulés les droits et devoirs du locataire.
Le passage en Etex rime également avec les réalités administratives de citoyen, l’inscription au contrôle des habitants, un premier pas vers la responsabilisation dans le domaine redouté que celui de la paperasse…
10. La sortie d’Etex ou « le saut de l’ange avec filet »
La durée des séjours en Etex a tendance à augmenter. Ce constat semble lié en partie à la difficulté croissante à trouver un propre logement à la sortie. Précarité, endettement chronique 3 , au bénéfice de l’aide sociale ou dans l’attente d’une très hypothétique rente AI, les usagers ne font pas partie des candidats retenus par les gérances.
Peut-être aussi la faible estime de soi, liée à leurs vécus personnels, paralyse souvent certains usagers qui, après avoir essuyé un énième refus, intériorisent l’idée qu’ils ne trouveront jamais un lieu de vie.
D’autres réalisent que l’appartement supervisé est sécurisant : les liens sont stables avec les référents et tiennent malgré les actings ou les rechutes : un départ impose une distanciation avec des repères géographiques voire émotionnels que les personnalités dépendantes confondent souvent avec ruptures, ce qui risque d’entraîner rechutes et décompensations, et d’annihiler des années de stabilisation. Un suivi post Etex est possible depuis 2009, et gratuit, pour limiter les risques ci-dessus mais insuffisant pour les plus démunis psychologiquement. Une structure intermédiaire entre les appartements supervisés et les appartements privés pourrait être une bonne alternative. En effet, une partie de nos usagers ont pu acquérir une certaine autonomie sociale sans forcément être réinsérés dans le monde du travail. Ce sont des personnes autonomes mais qui sont confrontées à de grandes difficultés lors de la recherche d’un appartement, et du passage à un mode de vie sans repères de cadre et de proximité. Une structure comparable à celle d’Etex, dotée d’un accompagnement socioéducatif souple est envisageable comme lieu de vie à long terme et permettrait de réduire encore ces seuils d’autonomie infranchissables pour ceux pour qui tout changement représente le déclencheur d’envies de toxiques avec comme conséquence le retour à la rue à plus ou moins brève échéance …
11. La guerre des logements n’aura pas lieu.
La recherche intensive d’appartements pour les résidents en partance d’Etex représente une vraie gageure même pour la région du Nord vaudois.
Patience et entregent sont indispensables pour gagner la confiance des bailleurs ! On passe régulièrement dans les gérances et on prend soin de notre réseau immobilier.
Cependant, les gérances demandent…, non!… Elles exigent un garant comportemental en plus de la garantie de paiement. Mais cela ne suffit pas. Pour sécuriser des propriétaires plutôt timorés, nos contrats de bail Etex prévoient des contrôles réguliers et l’assurance que les logements seront entretenus et rénovés par Bartimée si besoin…
La plupart des personnes qui ont trouvé leur propre appartement ont bénéficié d’un soutien direct auprès des gérances et des propriétaires privés, soit de la part de leur famille ou entourage qui peuvent se porter garants, soit directement grâce au réseau de Bartimée.
Il est arrivé que nous continuions un suivi et gardions deux loyers en réserve à Bartimée « au cas où » pour décider un logeur très sur la réserve… mais ne le dites pas, l’office des poursuites risque de poser des questions !
12. Des éducateurs investis dans la vie sociale pour mieux parrainer.
Nous avons essayé dans cet article de rester au plus près des réalités et des exigences de ce genre de prestations « in live » qu’est Etex ; une offre qui demande souplesse et adaptabilité au quotidien dans les prises en charge des usagers de la part des référents.
Pour entraîner des personnes en grandes difficultés sociales à s’intégrer progressivement, nous avons besoin aussi d’une équipe de collaborateurs bardés d’habiletés sociales, de compétences à créer des liens dans les réseaux d’intégration professionnelle, dans les manifestations populaires ou de loisirs et qui créent un mouvement de socialisation et de citoyenneté chez des usagers sensibles aux phobies sociales : ces collaborateurs-là doivent être sortis eux aussi de l’institution protectrice et apprécier vivre en société ; mode d’emploi minimum pour pouvoir apprendre aux personnes dépendantes à vivre avec les autres. Non ?
En conclusion, ce mode de vie façon Etex démontre en quoi la question du logement pour des personnes dépendantes en réhabilitation dépasse la question économique de la signature d’un bail. Le logement
représente un besoin vital pour tout individu dans notre société, mais nécessite pour l’acquérir et le garder, des capacités qui souvent sont défaillantes chez ces personnes. Raisons pour lesquelles nous estimons qu’il est de notre responsabilité de développer des alternatives entre le résidentiel et le logement privé.
Au vu de la diversité des problématiques rencontrées, ces voies originales que nous explorons dans ce domaine se doivent d’être adaptables aux besoins repérés et nécessitent un travail de collaboration important avec les instances politiques, de financement et locales.
Le logement, même privé, c’est finalement l’affaire de tous.