avril 2000
Nicole Stutzmann (OFSP), Martin Hosek (OFSP), Philippe Lehmann (OFSP)
L’analyse scientifique de l’essai mené de 1994 à 1997 a mis en évidence des résultats significativement positifs sur les plans de la santé et de l’intégration sociale. S’appuyant sur ces données, le Parlement suisse a adopté le 9 octobre 1998 un arrêté urgent qui établit la base légale de cette thérapie 1 et le Conseil fédéral l’a précisée par une ordonnance du 8 mars 19992. Le peuple suisse s’est prononcé par référendum favorablement à cette offre thérapeutique le 13 juin 1999.
Le traitement avec prescription d’héroïne est soumis à des règles très précises. Il est réservé exclusivement à des personnes dépendantes des opiacés depuis de nombreuses années qui ont échoué plusieurs fois dans d’autres formes de traitements et qui présentent des dommages à la santé et des graves difficultés sur le plan social.
À l’heure actuelle, 16 centres offrent un traitement avec prescription d’héroïne, le nombre de places autorisées est limité à 1065. En janvier 2000, 950 patients étaient suivis. De nouveaux centres de traitement sont en projet dans les cantons des Grisons, de Schaffhouse, d’Argovie, de Bâle-Campagne et de Berne (ville de Berthoud).
L’objectif de tout traitement de la dépendance est d’atteindre une vie autonome et responsable sans usage de drogue. En considérant que la majorité des personnes dépendantes finissent par arriver à sortir un jour ou l’autre de la drogue, un premier objectif thérapeutique peut être de leur permettre de traverser cette période sans dommages gravissimes. Pour certains toxicomanes fortement dépendants, ce premier but ne pouvait pas même être atteint. L’échec répété des tentatives de traitements et les longues périodes de galère dans la consommation illégale représentaient pour eux un potentiel de danger extrême, menaçant définitivement leur santé et leur retour dans la société.
Les buts des traitements avec prescription d’héroïne, sur le plan individuel, sont définis comme suit:
Sur le plan communautaire, ces traitements ont pour buts, en permettant à des personnes marginalisées de retrouver leur place dans la société, de limiter les risques et de prévenir les dommages sur les plans de la santé et de la sécurité.
Le traitement avec prescription d’héroïne, tel qu’il a été testé en Suisse, est adéquat pour deux types de personnes:
Des personnes dépendantes de l’héroïne qui sont menacées gravement par leur mode de vie (criminalité d’acquisition, prostitution, clochardisation, etc.), qui vivent de manière très désinsérée ou menacent de le devenir, et qui ne peuvent pas être atteintes par les offres usuelles de traitement (sevrage, traitements orientés vers l’abstinence, traitements avec substitution de méthadone), et
Des personnes dépendantes de l’héroïne qui ne peuvent pas être stabilisées dans le cadre d’un traitement avec substitution de méthadone, qui persistent dans la consommation parallèle de drogue, surtout d’héroïne, qui poursuivent un comportement de délinquance, etc.
Les règles fédérales prévoient que les traitements avec prescription d’héroïne ne sont effectués que par des centres spécialisés, au bénéfice d’une autorisation fédérale. Les conditions de celle-ci sont:
Offrir une prise en charge globale et interdisciplinaire
Garantir la compétence professionnelle des intervenants
Disposer d’une dotation en personnel suffisante
Disposer de locaux appropriés et adéquatement situés
Garantir la sécurité relative au contrôle des stupéfiants.
Le traitement comprend une thérapie médicamenteuse, somatique et psychiatrique ainsi qu’un support psychosocial. Un plan de traitement, élaboré en commun par les divers intervenants et le patient, définit les buts et les moyens d’intervention. Ce plan doit être vérifié et au besoin adapté chaque trimestre par l’équipe soignante.
La remise et la consommation de l’héroïne ont lieu en principe toujours à l’intérieur des centres de traitement, sous contrôle visuel direct. La seule exception admise est la remise d’une dose journalière non injectable, seulement lorsque l’état de santé du patient est suffisamment rétabli, son intégration suffisamment améliorée, s’il a pris ses distances d’avec la scène, et si le fait de venir prendre chaque dose au centre de traitement nuit à ses efforts de réinsertion sociale.
