décembre 1998
Jean-Daniel Boegli
Que l’on parle de pluridisciplinarité, d’interdisciplinarité ou de transdisciplinarité, je me pose parfois très sérieusement la question de savoir si ces subtiles nuances concernant le travail en équipe ne servent pas prioritairement à l’épanouissement des circonvolutions cérébrales de théoriciens en manque de jouissance corticale; aucune ne résiste pleinement à l’épreuve du terrain, foi de praticien.
Tentons toutefois quelques avancées dans cet imbroglio.
La santé
De 1946 (définition de l’OMS: « […état de bien-être complet physique, mental et social et […] pas seulement […] une absence de maladie…] 1 ») à nos jours, on peut relever le passage d’un aspect statique, absolu, idéaliste à une version contemporaine qui prend en compte les aspects évolutif (bien-être jamais acquis), dynamique (essai d’équilibre), temporel (ressource de la vie quotidienne), individuel et collectif (constitution génétique et comportement social acquis notamment par l’éducation), voire responsabilisant (compétences sociales).
Née dans les années 70, principalement au Québec, cette approche passe par l’indispensable appropriation de l’action et la participation à toutes les phases du processus (élaboration, réalisation et évaluation) de l’ensemble des acteurs concernés 2. Si on peut travailler en santé publique indépendamment des préoccupations de la population, la santé communautaire ne peut se faire sans les usagers eux-mêmes 3. Historiquement, les modèles de santé ont évolué d’une approche négative et passive à une conception positive et participative.
La prévention
L’évolution va des définitions « classiques » visant à éviter ou à réduire maladies et accidents aux « modernes » tendant à promouvoir la santé et à responsabiliser l’individu face à celle-ci. Séduisante est la formule qui consiste à présenter la prévention comme la tentative de ne pas ajouter des fractions d’années à la vie mais de la vie aux années.
À relever que si un accord se fait sur l’étymologie du mot qui consiste à, d’une part « devancer, aller au devant de » et, d’autre part « avertir », le consensus se réalise moins facilement dès qu’il s’agit de préciser ce qu’on veut éviter ou ce sur quoi on veut porter l’attention 4.
La prévention revêt trois formes:
primaire (éviter l’apparition d’un comportement autodommageable ou d’une maladie),
secondaire (par un dépistage précoce, enrayer ou diminuer l’aggravation d’une situation déjà détériorée),
tertiaire (par des mesures thérapeutiques ou judiciaires, empêcher un ancrage ou une rechute).
La prévention implique pour le sujet des degrés de participation:
passive (domaine de la législation / par exemple, interdire de fumer),
semi-active (domaine de l’éducation pour la santé / par exemple, recommander de ne pas fumer),
active (domaine de l’individu / par exemple, s’abstenir de fumer dans certains locaux).
La prévention repose sur des stratégies:
spécifique (s’attaquer directement au comportement à renforcer ou à combattre/par exemple, importance du petit déjeuner),
globale (exercer une action indirecte sur l’individu ou le groupe/par exemple, développer des compétences éducatives et sociales).
Qu’il s’agisse des formes, des degrés de participation ou des stratégies de prévention, l’efficacité passe par la mise en œuvre conjuguée de ces différents éléments.
« La promotion de la santé est le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé, et d’améliorer celle-ci […]. La promotion de la santé ne relève pas seulement du secteur sanitaire: elle dépasse les modes de vie sains pour viser le bien-être ». Si la définition de la santé de l’OMS (1946) reste, quoiqu’obsolète, un passage obligé, la Charte d’Ottawa (1986) est la référence incontournable pour la promotion de la santé 5. Plus de dix ans après la parution des textes officiels, la promotion de la santé reste encore marginale peut-être parce que, ambitieuse dans ses buts, elle demande des compétences, implique des pratiques difficiles à maîtriser.
Alors que la prévention définit la santé en négatif, la promotion de la santé positive la démarche. Si les frontières entre prévention et promotion de la santé sont floues en pratique, l’objet de la seconde est le bien-être et non plus le risque 6.
La promotion de la santé vise, entre autres, la réduction des inégalités sociales et une plus grande accessibilité aux ressources à disposition.
La promotion de la santé tend à permettre aux individus ou aux groupes d’exercer un meilleur contrôle, des interactions efficaces face à leur environnement, leurs relations sociales ou leurs habitudes de vie7.
La promotion de la santé marque l’aboutissement d’une évolution récente qui a entraîné un déplacement des responsabilités allant de l’Etat aux professionnels de santé et, enfin, aux individus.
L’EPS est incluse dans la prévention primaire et dans la promotion de la santé dont elle constitue l’axe pédagogique 8. Classiquement, l’EPS enseigne des comportements favorables à la santé permettant une plus grande liberté de choix dans le mode de vie des individus; ses objectifs visent à développer des savoirs, des savoir-faire (aptitudes) et des savoir-être (attitudes, comportements) afin de donner aux individus des moyens d’agir. Dans une version plus contemporaine donc plus promotionnelle, l’EPS tend aux mêmes objectifs mais en cherchant l’appropriation de ceux-ci par l’individu lui-même.
L’écart entre ces deux versions tient au passage de la parole à l’écoute 9.
Une EPS axée uniquement sur des connaissances n’entraîne que rarement un changement d’opinion encore moins de comportement; la modification des habitudes de vie passe par des échanges suscités par des méthodes actives impliquantes. Une pédagogie active en EPS vise à développer les potentialités de chacun, à mobiliser les participants en donnant la possibilité d’exprimer son opinion et de la confronter à celle des autres.
