octobre 2012
V. Girard (Université de la Méditerranée), H. Händluber (Médecins du Monde, équipe de santé mentale communautaire, Marseille), V. Vialars (Assistance Publique Hôpitaux de Marseille), S. Perrot (Médecins du Monde, équipe de santé mentale communautaire, Marseille), G. Castano (Assistance Publique Hôpitaux de Marseille), N. Payan (Assistance Publique Hôpitaux de Marseille), J. Naudin (Université de la Méditerranée)
La présence statistiquement significative de personnes présentant des troubles psychiatriques sévères parmi la population dite sans-abri dans les grandes villes occidentales est bien documentée. En France, dans la population sans-abri, la prévalence de la schizophrénie oscille (Lille, Paris) aux alentours de 10%. A Marseille, si aucune enquête quantitative n’a été réalisée, ni sur le nombre de personnes sans-abri, ni sur la prévalence des troubles psychiatriques de ces personnes, les accueils bas seuils soulignent leur présence grandissante et problématique dans le centre-ville. Les rares professionnels effectuant un travail de rue en santé mentale dans le cadre humanitaire (Médecins du monde) depuis 2004, et depuis 2008 en partenariat avec les services publics de santé (l’Assistance Publique des Hôpitaux Marseille), ont pu dégager plusieurs constantes de leurs analyses et évaluations des pratiques. D’abord les personnes de la rue, même sévèrement malades, développent des compétences remarquables qui leur permettent de survivre dans un environnement particulièrement hostile. Contrairement aux idées reçues, elles sont rarement isolées. Même quand elles sont atteintes d’une forme sévère de schizophrénie et qu’elles sont délirantes ; un réseau social assez dense se développe autour d’elles, directement dans la rue.
Ces personnes alimentent ce réseau, font des choix, refusent et acceptent certaines aides et certaines relations. Si la rue, comme lieu de résidence, a de nombreux désavantages, elle a un avantage indéniable : c’est de faciliter la socialisation des personnes malades, car la rue est un espace public. C’est une des raisons principales qui explique pourquoi des personnes ayant vécu longtemps dehors, ont du mal à s’adapter à un lieu fermé. En effet, quand elles ont la possibilité d’accéder à un logement indépendant, elles ne peuvent vivre dans ce lieu sans aucun passage, pauvre en possibilités de rencontre, ce qui est la définition même de l’espace privé.
Ces personnes refusent souvent les foyers d’hébergement d’urgence, en raison de leur anonymat et de l’absence d’intimité. D’autres facteurs expliquent ces refus : la violence de l’institution et entre les «hébergés», la saleté et le risque de contamination par des parasites (poux, gale). A Marseille, le grand foyer d’urgence et le Samu social sont gérés par la Mairie qui y emploie quelques rares professionnels du sanitaire et du social et principalement des employés de Mairie. Ces derniers sont le plus souvent des cantonniers «reclassés». Le travail en synergie avec les associations de première ligne est d’autant plus difficile que le Samu social accueille en son sein des agents de police, dont la mission est le contrôle de l’espace public.
Un des problèmes majeurs rencontrés par ces personnes et les professionnels de première ligne est celui de l’accès à des soins effectifs. L’accès à des soins en psychiatrie est à ce titre révélateur des logiques de discrimination et d’exclusion. Ces logiques sont à l’œuvre de façon très visible aux urgences générales, lieu d’accueil a priori inconditionnel des personnes malades. Les professionnels des urgences sont souvent ignorants des conditions pratiques de vie de ces personnes et ne les prennent donc pas en compte dans la stratégie de soins qu’ils choisissent.
Ainsi, une patiente de 45 ans avec un retard mental, alcoolique, sans-abri depuis ses 18 ans et sa sortie du foyer où elle a grandi, « clochardisée », sort des urgences avec un plâtre pour une fracture non compliquée, une ordonnance d’anti-coagulant à administrer par une infirmière « à domicile ». Cette patiente meurt quelques jours après, dans la rue, d’une embolie pulmonaire, faute de traitement car faute de domicile…
D’autres patients ne font même pas l’objet d’un examen clinique simple et l’observation écrite sur le dossier se limite alors souvent à « OH…Problème social ». Leur odeur et leurs comportements rendent le soin plus complexe. L’argument évoqué par les professionnels pour justifier leurs comportements discriminatoires est que « ces personnes ne veulent pas être soignées ». Souvent, en effet, les personnes sans-abri sont amenées aux urgences en état d’ébriété avancé, voire inconscientes, et donc le plus souvent sans leur consentement, sur signalement de passants « bienveillants ». Une expertise psychiatrique n’est jamais demandée sous le prétexte que « l’examen clinique n’est pas possible en état d’ébriété ».