La statistique des entrées dans les traitements avec prescription d’héroïne montre de ces clients une image qui n’évoque pas l’optimisme 2: ces hommes (70%) et ces femmes, généralement entre 25 et 40 ans, ont plus de 10 ans de dépendance à l’héroïne. La plupart ont connu plusieurs traitements de substitution et plusieurs sevrages, mais sans succès. Outre l’héroïne, ils consomment souvent aussi de la cocaïne et du cannabis, de l’alcool et des benzodiazépines. Pour plus de 2 sur 5, l’état de santé psychique est jugé mauvais ou très mauvais. Les troubles dépressifs, les angoisses et troubles hallucinatoires, les comportements agressifs et les désordres affectifs sont fréquents. L’état général somatique est jugé par le personnel soignant relativement bon – compte tenu de leur situation – mais le taux d’infection par les hépatites est très élevé (A 70%, B 74%, C 83%). 16% sont positifs au VIH. La situation sociale est plus sombre: la plupart ont de lourdes dettes, moins d’un sur 6 a un travail régulier, beaucoup touchent l’assurance invalidité ou l’aide sociale. Un tiers n’a de contact qu’avec des acteurs de la scène de la drogue, un autre tiers dit n’avoir aucun ami. 84% ont été condamnés par la justice au cours de leur « carrière » de toxicomanes.
Les espoirs des clients visent un changement des conditions de vie: „Avant tout, je voulais en finir avec le deal, sortir de la rue, de l’illégalité, du danger“ 3 déclare une patiente du centre Zokl 2 de Zurich pour décrire sa motivation. Les futurs patients souhaitent quitter le stress de la rue, celui qui résulte de la course à l’argent et au produit, faite de deal, de prostitution et de délinquance. Ils souffrent de leur situation financière, de la peur de la police, de leur mauvaise santé et des produits trafiqués. Ils voudraient avoir du temps pour eux, au calme, et entrevoient la prescription de stupéfiants comme le seul moyen d’enfin réduire l’usage de drogue puis d’arrêter.
Les données d’admission de 112 personnes entrées en 1998 dans ces traitements montrent que l’assistance psychosociale est au centre des besoins d’intervention 4. Pour 90% des nouveaux patients, les intervenants jugent nécessaire l’une ou plusieurs des mesures suivantes: aide sociale générale, organisation d’une conférence des services d’aide, recherche d’une place d’occupation ou de formation, d’une structure de jour ou encore d’une autre forme d’assistance. Pour 87% des entrées, ils jugent nécessaire d’organiser une prise en charge psycho- ou sociothérapeutique. Celle-ci devra prendre la forme d’un système de personne de référence (77% des entrées), d’activités de groupes (49%) ou de psychothérapie individuelle (30%). Des mesures médicales somatiques doivent être prises pour 46% et un plan de traitement psychiatrique, incluant des examens ou traitements externes au centre, est indiqué également pour 46% des entrées.
Le plan de traitement : Exemple de la pratique au Centre avec prescription d’héroïne de Thoune
Les traitements sont exécutés par un team interdisciplinaire: médecine, travail social, soins infirmiers. Pour le suivi de base, les patients sont répartis entre les infirmiers et infirmières, qui fonctionnent comme personnes de référence. Chacun est l’interlocuteur privilégié d’un groupe de patients, apporte le support nécessaire au jour le jour, et effectue un triage des problèmes qui ressortent des deux autres groupes professionnels. Un échange interdisciplinaire régulier permet de voir à temps la nécessité d’intervenir.
Les besoins diversifiés de nos patients nécessitent une planification individualisée des traitements. Celle-ci est fixée sous forme d’un accord, lequel définit les buts et les moyens de les atteindre. Les soignants exigent le respect minimum de l’ordre et des règles du centre de traitement, ainsi que des dispositions inscrites dans l’ordonnance fédérale. La personne de référence établit, en dialogue avec le patient, des objectifs individuels. Ces objectifs et les mesures qui en découlent sont ensuite revus par le team, qui en vérifie la faisabilité, définit les priorités et répartit les responsabilités. L’accord sur les buts de traitement est périodiquement révisé et adapté. On examine la situation en cherchant au mieux à répondre aux besoins du patient. La personne soignante reste tout au long du traitement partenaire du patient, et fait appel à un médecin ou travailleur social selon les besoins. Le team interdisciplinaire assure le suivi du traitement et la communication régulière des informations est ainsi garantie.Méd. prat. Barbara Gugger Médecin responsable du centre de traitement de Thoune
Lorsque l’autorisation de l’OFSP est donnée, les nouveaux patients peuvent recevoir de l’héroïne sur prescription médicale, sous forme injectable ou orale. La solution injectable doit obligatoirement être appliquée dans le centre de traitement, sous surveillance du personnel soignant. Les injections se font dans des conditions d’hygiène correctes; les médecins et les soignants vérifient la dose et enseignent au besoin les techniques d’injection adéquates. De l’héroïne en tablettes peut aussi être consommée, au début exclusivement dans les centres de traitement. Emporter des tablettes d’héroïne n’est possible qu’après plusieurs mois de traitement, pour les patients bien stabilisés chez lesquels le risque de revente est minime. La dose remise ne dépasse pas un jour, et la remise de solution injectable est exclue. Le contact pluriquotidien des patients avec le centre de traitement constitue la plateforme de dialogue et de travail sociopédagogique. Il offre la meilleure base pour un suivi régulier. Mais, en plus des contacts brefs liés à l’application des stupéfiants, des consultations médicales et psychologiques ainsi que le suivi social sont organisés et font obligatoirement partie du traitement. Des entretiens à deux ou en groupe ont lieu régulièrement.
