avril 2000
François Pilet (médecin généraliste)
Dans les siècles passés, les médecins furent souvent des pionniers du travail social, naturellement conduits dans leur activité à constater, plus ou moins impuissants, les drames de la condition humaine.
Lorsque, durant ce 20e siècle, ils virent s’installer de nouvelles professions dans ce champ d’activité, nombre d’entre eux eurent plutôt la réaction du loup vis-à-vis de l’agneau se permettant de troubler l’eau pure de la profession médicale … d’où quelques décennies de cohabitation pour le moins difficile.
Ces vingt ou trente dernières années, c’est plutôt un rapport de renards et de cigognes qui s’installa, les « sociaux » invitant leurs collègues médecins à des colloques ressemblant à des repas servis pour un renard dans un vase au long col à l’embouchure étroite alors que les médecins condescendaient à autoriser les cigognes à laper du bec dans leur assiette !
Lorsqu’on parle de « médicalisation des dépendances », il faut donc bien avoir à l’esprit cet aspect historique: les médecins se sont occupés de personnes dépendantes (en particulier à l’alcool) bien avant que les professions sociales n’existent en tant que telles.
Un autre aspect historique me paraît essentiel pour la compréhension du problème: au cours de ce siècle, le travail du médecin s’est fortement déplacé du domicile des patients vers le cabinet de consultation où il reçoit sur rendez-vous (même si les visites et les consultations d’urgence, fort heureusement, existent encore). Or, dans le domaine des dépendances, la demande vient bien plus souvent de l’entourage que du patient lui-même : appeler un médecin à la maison quand rien ne va plus avec le conjoint dépendant est plus facilement réalisable que de convaincre ce dernier de se rendre au cabinet de consultation. Actuellement, lorsqu’un patient souffrant de dépendance se présente de lui-même à la consultation, c’est le plus souvent pour obtenir un produit (en tout cas pour les personnes toxicomanes) ou pour une question de santé annexe, mais rarement pour demander de l’aide au sujet de la dépendance proprement dite. La distribution de plus en plus généreuse de diverses substances stupéfiantes a donc effectivement eu pour effet d’attirer les personnes toxicomanes vers les cabinets médicaux ou les centres spécialisés et de fidéliser ainsi cette clientèle « sociale » en la rendant dépendante du milieu médical. À cela s’ajoute l’influence croissante de la psychiatrie qui s’est attribuée à certaine époque le monopole de l’explication, et donc du traitement, des comportements à problème.
Où en est-on aujourd’hui? Peut-on espérer d’autres rapports entre les personnages de la fable? Je répondrai en fonction de mon expérience valaisanne: depuis 15 ans, médecins et travailleurs sociaux se sont rencontrés activement, créant en 1986 un modèle de contrat tripartite pour le suivi des patients sous méthadone, puis étendant ce genre de collaboration à tous les domaines de l’alcoolisme et de la toxicomanie. En avril 1991 fut créé le Forum Drogue Valais (devenu depuis Forum Drogue et Autres Dépendances) qui réunit tous les trois mois pour la dixième année entre 30 et 50 représentants de tous les milieux professionnels concernés par les dépendances (une dizaine de professions!). Plus de 100 heures d’échanges stimulants, de remises en question réciproques, d’apprentissage les uns des autres! Mais, soyons honnêtes, les médecins participant à ce forum sont peu nombreux …
Sans forcément participer au forum, plusieurs médecins et travailleurs sociaux ont développé progressivement un modèle de fonctionnement tripartite pour la prise en charge de patients alcooliques ou toxicomanes sans que la méthadone ou une autre substance ne soit nécessairement l’objet transactionnel. Trois quarts d’heure à une heure d’entretien, le plus souvent au cabinet du médecin, permettent de faire le point, de fixer des objectifs pour les mois suivants et de convenir d’un rendez-vous commun dont l’échéance est déterminée de cas en cas: 6 mois dans les situations assez stables, un peu moins selon l’urgence des problèmes. La rencontre suivante permet d’évaluer quels objectifs ont été atteints, lesquels n’ont pu l’être et pourquoi, et d’en fixer de nouveaux. Cette façon de pratiquer comporte beaucoup d’avantages pour les trois parties, patient, travailleur social et médecin: le premier ressent beaucoup plus clairement la cohérence du cadre thérapeutique, lequel résiste mieux à certaines tendances destructrices. Le second n’a plus besoin de chercher vainement un contact avec le médecin toujours pressé, sachant qu’il pourra partager, en temps voulu et en présence du patient, les soucis qu’il porte à son sujet. Le troisième apprend beaucoup dans ces entretiens, notamment des informations qui n’étaient pas ressorties des consultations individuelles avec le patient, des aspects de la problématique auquel il ne connaît pas grand chose et surtout se sent moins seul face à des problèmes souvent lourds et paraissant sans issue. Contrairement à sa crainte permanente (insufflée quotidiennement par les nombreux patients qui attendent sans cesse…), le médecin découvre, dans cette manière de faire, un gain de temps ! Ces entretiens structurés et une bonne collaboration avec le travailleur social lui évitent une foule de téléphones, dérangements et consultations imprévues et contrariantes, et lui permettent, ce qui n’est pas désagréable, de mieux savoir où il en est avec tel ou tel patient toxicodépendant.
Pour ma part, je m’efforce de respecter la règle de ne pas échanger d’informations (sauf de rares exceptions) avec le travailleur social au sujet du patient en l’absence de ce dernier: soit celles-ci sont partagées lors de l’entretien à trois, soit lors d’un téléphone alors qu’il se trouve chez le médecin ou chez le travailleur social.
Ce mode de fonctionnement tripartite est un excellent antidote aux pièges vénéneux de la relation duelle avec un patient alcoolique ou toxicomane, pièges si bien décrits par Lobos-Wild 1.
Dans le cadre du programme « Medrotox » (projet romand puis suisse visant l’amélioration de la qualité et des conditions de travail du médecin dans le domaine des dépendances), je fais la promotion de cette manière de travailler auprès de mes confrères qui s’en trouvent généralement très satisfaits. Nous sommes probablement encore une minorité à fonctionner ainsi, ce qui ne veut pas dire que les autres ne collaborent pas avec les travailleurs sociaux. Mais ce modèle fait lentement tache d’huile pour le profit et le plaisir de tous.
Ainsi donc, de la relation du loup à l’agneau, puis de celle du renard à la cigogne, il a été possible de développer progressivement une connivence entre médecins et travailleurs sociaux s’approchant davantage de celle du corbeau, de la tortue et du rat secourant leur compagne la gazelle 2.