Quand les personnes les plus délirantes passent le filtre « sélectif » des urgences pour arriver en psychiatrie, les logiques d’exclusion qui s’y exercent sont d’un autre ordre. Au nom de l’idéologie « de la sectorisation », les urgences psychiatriques, et notamment certains infirmiers, contre les recommandations du chef de service, tentent de refuser et même de recevoir et d’évaluer les personnes dites « SDF », sous prétexte qu’elles ne sont pas « du secteur ». Ironie du sort, le secteur avait été inventé pour faciliter l’accès aux soins de toutes les personnes.
Une fois les personnes arrivées dans les services de psychiatrie, leurs comportements et leurs habitudes rendent assez souvent compliqués et parfois conflictuels les rapports avec les soignants qui ont l’habitude de patients plus « adaptés à l’institution hospitalière ».
Ils soupçonnent les personnes de « prendre l’hôpital pour un hôtel » et d’usurper ainsi la place de « vrais malades ». D’autres ont des attitudes méprisantes, qui contribuent à les éloigner du système de soins. 1
L’hospitalité à l’hôpital fait rarement l’objet d’une réflexion thérapeutique. Le nombre de patients venant de la rue, qui sortent sans avis médical pour y retourner, est très important. Quand un lien relationnel et thérapeutique se met en place, une fois que l’hospitalisation n’a plus de raison médicale de se poursuivre, l’absence de logement adapté aux besoins des personnes est alors une nouvelle barrière à un suivi ambulatoire effectif. En effet, souvent ces personnes restent plus longtemps à l’hôpital et finissent par aller soit dans des structures d’hébergement inadaptées à leurs besoins, soit dans des logements précaires, voire indignes et insalubres. Un certain nombre finit par se retrouver dans la rue.
Le logement est identifié comme un problème majeur de santé par les politiques publiques depuis quelques années seulement. Ceci s’est traduit par la création de nouveaux dispositifs pour les personnes sans-abri permettant d’améliorer leur accès aux soins (lits haltes soins santé, lit de stabilisation). Ces nouveaux dispositifs se sont révélés efficaces. Pourtant, un collectif, créé en 2005, à Marseille, composé de professionnels, de personnes « sans domicile », de citoyens, d’artistes, de militants, et de chercheurs souligna d’une part, un manque quantitatif (manque de structure existante) mais aussi qualitatif (manque de structure adaptée, absence de coordination entre logiques sanitaire et sociale). Ce groupe proposa une réponse sous forme d’expérimentation d’un lieu de vie « thérapeutique » qui ouvrit en février 2007, sans aucun financement de l’Etat et une aide minime de deux associations (Fondation Abbé Pierre et Médecins du monde). La décision fut prise d’orienter la spécificité du lieu sur les soins des personnes présentant des troubles psychiatriques sévères (schizophrénie/psychose). L’importance du problème (environ 10% des personnes sans-abri) et le contexte (compétences des acteurs du collectif) ont déterminé ce choix. La mise en place fut possible rapidement sans financement grâce au volontarisme des nouveaux habitants du lieu, de soignants de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille, de bénévoles de Médecins du monde et d’un réseau du monde associatif et institutionnel. La rapidité de la création de ce lieu tient également au choix de désobéissance civile du collectif pour l’ouverture d’un « squat sanitaire ».
