octobre 2003
Jean Bergeron ; Isabelle Gothuey (Fondation de Nant)
La psychanalyse et les addictions ont une histoire originelle complexe eu égard au rapport ambivalent que le père de la psychanalyse a entretenu avec les substances addictives, la cocaïne et le tabac notamment. Il faut savoir que la question des troubles addictifs a été mentionnée par tous les pionniers de la psychanalyse et a toujours été présente dès les origines de la clinique, alors que l’on a pu noter par la suite une progressive réticence du milieu analytique à l’égard de ces pathologies de la «modernité».
Freud n’a jamais véritablement abordé la place nosographique des conduites addictives, toutefois il a cité de manière partielle la problématique du rapport aux toxiques dans plusieurs textes écrits de 1895 (La naissance de la psychanalyse) à 1929 (Malaise dans la civilisation).
Certains se sont interrogés sur son propre rapport aux toxiques, sur son addiction au cigare et sur ses rapports avec la cocaïne, évoquant cette absence de considération de la conduite addictive en tant que telle dans son œuvre comme une tache aveugle. Pour l’histoire ou la légende, Freud était persuadé des vertus de la cocaïne au point de la prescrire à un ami qui souffrait d’un névrome et était devenu opiomane pour qu’il se libère de sa dépendance (1884). En 1887, Freud se défendra suite à l’apparition de cas de cocaïnomanie, dans un article intitulé: «Cocaïnomanie et Cocaïnophobie» en disant: «J’ai moi-même pris le médicament (la cocaïne) pendant des mois, je n’ai jamais vu la moindre trace d’un état comparable au morphinisme ou d’une accoutumance.» Il demeure perplexe en constatant chez son ami que finalement la drogue aboutit à une accoutumance et pour son ami Fleichl à une intoxication mortelle. Il en conclut que «ces sujets avaient en eux quelques éléments morbides que lui-même ne possédait pas». Il finira aussi par renier ses écrits sur la cocaïne.
Mais la question addictive transparaît dans ses écrits ultérieurs et va être abordée sous plusieurs angles, que l’on peut résumer rapidement ainsi: l’addiction est un substitut à l’acte sexuel, en lien avec l’auto-érotisme et la masturbation comprise comme l’addiction la plus ancienne. Ce concept a été un peu abandonné pour être repris actuellement avec l’idée de l’addiction comprise comme un procédé auto-calmant.
Les drogues peuvent prendre la place du premier objet d’amour (la mère) et être investies d’un potentiel de dépendance relationnel. C’est dans ce sens que se développent les théories actuelles. Il y a des addictions sans drogue, comme le jeu pathologique, où Freud parle d’autopunition. Il existe de fortes similitudes entre les états d’intoxication alcoolique et la manie. Il fait déjà référence à la question très actuelle des doubles diagnostics.
Malheureusement, une réponse très connue de Freud, et tirée de sa correspondance avec Ferenczi en 1916, a probablement enterré la cause addictive auprès des psychanalystes pour plusieurs décennies: «L’analyse est, du reste, peu appropriée au traitement des intoxications, car tout mouvement de résistance se termine en rechute.» Il en existe une autre version «car chaque rechute ou difficulté dans le traitement les ramenaient à la drogue». Cette traduction est plus intéressante puisqu’elle fait entrer en scène le traitement et le thérapeute. Ainsi, ce pourrait aussi être en lien avec ce qui se passe dans le traitement que la rechute survient. Ceci ouvre évidemment bien d’autres perspectives puisqu’il s’agit alors d’une répétition de la problématique psychique du patient dans le transfert, qui constitue l’instrument principal du psychanalyste.