Au début du traitement, un examen médical approfondi est effectué, au besoin complété par des examens à l’hôpital ou chez des médecins spécialistes. L’équipe soignante effectue régulièrement des bilans intermédiaires pour optimiser le suivi thérapeutique et revoir les objectifs de traitement (voir encadré). Tous les trois mois le plan de traitement de chaque patient doit être revu et au besoin adapté.
À la fin de l’année 1999, on comptait en tout 35 médecins, 41 travailleurs sociaux, 8 psychologues et 123 personnels infirmiers travaillant dans les 16 centres de traitement avec prescription d’héroïne. Les quelque 1000 patients sont ainsi en rapport quotidien avec des professionnels qualifiés dans le domaine de la dépendance. L’autorisation d’exercice n’est accordée à un centre de traitement que s’il dispose de l’effectif suffisant. Par place de traitement, on exige au moins 1.7% de poste de médecin et 1.7% de personnel spécialisé en travail social ou psychologique. Pour la remise des stupéfiants, il est nécessaire que deux collaborateurs au moins soient en permanence présents dans le local. Les médecins doivent attester de leur expérience dans le traitement des dépendants ou démontrer qu’ils sont supervisés par des collègues plus expérimentés. Les différents groupes professionnels doivent collaborer entre eux, cela est prescrit par l’ordonnance fédérale. Afin d’améliorer leurs compétences à tous, l’OFSP organise des programmes de perfectionnement.
Au-delà de l’offre spécifique à chaque centre, ceux-ci doivent s’intégrer dans le réseau local des services d’assistance aux toxicomanes. Cela aussi est exigé par l’ordonnance fédérale. Les centres doivent, pour obtenir leur autorisation d’exercice, indiquer de quelle manière ils coopèrent avec les autres institutions spécialisées et assurer à long terme une collaboration efficace.
Les analyses scientifiques ont démontré, pour l’essentiel, les résultats suivants 5:
Les données scientifiques ainsi réunies, mesurées sur les plans du comportement, de l’état de santé, des traitements médicaux, de l’intégration sociale, de la délinquance, etc. montrent que, sous les conditions fixées et pour le groupe spécifique de patients visés, cette forme de thérapie peut être jugée efficace.
Aux résultats de l’évaluation scientifique de 1997 s’ajoutent les conclusions régulièrement tirées de la pratique des centres de traitement. Celles-ci concernent particulièrement les motifs de sortie des patients, ainsi que les patients encore en traitement, pour lesquels on a fait un bilan approfondi en 1999 en vue du renouvellement de l’autorisation de prescription d’héroïne (valable 2 ans).
L’analyse de la durée de traitement des 753 patients qui sont sortis de 1994 à février 2000 des programmes de traitement avec prescription d’héroïne montre que:
Les motifs de sortie des traitements, calculés sur 623 sorties motivées jusqu’à fin 1999 6, montrent que 399 (64%) peuvent être interprétés comme des succès thérapeutiques, puisque 175 personnes poursuivent leur traitement dans une institution orientée vers l’abstinence (sevrage, communauté thérapeutique) et 224 dans un programme de substitution avec méthadone. Les échecs (exclusions, interruption volontaire, abandon) constituent 21% des sorties. Les autres raisons de sortie sont: hospitalisation 3%, déménagement 1%, entrée en prison 3%, décès 4%, autres 4%. Aucun décès lié directement à l’absorption de stupéfiants prescrits n’a été enregistré.
Pour les patients qui étaient en traitement depuis longtemps, l’OFSP a demandé aux centres de vérifier chaque cas avant de renouveler l’autorisation de prescription d’héroïne. Cela s’est passé à l’aide d’un questionnaire sur l’évolution des patients et les objectifs de traitement actuels. L’analyse de ces 464 cas montre des progrès significatifs dans tous les domaines de l’intervention, particulièrement:
Les objectifs thérapeutiques visent encore une amélioration supplémentaire pour 15 à 44% des patients en traitement (selon les domaines), et le maintien de la situation présente dans la majorité des cas. La justification de la poursuite du traitement est dans 59% des cas la stabilité encore insuffisante des patients, et dans 37% des cas la comorbidité psychiatrique.
