octobre 2012
Nicolas Pythoud (Fondation ABS, Lausanne)
Le jour même où la rédaction du journal « dépendances » me demandait si je désirais contribuer au prochain numéro traitant du thème du logement, un collaborateur de la Fondation ABS 1 me sollicitait pour un entretien personnel. En substance, ce dernier me demandait ceci : «Dis, Nicolas ! Toi qui es directeur ! Tu dois avoir des pistons pour trouver un appartement à Lausanne. Cela fait six mois que j’en cherche un et cela devient urgent car je dois quitter mon logement actuel pour la fin août ! Et avec ce que je gagne mensuellement, je ne peux me permettre de payer un loyer mensuel de plus de frs 1’300.-…».
Malheureusement, je n’avais pas de pistons et je n’ai pu lui proposer quoi que ce soit…
En revanche, cette interpellation m’a motivé à accepter la proposition qui m’était faite !
De tout temps, l’accessibilité au logement a été problématique pour les personnes toxicomanes. A la méfiance qu’elles suscitent chez les bailleurs, le manque chronique de logements accessibles financièrement s’est ajouté, rendant ainsi encore plus difficile leur accès au logement depuis de nombreuses années.
Au cours de la dernière décennie et à l’image d’autres cantons suisses, le taux de logements vacants dans le canton de Vaud est passé de 1% à 0,5%. Ce taux est encore plus faible à Lausanne, 0,2% à la fin 2011, taux pratiquement inchangé depuis quelques années. Or et selon les spécialistes, le taux de logements vacants devrait être au minimum de 2% pour détendre le marché et couvrir les besoins des personnes résidant en Suisse.
Cette crise du logement n’est pas sans conséquence pour les usagers de drogues, en particulier pour les personnes fréquentant les structures de la Fondation ABS. 1 Selon 3 sondages que nous avons effectués depuis 2006 auprès d’une centaine d’usagers, ils nous indiquent que leur situation en termes de logement s’est considérablement dégradée. Si en 2006, 25% des usagers ne possédaient déjà pas de bail à loyer à leur nom, ce pourcentage s’élevait à 40% en 2008, pour atteindre près de 60% en 2012.
Bien qu’il ne s’agisse que de sondages et non d’études scientifiques, il n’en demeure pas moins qu’ils nous révèlent une aggravation dramatique de leurs conditions de vie.
Or, le droit à un logement convenable a été reconnu comme faisant partie intégrante du droit à un niveau de vie suffisant dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966.
Ce droit au logement est également reconnu par la Constitution vaudoise qui stipule dans son art. 33 Minimum vital et logement d’urgence :
Toute personne dans le besoin a droit à un logement d’urgence approprié et aux moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine.
Comme nous l’avons vu, 60% des usagers fréquentant les structures de la Fondation ABS, en 2012, déclarent ne pas avoir de bail à loyer à leur nom.
Dès lors, le risque est grand que nos autorités expliquent cette situation uniquement par le fait que ce sont des personnes toxicomanes incapables de se gérer.
Or, la cause de leur sans-abrisme n’est pas forcément liée, au départ, à un problème de toxicomanie. Par contre, leur séjour plus ou moins prolongé dans la rue les a conduits à développer une consommation problématique de substances psychotropes légales ou illégales parmi lesquelles l’alcool occupe souvent une place prépondérante et a été bien souvent la porte d’entrée dans la consommation de drogues illégales.
Dès lors, si ce n’est pas la toxicomanie qui a été l’élément déterminant de leur sans-abrisme, quel est-il ?
Plusieurs études, réalisées en Europe et en Amérique du Nord auprès de personnes vivant dans la rue, nous indiquent que les causes sont souvent multifactorielles.