D’autres psychanalystes ont tenté d’explorer et de théoriser autour des troubles addictifs, mais c’est Joyce Mc Dougall en 1978, dans son livre «plaidoyer pour une certaine anormalité» qui occupe une position centrale en conceptualisant ce qu’elle appelle la solution addictive, soit les buts conscients ou inconscients qui sous-tendent toutes les formes que peuvent prendre les comportements d’addiction. Pour elle, «la dimension la plus urgente de l’économie psychique qui sous-tend la conduite addictive est le besoin de se débarrasser aussi rapidement que possible de tout sentiment d’angoisse, de colère, de culpabilité ou de tristesse voire même de sentiments en apparence agréables vécus inconsciemment comme interdits ou dangereux». C’est la première qui va mettre l’accent sur le fait que pour la personne addictée ce n’est pas le désir mortifère de se faire du mal qui prime mais bien une réponse à une souffrance psychique du passé, une tentative enfantine de se soigner. Dans la suite de Winnicott, elle jette les bases des théories actuelles sur les addictions et souligne que c’est bien dans les interactions précoces de l’entité psychique mère-nourrisson que des failles surgissent, qui affectent le développement des phénomènes transitionnels (activités ou objets) et ont tendance à instaurer chez l’enfant la crainte de développer ses propres ressources psychiques pour atténuer ses tensions affectives.
Le développement de la capacité d’être seul est alors mis en danger et l’enfant, pour résoudre ses tensions affectives, opérera un raccrochage au monde perceptivo-moteur, cherchant la solution dans un pseudo-objet d’amour addictif, prenant la place des objets transitionnels mais, au contraire de ces derniers, il échoue dans son potentiel libérateur du lien de dépendance à la mère et le renforce au contraire. Dans ce sens, l’addiction constitue un dérapage de l’objet transitionnel et devient fétichisé.
Pour P. Jeammet, l’objet d’addiction (le produit ou le comportement) est vu comme un pansement pour la psyché, qui tente de guérir les blessures laissées par l’inadéquation de la relation aux premiers objets (environnement maternel), le comportement addictif permet de colmater les brèches liées à ces défaillances des assises narcissiques en s’offrant comme néo-objet d’amour, toujours à disposition et maîtrisable.
La psychanalyse, on le voit, interroge maintenant le rapport au produit ou au comportement addictif et la place que ce dernier prend dans l’économie psychologique de la personne; le produit est véritablement solution externe qui vient résoudre momentanément un conflit interne, une solution de survie psychique diront même certains de nos patients.
A notre avis, s’arrêter à la question unique du produit d’addiction fait partie des résistances au changement, elle permet de rester dans une logique compulsive et de surinvestir le pseudo-objet d’addiction. Les soignants, comme les patients, ont tendance eux aussi à fétichiser le produit. L’un de nos outils est celui de la parole, qui permet la mise en mots de la conduite addictive, et en recherche le sens. Cet exercice permet d’opérer déjà un dégagement vis-à-vis de l’acte pour favoriser la mise en lien. Pour certains de nos patients pourtant, la parole n’a pas de sens, c’est du bruit; ce sont alors les capacités contenantes du milieu thérapeutique qui sont sollicitées (ainsi ce patient qui ne pouvait parler d’une période très difficile vécue dans la zone et comme témoin de ses souffrances nous montrait une photo de lui à cette période).
On ne peut évoquer la question du rétablissement sans revenir encore une fois à Freud, qui s’attachait plus à comprendre la production symptomatique qu’à tenter de vouloir la faire disparaître, partant du principe que si le sujet analysé comprenait aussi, la symptomatologie s’amenuiserait d’elle-même et le sujet n’aurait plus nécessairement recours au symptôme comme expression d’un conflit interne. De son propre aveu, son désir d’aider les patients d’un point de vue thérapeutique passait après ce qu’il pouvait apprendre d’eux sur le fonctionnement de la psyché. Pour Ferenczi, un autre pionnier de la psychanalyse, au contraire, aider les gens était le but principal de la psychanalyse. C’est ainsi qu’il a été amené à «inventer» des modifications du setting psychanalytique, pour aider les gens qui ne semblaient pas abordables par des méthodes analytiques standards. On peut encore aujourd’hui s’inspirer de ses réflexions, pour traiter de ces «cas difficiles» dont les patients dépendants font partie. La position de Winnicott est également intéressante, profondément thérapeutique, car il n’avait pas de présupposé quant au fait que la personne puisse accéder aux soins psychanalytiques, il partait du patient et se demandait comment le modèle psychanalytique pouvait subvenir aux besoins de cette personne. Ces psychanalystes cherchaient eux à apaiser les productions symptomatiques.