Ce « squat » devint en quelques mois connu de tous les hôpitaux psychiatriques qui se mirent même parfois à adresser des personnes « pour une suite à l’hospitalisation ». Il devint un outil thérapeutique sans précédent pour une équipe mobile psychiatrie/précarité naissante. Cette équipe devint logiquement responsable du projet thérapeutique du lieu. Ce lieu, par son caractère non prédéfini, est aujourd’hui un laboratoire d’expérimentation. Ancien hôtel de passe situé dans une rue connue pour son activité intense de travailleuses du sexe, il comprend 16 possibilités de chambre individuelle. Organisé sur un mode semi-collectif, chaque habitant a une clé pour sa chambre individuelle, définie comme son lieu privé : son chez soi. Un espace collectif situé au rez-de-chaussée permet plusieurs activités : vie communautaire, de soins et de prendre soins, d’accueil, d’autosupport et culturelle. L’objectif des personnes du collectif ayant ouvert ce lieu était au départ de permettre à des personnes malades vivant dans la rue de pouvoir d’abord y trouver un chez soi, mais aussi un chez nous, en s’inspirant à la fois des pensions de famille et de l’autosupport. L’autre objectif était qu’ils puissent se soigner à domicile ou à l’hôpital selon leurs besoins et leur choix. Ce lieu a rapidement eu comme nouvelle ambition de proposer une autre façon de vivre ensemble, avec un bas seuil d’exigence, un respect de la temporalité de la personne, mais aussi une organisation autour du faire ensemble, de la participation des habitants non seulement à la réflexion, mais aussi aux décisions et aux actions.
D’un point de vue quantitatif, sur les 40 personnes ayant passé au moins une nuit dans ce lieu en un an, 55% venaient directement de la rue, 27,5% étaient adressées par des partenaires et 12,5% venaient de l’hôpital psychiatrique. Au niveau de la prévalence des troubles psychiatriques, 40 % avaient une schizophrénie (dont 65% avaient une comorbidité addictive), 33% des troubles de l’humeur (dont 91% une comorbidité addictive), et 15% avaient trois diagnostics psychiatriques.
Parmi ces personnes, 72,5% ont eu accès à plusieurs entretiens avec un psychiatre, 75% à une psychothérapie, 70% à un traitement médicamenteux psychiatrique, 95% à une éducation à la santé et 57,5% à une hospitalisation en service spécialisé. Parmi ces personnes, en un an, 20% sont sorties durablement de la rue, se sont inscrites dans un processus de rétablissement, et réacquis des compétences sociales.
D’un point de vue qualitatif, certaines explications sont à avancer comme hypothèse explicative du bon fonctionnement du lieu. Il a été demandé aux soignants de travailler sur l’empowerment des personnes, ce qui est passé aussi par un effort de partage du pouvoir et donc des décisions. La relation entre soignants et soignés est devenue au fil du temps plus horizontale. Des activités culturelles diverses, mais aussi un travail de témoignage sous différentes formes, ont permis de voir la parution d’une nouvelle revue (Les insensés sensibles). Une journée de témoignages a été organisée lors de la SISM (Semaine d’Information de la Santé Mentale) comportant des débats, des présentations d’œuvres, et des échanges informels. De très nombreux acteurs du social et du sanitaire sont venus visiter le lieu. Plusieurs journalistes sont venus également interviewer les habitants qui ont pu ainsi participer directement au débat préélectoral des élections présidentielle et municipale.
Cette expérience est aujourd’hui considérée avec attention par les décideurs, aussi bien du côté du logement que de la santé.
