avril 2000
Lucky, interview recueilli par Marie-José Auderset, ISPA
J’ai mis longtemps à comprendre que certains produits légaux étaient aussi des drogues. Quand je renonçais aux drogues illégales, je me rabattais sur des drogues légales. Avec le regard que j’ai aujourd’hui sur la dépendance, je me rends compte que j’ai jonglé avec les drogues.
MJA: Quand avez-vous commencé à avoir des contacts avec des médecins et des travailleurs sociaux?
L: À l’âge de 15 ans, on m’a viré de l’école et j’ai commencé à ne plus rien faire de ma vie. J’ai rapidement eu des problèmes avec la justice. C’est là que j’ai commencé à voir des assistants sociaux. Pour moi, ce sont des gens qui ont appris des choses dans les livres et qui essaient de les adapter à la réalité. En plus, j’avais des problèmes avec l’héroïne, je suis donc arrivé chez un médecin. Et puis, comme j’étais souvent fou, j’ai dû faire des séjours dans un hôpital psychiatrique.
Pendant 8 ans, le médecin a été la seule personne que je voyais, qui avait les pieds sur terre il a essayé de me faire comprendre des choses que je ne pouvais pas comprendre. C’était d’ailleurs la seule relation que j’entretenais à l’époque. Car j’avais des contacts sporadiques avec ma famille. Et toutes les institutions que je côtoyais, c’était sous la contrainte.
MJA: Pourquoi entreteniez-vous cette relation avec votre médecin ? Aviez-vous envie de suivre un traitement… ou était-ce pour échapper à la justice?
L: Tout s’écroulait autour de moi et j’avais conscience que le fait de consommer prenait beaucoup de place dans ma vie. J’ai alors pensé que si je prenais un produit de substitution, je ne perdrais pas mon boulot. Et j’ai cru que je serais au bout de mes problèmes de dépendance après six mois de traitement.
Mais cela ne s’est pas passé ainsi. Au bout d’une année, je n’avais fait qu’augmenter les doses de méthadone qu’il me donnait. Et je n’avais vécu que deux semaines d’abstinence d’héroïne.
Il devait se dire que j’étais un cas irrécupérable. D’ailleurs, je me suis retrouvé sur la liste des bénéficiaires potentiels de distribution contrôlée d’héroïne.
MJA: Votre médecin ne vous a jamais lâché?
L: Il était d’une co-dépendance à toute épreuve.
Je pense que cela n’a pas été simple pour lui. J’étais l’un de ses premiers patients auxquels il a prescrit de la méthadone en consultation privée.
Il avait l’impression que je ne tenais que grâce à notre relation. Il pensait que c’était une chose très saine pour moi de passer de temps en temps dans son cabinet. Et puis on partageait les mêmes idéaux politiques. Il m’est arrivé d’avoir des consultations d’une heure et demie où on parlait des votations.
De mon côté, je ne le voyais pas comme quelqu’un d’irremplaçable. Il me donnait de la méthadone, et il était sympa, mais voilà.
MJA: Comment qualifieriez-vous votre relation ?
L: … de maladive. Tout donner à une personne qui consomme, c’est exactement ce qu’elle attend. Aujourd’hui, j’ai de la peine à évaluer cette attitude à sa juste valeur. Il avait vraiment le sentiment que cette relation était la seule chose qui me tenait à la réalité. Il était donc prêt à faire beaucoup de concessions dans notre relation.
MJA: Quelles concessions a-t-il fait?
L: La première, c’est que j’étais parti pour me sortir de la dépendance en six mois et ça a pris des années. Je sais bien que 6 mois, c’était quelque chose de fou, d’irréaliste. Il aurait dû me dire “essaie sur une année, et on en rediscutera”.
Autre chose: si je ne venais pas à un rendez-vous parce que j’avais déjà consommé, il restait jusqu’à vingt-et-une heures à son cabinet dans l’espoir que je vienne. J’avais aussi son numéro privé. Et quand il partait en vacances, il me donnait ses coordonnées. Franchement, pour un professionnel, ça n’est pas normal de donner autant de pouvoirs à un malade.
MJA: Vous pensez qu’il en a trop fait pour vous?
L: Je pense qu’il a fait ça de façon maladroite.