Il est à notre avis, dans la clinique quotidienne des patients dépendants, nécessaire de conserver la position freudienne, surtout à propos de la question du rétablissement. Il ne semble en effet pas possible d’avoir des idées préconçues sur ce que doit être le rétablissement pour telle ou telle personne. Au risque de choquer certains, nous soutenons que la question du rétablissement (retour à un état antérieur-guérison) n’est pas forcément synonyme d’arrêt de la consommation, mais qu’il apparaît plus important d’aller à la recherche d’un nouvel équilibre interne plus satisfaisant, sans a priori sur la manière dont la personne va partir à la recherche de ce nouvel équilibre psychique, avec ou sans substances. Ainsi souvent, l’abstinence prolongée (comme la réduction des symptômes pour Freud) pourra ou non intervenir, comme en sus, au détour du traitement proposé.
Ainsi, en est-il des traitements de substitution, actuellement compris comme une alternative possible là où la désintoxication forcenée immédiate ne pouvait qu’échouer. L’urgence et l’exigence de la consommation mises momentanément de côté, il y a à nouveau un espace pour d’autres investissements, même si les consommations annexes sont encore présentes. Ne devient pas dépendant qui veut, cette recherche d’une solution «antalgique» à la souffrance psychique amène l’usager des drogues à devenir dépendant. L’enjeu thérapeutique est dans l’espace dégagé, comme une alternative possible au produit afin que la souffrance psychique s’expose. La substitution, il est vrai, ne guérit pas la dépendance, elle la maintient et la prolonge, rend ainsi le toxicomane plus fréquentable, plus acceptable, plus accessible à un lien thérapeutique. Il ne faut pas oublier non plus que la dépendance était déjà présente, bien avant l’initiation. Elle est révélée à travers la rencontre avec le produit, signant ainsi l’importance identitaire de la toxicomanie. Il s’agit alors de rester attentif à ne pas sauter trop vite à la conclusion que le rétablissement concerne exclusivement le sevrage. Sevrer, si cela apparaît nécessaire parfois, peut revenir souvent à ébranler trop profondément cette fonction identitaire.
Il y a double dépendance: dépendance psychique et dépendance physique, ce qui nous amène souvent à penser les traitements de manière parallèle, comme les rails du train, qui poursuivent la même direction, sans jamais s’entrecroiser. Le risque est grand de poursuivre deux types de traitements, les approches psychologiques d’un côté, et le traitement pharmacologique de substitution versus le sevrage de l’autre. Par exemple, lors d’un sevrage aux opiacés, la nécessité de faire disparaître les symptômes de manque a tendance à focaliser l’attention de tous (patient et soignants) sur les approches pharmacologiques de sevrage à visées d’abstinence. Or, sans un minimum d’intériorisation du processus de changement, sans travail sur une perspective d’un vécu sans produit, se passer momentanément du produit n’a quasiment pas de perspective sur le long terme. Ce n’est pas la disparition des symptômes de manque qui permet de rétablir le toxicomane de sa dépendance. Sans ce travail d’intériorisation préalable, nos patients une fois sevrés vont persister à lutter contre leurs envies de consommation (les rejetons de la dépendance) ce qui, à la première difficulté rencontrée, renforcera finalement le comportement addictif. Un de nos patients l’a formulé ainsi: «J’ai tout fait pour m’en sortir, je ne consomme plus, je ne fréquente plus la zone, mais j’en suis toujours au même point par rapport aux produits, je suis toujours toxicomane, vous voyez, je suis un homme foutu.»