Les patients eux-mêmes expriment souvent le désir d’arrêter, comme le montre le témoignage de Roland, 28 ans, du centre de traitement de Lucerne: « La valeur de la drogue a continuellement diminué pour moi ces dernières années. Quand tu dois courir après ta dope 24 heures sur 24, elle a une immense importance dans ta vie. Aujourd’hui, l’école de musique, une bonne bande, ma copine sont toujours plus importants à mes yeux. J’aimerais bien pouvoir vivre sans héroïne. J’aimerais de nouveau sentir l’odeur du pain frais sans drogue. J’aimerais pouvoir partir quelques jours sans devoir venir trois fois par jour pour recevoir ma dose » 7.
Depuis 1994, il apparaît fondamental de poursuivre l’intégration très étroite des différents aspects de ces traitements. L’évaluation scientifique des essais menés de 1994 à 1997 l’a montré: autant les déficits et les besoins des patients sont multiples, autant les interventions doivent être combinées. Jamais d’ailleurs, la seule remise d’héroïne n’a été envisagée comme solution minimale de “laisser faire” hors de l’illégalité, quand bien même des voix s’exprimaient dans ce sens au cours des années 80.
La démarche retenue par la Suisse, pour les essais et pour la suite de ce traitement, inscrit la prescription d’héroïne dans le champ de la thérapie et non dans celui de la réduction des risques. Son objectif premier et sa réussite résident dans l’établissement d’une relation thérapeutique avec des personnes qui avaient rompu ou rejeté les tentatives de traitement auparavant. En ce sens, l’offre doit être multiple: la substance, l’accueil, les soins infirmiers et médicaux, l’hygiène, l’aide pratique, la résolution des problèmes sociaux, les traitements somatiques et psychiques à long terme…
Cette démarche cumulative ne permet pas de distinguer quel facteur particulier serait responsable des résultats obtenus, comme l’auraient souhaité les experts mandatés par l’OMS dans leur critique des essais suisses 8. Ils ont en effet reproché à la Suisse de ne pas permettre de mesurer scientifiquement si les résultats, qui sont à leurs yeux incontestablement positifs, sont dus à la substance seule ou essentiellement à l’intense prise en charge. La réponse de l’OFSP à ce sujet est simple: d’un côté, il aurait été totalement contraire à l’éthique et à la philosophie politique de proposer seulement la distribution d’une substance de substitution sans prise en charge intensive, sachant que le traitement s’adresse à des personnes en graves difficultés somatiques, psychiques et sociales; de l’autre côté, l’offre d’une prise en charge intensive existe déjà en Suisse, avec ou sans médicaments de substitution, et c’est précisément à de telles offres que les personnes visées ont maintes fois échoué 9.
Par la suite, l’OFSP a ancré dans les textes réglementaires (arrêté fédéral urgent et ordonnance fédérale) l’exigence de la coopération interdisciplinaire: les institutions doivent être multiprofessionnelles, les demandes d’admission sont établies en commun par les responsables médecin et psychosocial, les plans de traitement doivent inclure les différents aspects d’une prise en charge globale. La formation spécialisée, la gestion de la qualité, la documentation et la recherche doivent aussi considérer ensemble ces dimensions différentes.
Ces principes rejoignent d’ailleurs ceux que vient de publier l’institut américain NIDA (National Institute on Drug Abuse) dans ses “Thirteen Principles on Effective Drug Abuse Treatment” 10, que nous citons en résumé:
Aucun traitement n’est approprié pour tous les individus.
Les traitements doivent être facilement accessibles.
Les traitements efficaces doivent répondre aux besoins multiples des patients.
Les traitements doivent être flexibles et être adaptés à l’évolution des patients.
Rester en traitement pour une certaine durée est décisif pour l’efficacité du traitement.
Le conseil individuel et/ou de groupe est une composante essentielle pour l’efficacité du traitement.
Les médicaments sont une composante importante pour de nombreux patients.
Le traitement des troubles psychiatriques doit être intégré.
Le sevrage physique n’est qu’une phase du traitement de la dépendance.
Le traitement ne doit pas forcément être (totalement) volontaire pour être efficace.
L’usage de drogue pendant le traitement doit être suivi précisément afin d’adapter le traitement.
Les traitements doivent inclure les problématiques du HIV, des hépatites et des autres maladies infectieuses.
Sortir de la drogue est souvent un processus de longue durée qui nécessite plusieurs épisodes de traitement.
Ces principes, qui n’ont pas été conçus pour la prescription d’héroïne, sont pertinents pour toute la palette des thérapies que l’on connaît en Suisse. Nous en recommandons la lecture. Ils montrent bien que l’efficacité résulte de la globalité des efforts, de leur continuité et de la diversité des offres. Si les centres de traitement avec prescription d’héroïne arrivent particulièrement à mettre ces principes en œuvre 11, cela est dû pour une bonne partie à l’engagement des professionnels qui y travaillent, certains depuis 7 ans déjà. Qu’ils soient ici tous remerciés.