Parmi cet éventail d’études, je citerai ici le rapport européen de la FEANTSA 2 réalisé en 2005, qui énumère 3 raisons principales au phénomène du sans-abrisme :
1. les raisons structurelles : au premier rang des-quelles l’accès limité au logement décent (lié au coût élevé du marché du logement et à l’insuffisance de logements sociaux), la restructuration du marché du travail (et ses conséquence en termes de chômage, de précarisation des statuts d’emploi et d’accroissement du nombre de travailleurs pauvres), le durcissement des règles relatives au droit de séjour des étrangers, plus généralement la marginalisation de « ceux qui ne sont jamais éligibles » ;
2. les raisons institutionnelles, liées à la capacité limitée des services d’hébergement d’urgence et de réinsertion, à la spécialisation des réponses institutionnelles (urgence et médicalisation des réponses), l’inadéquation des dispositifs aux besoins des personnes (familles, handicapés, etc.), l’absence de coordination des services à l’échelle locale, les insuffisances des politiques nationales dans les contextes de décentralisation ;
3. les raisons personnelles : les ruptures biographiques (perte d’emploi, migration, ruptures familiales, problèmes de santé, violences domestiques, etc.), la faiblesse ou la rupture du réseau social, les problèmes d’alcool et/ou de drogues, le refus de dépendre de services d’urgence dénoncés comme inadaptés, dangereux, humiliants…
Nous pouvons ajouter à ces facteurs et en fonction des témoignages que nous avons récoltés, les éléments suivants : les sorties de prison, les sorties de structures thérapeutiques résidentielles au terme du traitement, les exclusions temporaires de ces structures suite à des transgressions réglementaires ainsi que les sorties d’hospitalisation pour des raisons somatiques et/ou psychiatriques.
Or, le fait de se retrouver temporairement ou durablement « sans toit » risque de favoriser la récidive (délinquance liée à la survie), les rechutes dans la consommation, les décompensations psychiatriques et les maladies somatiques, réduisant ainsi quasiment à néant les efforts de réhabilitation poursuivis par les usagers de ces structures avec le soutien des équipes d’encadrement.
Et pour les personnes dites « saines » précarisées économiquement et qui se retrouvent « sans toit » pour des raisons autres (perte de son logement suite à des opérations spéculatives et/ou rénovation d’immeubles, migration liée à la recherche d’un emploi, divorce, etc.) dues au manque
chronique de logements bon marché et décents, les risques qu’elles développent des problématiques toxicomaniaques, pénales, psychiques et somatiques sont importants. C’est en tout cas le constat que nous faisons à la Fondation ABS.
En effet, parmi ces personnes dites « saines » mais précarisées qui viennent nous demander un soutien matériel et/ou administratif au Passage (recherche de logement, conseils pour obtenir des permis de séjour, repas, douches, emploi, habits de seconde main gratuits, etc.) mais que nous ne pouvons pas accueillir (env. 150 personnes annuellement) en regard du mandat 3 que nous a confié la Municipalité lausannoise, une petite part d’entre elles (env. 10%) reviennent quelques mois plus tard (entre 6 et 18 mois) car elles ont développé une consommation problématique de substances psychotropes, en particulier d’alcool, suite à un séjour plus ou moins prolongé dans la rue. De plus et bien souvent, d’autres problèmes de santé concomitants sont apparus.
Une étude réalisée par l’INSEE, en 2001 4 auprès des « sans domicile » usagers de services d’aides nous apprend que 16% de cette population s’estiment en mauvaise santé (5 fois plus que la population générale), 65% déclarent 2 fois plus souvent souffrir d’une ou plusieurs maladies (2 fois plus que la population générale) et quelque soit la maladie physique considérée, la prévalence est toujours plus importante chez les « sans toit » que dans l’ensemble de la population.
Les maladies les plus souvent déclarées sont les maladies respiratoires (14% des personnes sans domicile) ou digestives (10%) mais également des troubles du comportement alimentaire (anorexie ou boulimie, 9%) et des maladies de peau (7%).
De plus, près d’un tiers des personnes se plaignent de graves troubles du sommeil (qu’elles s’expliquent, ou non, par les conditions de vie nocturne) et près d’un quart d’entre elles déclarent se sentir dépressives. 5
En fonction de la durée de séjour passé dans la rue, le pourcentage de prévalence de certaines maladies augmente rapidement. A titre d’exemple, les états dépressifs fréquents touchent 25% des personnes ayant séjourné dans la rue entre une semaine à moins de deux mois, 27% de deux mois à un an et un peu plus 31% après plus d’un an, contre 19% pour les personnes n’ayant jamais séjourné dans la rue. La progression des maladies respiratoires est encore plus spectaculaire.