La toxicomanie apparaît parfois aussi nécessaire qu’un besoin vital comme celui de boire ou manger, alors qu’elle peut être reliée à la jouissance, à l’objet du désir inconscient ou à bien d’autres objets. Malheureusement, ceci amène à ne plus penser au sens de la consommation, ce à quoi sert le produit dans l’équilibre psychique du sujet. Le piège réside dans le fait que nous sommes ainsi entraînés à faire des propositions concrètes à nos patients sans plus considérer le bénéfice inconscient du symptôme addictif, dans une forme de confusion des niveaux entre le manifeste et l’inconscient. Amener l’aide que nos patients souhaitent ne passe pas forcément par ce que nous aimerions qu’ils souhaitent.
A priori, la référence psychanalytique et le travail avec une population toxicomane à seuil bas semblent difficilement compatibles. En effet, nous avons affaire à des patients qui souffrent de pathologie du lien, alors que cette approche s’appuie justement sur l’établissement d’un lien significatif entre patient et thérapeute ainsi que sur le transfert.
A posteriori, comme nous venons de le voir, le modèle analytique est une référence utile, notamment au travers de la question de savoir ce que nous visons avec nos patients comme objectifs du soin: un mieux-être, moins de souffrances, un meilleur aménagement du quotidien, des liens plus tranquilles à autrui, une plus grande sécurité interne, etc. Nous pouvons ainsi considérer le rétablissement du côté du patient avec l’idée que chacun porte en lui la solution interne à sa problématique sans jugement moral sur le moyen mis en œuvre.
On peut aussi se demander quelle est la position du soignant face à la question du rétablissement. Le modèle analytique nous permet de considérer la fonction soignante auprès des patients dépendants comme une fonction de holding au sens Winnicottien du terme, permettant la restauration d’une sécurité interne à travers la continuité du lien affectif. Pour le soignant, le rétablissement passe par la restauration d’un lien de dépendance non aliénant. «L’essentiel, c’est de durer» disait un de nos collègues, soit de permettre à nos patients un appui sur notre appareil psychique et nos propres représentations de ce qu’est l’expérience de la continuité des liens affectifs.
Enfin, ce modèle nous permet aussi d’explorer les questions transféro-contre-transférentielles, dont il ne faut pas se dissimuler l’importance, lorsque l’on a l’ambition de travailler dans une certaine continuité avec les personnes dépendantes. Nous pouvons ainsi assez vite repérer ce que suscite le patient en nous, comme le besoin de maternage, la fusionnalité, l’intrusivité excessive, le rapport au tiers paternel vécu dans les questions liées au cadre (la loi interne à l’unité, le rythme de passage, la morale), les moments où le travail autour du conflit et de la différenciation devient nécessaire. Nous sommes ainsi confrontés systématiquement à ce qui se rejoue de l’infantile du patient dans la relation thérapeutique. La capacité de comprendre ce qui est mis en jeu dans le transfert, tout comme celle d’investir les patients dans le même temps, nous permettent de mettre à leur service une forme de constance relationnelle, d’accueillir, de donner refuge à ces mouvements. Cela revient à créer un contenant pour permettre l’élaboration des affects et leur réintrojection. «Je n’aurais jamais cru que vous tiendriez le coup!» disait un patient qui s’était montré particulièrement virulent à certains moments de sa prise en charge face aux exigences du cadre thérapeutique. Il avait fait là une expérience de continuité, lui qui avait un vécu infantile de ruptures et de discontinuité, liées aux nombreuses décompensations d’une mère schizophrène.
Ainsi, on ne guérit pas une personne dépendante, on l’aide à vivre mieux avec, à lui substituer d’autres dépendances plus acceptables socialement, et moins destructrices pour elle, à retrouver un espace personnel, où elle peut se sentir suffisamment bien avec elle-même. Le rétablissement est ainsi une affaire intime, dont la définition est personnelle et différente pour chacune des personnes qui souffrent d’un problème de dépendance.