Nous avions fait un contrat verbal qui se résumait à cela : ne perds pas ton job; essaie de rester abstinent. Peu de temps après, j’ai perdu mon travail, j’ai augmenté mes doses. Le seul objectif de mon médecin était devenu de sauver ma vie. Mais il aurait aussi dû interrompre cette escalade, cette fuite en avant. En réalité, j’avais le sentiment qu’il me disait que, plus j’étais « pété » par le médicament, moins j’aurais envie de consommer des drogues illégales, et moins je ressentirais les effets psychotropes de ce que je consommais. Aujourd’hui, je trouve cela contradictoire.
Il faut dire que je n’étais pas facile dans ma façon de consommer. Et puis, j’étais négligé. Ma façon d’être a pu lui faire croire que la meilleure façon de rester en vie, c’était de me stabiliser. Il me voyait probablement vivre à l’avenir en appartement protégé.
MJA: Quel rôle devrait avoir un médecin?
L: Il devrait passer un contrat écrit avec la personne. Chaque fois qu’elle ne le respecte pas, le médecin doit lui faire prendre conscience que quelque chose dysfonctionne.
Il est vrai que c’est problématique avec des gens comme je l’étais. Par exemple, avec les quantités d’alcool que je buvais, je risquais des crises d’épilepsie.
MJA: Avec votre médecin, qu’est-ce qui était plus important? La relation ou la méthadone?
L: Je ne peux pas dissocier les deux. C’était important d’avoir un rendez-vous, d’essayer d’y aller. J’essayais de prendre une douche avant. C’est vrai qu’il me remettait un peu dans la réalité. Et j’étais content que quelqu’un s’occupe de mes problèmes physiques. Je pense qu’il y a eu plusieurs points positifs. Mais c’est vrai que la méthadone était essentielle.
MJA: Comment avez-vous vécu la prise de médicaments, que ce soit la méthadone ou d’autres choses?
L: Comme une dépendance, encore. Je dirais même plus contraignante, car il me fallait un rendez-vous pour les obtenir. Par la suite, je crois que mon médecin a été lassé de me voir. Peut-être qu’il commençait à avoir peur pour ses autres clients dans la salle d’attente, car nous étions nombreux… J’ai donc dû aller chercher ma méthadone à la pharmacie. Aujourd’hui je me rends compte combien ces médicaments sont des produits forts. Bon, c’était toujours moins fort que ce que je prenais ailleurs, mais c’était une dépendance… contraignante.
Parfois je me dis que si j’avais souffert tous les jours de ce manque et que je n’avais pas eu ce produit de substitution, j’en aurais peut-être eu marre plus tôt. Lors de ma dernière rechute, quand je consommais j’étais mal, quand je ne consommais pas, j’étais mal. J’ai vécu là cette souffrance de ne jamais trouver ce qu’il me fallait. À d’autres moments de ma vie, les médicaments étouffaient ma souffrance. C’était une solution de facilité qui ne m’a pas aidé à grandir.
J’ai l’impression que mon médecin m’a offert des bouées de sauvetage, mais que j’avais quand même de la peine à respirer. Il aurait dû m’apprendre à nager. Ce n’était pas un confort de vie comme aujourd’hui où je peux regagner la plage en 2 brasses.
Mais bon… Avec moi, ce n’était pas facile. J’avais un rapport assez ambigu avec tous ces médicaments. Je me suis par exemple retrouvé à l’hôpital après être tombé d’un 6e étage par la fenêtre. Et bien, tant que je n’avais pas ce que je voulais, j’étais absolument invivable. On en était arrivé à un compromis: ils acceptaient de me donner de l’alcool ou des médicaments pour qu’ils puissent se consacrer à leur priorité : soigner mes blessures.
Au contraire, chaque fois que j’étais en hôpital psychiatrique, je refusais toute médication. Je sentais que je n’étais pas à ma place dans ce milieu. Je connaissais le principe: on te donne ce que tu veux; de ce fait, tu n’auras même plus envie d’aller voir ailleurs.
MJA: Pensez-vous que le médicament crée une illusion?