Si 9% des personnes n’ayant jamais séjourné dans la rue sont atteintes par des maladies respiratoires, elles sont plus de 12% après moins d’une semaine passée dans la rue, 21% de deux mois à un an et 24% pour des séjours de plus d’un an.
En 2008, les données compilées par la consultation médicale de l’espace solidarité insertion du Samu social de Paris nous indiquent que sur 1503 consultations réalisées, 16% de ces consultations étaient liées à des problèmes d’addiction, 16% liées à des pathologies dermatologiques, 8% à des problèmes traumatologiques, 9% à des problèmes cardiovasculaires, 7% à des problèmes rhumatologiques et 6% à des problèmes psychiatriques. Les auteurs soulignent également la fréquence enlevée (près de 5%) des consultations qui ont nécessité un transfert immédiat vers des urgences hospitalières en raison de la gravité de leur état (infections graves, décompensation cardiovasculaire ou hépatique, etc.). 6
Dès lors et en fonction de ce qui précède, il est d’une évidente nécessité que les professionnels de l’addiction se préoccupent des questions de logement. Non seulement, ils doivent se soucier de rechercher des solutions d’hébergement pour les populations dont ils ont la charge, mais ils ont également le devoir de dénoncer auprès des autorités le problème du « sans-abrisme » car cette problématique n’est pas uniquement issue de circonstances malheureuses dans la trajectoire de vie de quelques personnes mais bien d’une problématique et d’une responsabilité sociétale.
Dans ce sens, le code de déontologie des professionnel·le·s du travail social est on ne peut plus clair. Son article 12 « Comportement à l’égard de l’Etat et de la société » stipule :
1 Les professionnel le s du travail social coopèrent à l‘élimination des inégalités sociales et développent des solutions en conséquence.
2 Ils et elles s’engagent pour que tous et toutes participent à la vie sociale et pour que chacun e ait accès aux ressources et prestations de base dont il ou elle a besoin. Les profes sionnel le s du travail social s’engagent également pour l‘introduction ou le changement de mesures ou de lois visant à une plus grande justice sociale.
3 Ils et elles encouragent les personnes concernées à participer aux processus de décisions sociopolitiques. 7
L’application de ce devoir déontologique est encore plus nécessaire que jamais dans le contexte actuel. Depuis quelques d’années, nous assistons à un durcissement de la répression envers les personnes les plus marginalisées. Les propositions et l’instauration de lois contre la mendicité, la création de zones d’exclusion, l’interdiction de rassemblement pour des catégories spécifiques, etc., en sont les signes les plus manifestes !
Par contre, la recherche de solutions pour enrayer le phénomène grandissant du « sans-abrisme » ne semble malheureusement que peu préoccuper l’ensemble de notre classe politique. L’absence d’études réalisées en Suisse sur ce thème et les conséquences qui en découlent, l’abandon du soutien financier fédéral pour la construction de logements sociaux, le non-renouvellement du financement de programmes de logements accompagnés sont autant d’éléments de preuves de ce relatif désintérêt.
Pourtant, nous savons pertinemment que ce désintérêt coûte déjà très cher aujourd’hui et que ce coût ne cessera d’augmenter ces prochaines années. Et ceci sans parler des conséquences dramatiques pour chaque personne n’ayant d’autres alternatives que de dormir dans la rue et de vivre ainsi dans une insécurité permanente.
En conclusion, nos élus seraient mieux avisés de chercher, en collaboration avec l’ensemble des acteurs concernés, des solutions pour faire face à l’insécurité réellement vécue par les personnes « sans toit » plutôt que de répondre au sentiment relatif d’insécurité du citoyen lambda obligé de côtoyer dans l’espace public ces personnes qui n’ont d’autre lieu que la rue pour y vivre. Ils feraient ainsi d’une pierre deux coups. D’une part, en diminuant la présence dans la rue de ces personnes qui font peur et/ou qui nous culpabilisent par leur misère et d’autre part, en leur rendant une dignité citoyenne.
Et cerise sur le gâteau, ils appliqueraient ainsi activement la Déclaration universelle des droits de l’homme et les différentes Constitutions cantonales qui fondent le droit au logement pour chaque citoyen, indépendamment de sa situation personnelle et financière.