Le vivre ensemble dans un lieu réduit (300 m2) de 12 personnes en moyenne, où environ 85% des personnes consomment des substances psychoactives souvent de façon abusive, avec des moyens très réduits, n’est pas sans risque. Après plus d’un an d’existence, il n’y a pas eu de violence grave et le lieu est globalement assez calme. Les habitants ont pu assurer globalement le paiement de toutes les factures (eau, électricité, internet, téléphone) grâce à un loyer de 50 euros par mois. C’est une ancienne personne de la rue, ex-alcoolique et ex-dépressive, bénévole puis devenue salariée de Médecins du monde qui s’occupe de gérer le lieu au quotidien. Son charisme, sa connaissance de la culture de la rue et ses compétences organisationnelles et relationnelles ont été l’un des facteurs explicatifs de la réussite de cette expérimentation. Sa bonne connaissance du monde médical et de celui des décideurs lui a permis de se faire entendre des deux côtés et de faire office de médiateur entre ces deux mondes si éloignés. (Girard, 2006)
Les soignants ne sont pas décisionnaires sur les questions du vivre ensemble. Ils modulent les décisions prises par les habitants en fonction des projets thérapeutiques élaborés par les individus. S’organise ainsi en théorie un équilibre entre logique citoyenne et logique soignante d’une part, et logique individuelle et logique de groupe d’autre part. Il existe des difficultés liées à la diversité des parcours de rétablissement des individus habitant dans le squat. En effet, nous avons pu observer des pratiques de stigmatisation de la part des individus les plus autonomes vis-à-vis des personnes encore malades. Les logiques d’exclusions et parfois de dominations présentes dans la rue et à l’hôpital sont perceptibles lors de certaines interactions entre les habitants de la structure. Des phénomènes d’alliance entre habitants en vue d’aboutir à la décision d’exclure les personnes présentant le plus de troubles du comportement (bruit, agitation, violence physique et verbale, hygiène corporelle, etc.) ont régulièrement lieu. De plus, cet outil de décision collective peut être mis à profit par certains habitants sous la forme de menaces : « On va te faire exclure à la prochaine réunion ».
Les soignants, pour leur part, ont eu parfois des comportements stigmatisants envers les personnes usant de substances psychoactives, reproduisant ainsi des comportements largement connus en psychiatrie.
Une autre hypothèse de départ était que les individus rétablis s’approprieraient de façon identitaire le projet et s’occuperaient du fonctionnement du lieu. Jusqu’à présent, cette implication des individus les mieux portants n’a pas abouti à l’autonomie complète du lieu.
Une dernière hypothèse était que la vie dans le lieu serait ouverte aux voisins, et aux associations de proximité afin d’élargir le vivre ensemble à l’intégration dans la cité. Une voisine travailleuse du sexe qui occupait l’hôtel nous a donné sa dernière quittance d’électricité, ce qui a permis d’avoir l’électricité. Une voisine a mis à disposition un accès à l’eau par son jardin. Un intervenant est venu animer un groupe de parole autour des addictions. Une autre est venue animer un groupe d’écriture et un groupe de parole. Les habitants participent à cette volonté de façon individuelle et selon leurs intérêts. Il n’existe pas de logique de groupe ni d’identité d’appartenance au lieu à ce jour.
Globalement, la présence d’un travailleur pair vivant dans la structure semble nécessaire à l’articulation entre logique de survie et objectifs de l’expérimentation, entre logique d’inclusion et logique d’exclusion.
La présence d’un autre habitant non malade, pharmacien de formation, a apporté au lieu une hétérogénéité bénéfique.
Pour conclure, il nous semble que cette expérimentation permet aux personnes de passer du stade d’itinérant à sédentaire, de malade à inscrit dans un processus de rétablissement, de sans chez soi à possédant un chez soi et, finalement, souvent de « non-citoyen » à citoyen. C’est un lieu de transition où peuvent se voir les tensions que génèrent ces transformations individuelles et collectives nécessaires à ce passage.
Le vivre ensemble et le faire ensemble, entre les habitants, et de façon plus élargie avec l’équipe soignante, les voisins et les acteurs associatifs évoluent et se modifient. Certaines logiques d’exclusion ne sont pas spécifiques à l’hôpital ou la rue, et se retrouvent dans le lieu.
Un des dangers de ce type d’expérimentation est que l’accessibilité au statut de citoyen ne soit qu’un statut de citoyen de deuxième catégorie. En effet, le rétablissement, avoir un chez soi, avoir accès à ses droits (CMU, AAH ou RMI) ne suffit pas à remplir une vie. Les habitants, s’ils se sentent chez eux, dans un univers qu’ils qualifient souvent de familial, avancent comme limite à l’expérimentation le manque d’activité, l’absence de sens et de perspective future, le sentiment de ne pas faire partie du monde, l’impression d’être encore une fois entre eux. Ces facteurs sont des barrières à l’accès au statut de citoyen de première catégorie.
Une évaluation plus approfondie est en cours. Une recherche future sur l’articulation entre rétablissement d’une pathologie psychiatrique sévère, exclusion et citoyenneté est souhaitable.