L: Avec eux, j’étais coupé de la réalité. J’en étais venu à croire que cela pouvait être facile, que je n’avais aucune démarche à faire: je n’avais qu’à prendre ce genre de produit et surtout ne pas consommer. Aujourd’hui, je suis absolument conscient que même si je ne consomme plus, c’est tout de même un combat que je dois mener pour y arriver. L’action, le “faire”, c’est quelque chose de très important, parce que, de cette manière, je n’ai pas l’impression de me priver. Si je regarde mon emploi du temps, je n’ai pas le temps de consommer… si je veux grandir.
MJA: Et avec les assistants sociaux, vous n’avez pas été tenté de nouer une relation à long terme avec l’un d’eux?
L: J’ai toujours été assez rebelle à toute cette forme de pitié. Je n’ai jamais voulu endosser le rôle de victime. Donc, ma relation avec eux n’a jamais été agréable. J’avais le sentiment qu’en les côtoyant, je devais perdre le peu de fierté qui me restait.
L’assistant social me disait sous toutes les formes: tu dois apprendre à vivre d’une certaine manière. Il avait une vision minimaliste qui ne m’a jamais intéressé.
J’ai bien fait quelques tentatives d’approche avec le social, mais je n’ai pas cherché à le faire d’une façon très honnête. Je me disais: s’ils peuvent me donner quelque chose sans que j’aie besoin de courir, tant mieux. Un jour, des assistants sociaux m’ont donné des bons Migros pour m’acheter de quoi manger. J’ai trouvé ce procédé tellement stupide que, par provocation, j’ai acheté de l’alcool à brûler que j’ai bu. C’était ma revanche. Je leur ai montré que, quoi qu’ils fassent, c’était ma volonté déchaînée qui l’emportait.
Dans le social, il y a aussi des éducateurs. Je n’aime pas ce terme. Je préfère le nom de facilitateur, celui qui aide à avoir accès aux sources, à certaines choses essentielles. Je suis contre l’idée d’éduquer qui que ce soit. Je trouve ridicule de devoir quitter un moule pour rentrer dans un autre (le mauvais et le bon). J’aime mieux l’idée de s’aider soi-même en aidant bénévolement quelqu’un. C’est ce que j’expérimente aux Narcotiques Anonymes.
MJA: Les Narcotiques Anonymes ont donc joué un rôle important pour vous…
L: J’ai un réseau d’aide qui marche 24h/24, 365 jours par année, ça n’a pas de prix. Nos réunions sont très enrichissantes. L’hiver dernier, j’ai vécu un moment très fort. On parlait de nos vies de famille. On se comprenait. Chacun sait de quoi parle l’autre. Parmi nous, il y a des gens qui ont une famille avec qui ça va super bien ; pour moi, ça montre que c’est possible. Il y en a d’autres qui vivent l’enfer avec leur famille; je me dis alors que j’ai encore de la chance de vivre ce que je vis. Et puis, il y a ceux qui vivent avec la leur ni mieux ni moins bien que moi avec la mienne; je me dis alors que je ne suis pas seul dans ma situation.
Dans un groupe comme les Narcotiques Anonymes, il y a un équilibre qui s’établit et qui permet de me dire: aujourd’hui je me situe de telle ou telle manière, mais j’ai l’espoir que les choses peuvent changer. Ma situation n’est pas aussi pourrie que je pourrais l’imaginer, puisque d’autres hommes et d’autres femmes du groupe réussissent. Je me rends aussi compte que je suis apprécié et que mon rétablissement fait envie à d’autres dont je suis le parrain. C’est tout un équilibre qui s’installe.
Actuellement, je suis en pleine rupture affective et c’est dur. Mais je me sens entouré. Il y a des gens qui connaissent ma situation et qui m’appellent, me proposent de faire toutes sortes de choses avec eux. Aujourd’hui, prendre mon téléphone et appeler quelqu’un, c’est un peu mon médicament. Parler aux autres, écouter, être écouté et partager mon vécu, tout cela me permet d’apprendre à me connaître, à prendre ma part de responsabilités. Grâce à tout cela, et pour la première fois ce week-end, j’ai réussi à être triste. Je peux le prendre comme un cadeau. Avant je n’aurais pas accepté d’être triste, de toucher à ma tristesse. J’ai mis longtemps à comprendre que certains produits légaux étaient aussi des drogues. Quand je renonçais aux drogues illégales, je me rabattais sur des drogues légales. Avec le regard que j’ai aujourd’hui sur la dépendance, je me rends compte que j’ai jonglé avec les drogues.