Le sujet intègre les éléments « conflictuels » issus des échanges avec d’autres partenaires et donc progresse. Au travers d’un réseau de communications, chacun est partie prenante de sa formation 10. Un changement de comportement a lieu graduellement; il s’agit d’un processus qui comprend:
la décision de changer (motiver)
les premiers changements actifs (offrir des programmes, des moyens; favoriser le développement des compétences)
la persévérance dans le nouveau comportement (utiliser des réseaux sociaux utiles, prioritairement les amis, pour neutraliser la diminution du bien-être 11).
Le travail des professionnels se limite donc à favoriser l’indépendance de l’individu en s’effaçant le plus possible 12. Augmenter l’autonomie de chacun par l’EPS, c’est accepter de partager le savoir et surtout le pouvoir 13).
La santé scolaire
Les années 1960 à 1970 ont vu une notable évolution des idées et des faits. Ainsi les services de santé scolaire se sont retrouvés libérés d’un grand nombre de leurs tâches traditionnelles puisque la morbidité somatique des enfants a, dans les pays développés tout au moins, fortement diminué. De nombreuses études révèlent que le médecin scolaire dépiste peu de choses qui ne soient connues du médecin de famille. Aux côtés des contrôles sanitaires préventifs indispensables, une politique de santé scolaire doit aujourd’hui s’articuler autour d’activités complémentaires qui sont d’une part l’EPS et la promotion de la santé, l’écoute et le soutien d’autre part.
Les principaux changements qui mènent de la médecine scolaire à la santé scolaire peuvent être synthétisés ainsi:
Trois générations d’interventions d’EPS en milieu scolaire se sont succédé ces quinze dernières années dans l’école vaudoise:
interventions sur un thème spécifique: trop souvent ponctuelles et imposées. Ainsi, les expositions réalisées par les élèves ne reflètent pas nécessairement leurs préoccupations. Leurs représentations, leurs opinions n’ont pas forcément été prises en compte. On en reste à une démarche où l’on demande à l’élève de chercher des renseignements à transmettre aux pairs ou aux parents mais qui ne reflètent que le savoir théorique des spécialistes 14.
Interventions globales: à partir d’un sujet général (par exemple, l’adolescence) et en tenant compte des réflexions du public-cible, on débouche sur des problèmes plus spécifiques (par exemple, anorexie / boulimie, petit déjeuner).
Interventions sur le développement des compétences éducatives et sociales: il est peu profitable d’intervenir dans le cadre d’actions spécifiques ou globales si l’élève n’a pas été amené préalablement à développer une série de compétences lui permettant par exemple de s’affirmer, de faire des choix, de refuser…
Si une évolution se manifeste entre ces types d’interventions de même qu’entre la médecine scolaire et la santé scolaire (Supra: p 5), elles restent complémentaires et n’ont de valeur que si elles se combinent entre elles.
Un bilan récent 15 des activités en médecine et santé scolaire dans le canton de Vaud a conclu à la nécessité de mieux structurer les activités actuellement trop disparates, insuffisamment coordonnées en termes de contenu et d’organisation. Un groupe de conduite pluridisciplinaire de la santé scolaire est chargé de présenter une proposition de structure et d’établir un programme de santé pour les élèves, conçu globalement, intégré dans la dynamique propre aux établissements scolaires et dans la communauté, en fonction de ses contextes particuliers.
En conclusion, quatre étapes historiques sont identifiables 14 16:
du milieu du 19e siècle à la Seconde Guerre mondiale: approche comportementaliste et normative; maladies infectieuses et alcoolisme provoquent un absentéisme au travail et représentent, pour des pays en voie d’industrialisation, un problème majeur: les motivations sont donc économiques; le taux d’illettrisme chez les adultes étant élevé, les élèves sont de bons relais pour transmettre à leurs parents les prescriptions sanitaires.
l’après-guerre: approche pédagogique et humaniste où les efforts sont centrés sur le développement personnel; l’environnement n’est toujours pas pris en considération; le modèle biomédical est à son apogée induit par les importants progrès de la médecine; l’EPS s’applique à vulgariser le savoir des spécialistes; l’hypothèse implicite est qu’il suffit de savoir et de comprendre qu’un comportement nuit à la santé pour y renoncer.
dès les années 70: approche communautaire et participative; les dimensions du cadre de vie sont enfin prises en considération aux côtés des dimensions affectives et biologiques
dès les années 80: approche promotionnelle où individus et groupes deviennent acteurs de leur santé.
Pertinentes sont les deux interrogations suivantes posées par Brigitte Sandrin-Berthon 14:
au travers de l’EPS se dessine le projet d’aider l’autre à s’épanouir, à devenir autonome. Pourtant, paradoxe, le fait d’avoir un projet d’éducation pour autrui est-il exempt du risque de créer une dépendance, d’imposer des normes de professionnel ou des valeurs propres à une classe sociale particulière? Eviter ce piège, c’est laisser la place à l’expression d’un désaccord voir d’un rejet du public-cible. Les professionnels de la santé ou de l’enseignement sont-ils prêts, formés à accepter une telle remise en question?
autre, et non moindre question: l’EPS, scolaire ou non, est-elle nécessaire? Admettre que la santé, c’est la vie, c’est se demander si une EPS a vraiment lieu d’exister et si, en définitive, tout ne se poserait pas simplement en terme d’éducation comprise comme une approche de la citoyenneté. A ce propos, relevons que les départements jurassien et valaisan de l’instruction parlent, pour le premier, d’éducation générale et sociale (EGS) et, pour l’autre, d’éducation générale et promotion de la santé (EGPS).