Les jeux d’argent et de hasard peuvent être une activité amusante, pour qui sait contrôler ses mises et le temps qu’il y consacre. Le but des jeux d’argent reste cependant de gagner de l’argent. Les chances de succès sont, en revanche, très minces à court terme et nulles à long terme. C’est pourquoi, cette activité comporte également des caractéristiques qui peuvent s’avérer très dangereuses. Elle nécessite une règlementation qui tienne compte de la sécurité des joueurs.
La loi sur les jeux d’argent (LJAr) a été adoptée par le Parlement le 29 septembre 2017. Elle a été acceptée via référendum par le peuple le 10 juin 2018 et est entrée en vigueur le 1er janvier 2019. Elle met en œuvre l’article constitutionnel que près de 87 % des votants et tous les cantons ont accepté le 11 mars 2012. Cette loi reprend en partie les dispositions des lois précédentes sur les loteries et les maisons de jeux : les jeux de casino, loterie et paris spotifs sont ainsi toujours soumis au régime de l’autorisation. Une ordonnance sur les jeux d’argent accompagne cette loi, elle aussi entrée en vigueur le 1er janvier 2019.
La nouvelle loi sur les jeux d’argent, bien qu’elle reprenne de nombreux éléments des deux lois précédemment en vigueur, a tout de même introduit plusieurs dispositions nouvelles, dont voici un aperçu qui concerne directement les milieux de la prévention.
Les casinos suisses peuvent désormais développer une offre de jeux de casino en ligne, ce que les sociétés de loterie faisaient déjà. L’objectif du législateur est ici de réguler le marché des jeux en ligne, ce qui permet potentiellement de mieux protéger les joueurs et de lever un impôt sur un secteur jusqu’alors illégal en Suisse. La défiscalisation des gains de loteries et la libéralisation du poker augmentent encore l’attractivité de l’offre de jeu.
D’après l’art. 85 LJAr, les cantons sont désormais tenus de prendre des mesures de prévention contre le jeu excessif.
Actuellement 0,5% du revenu brut des jeux d’argent de loterie et paris est attribué à la prévention. Cette disposition est réglée dans le concordat intercantonal (art. 66 CJA). La nouvelle loi, si elle donne la responsabilité aux cantons de s’occuper du jeu excessif, ne prévoit aucun financement supplémentaire. C’est un des grands manques du projet de loi. Les milieux de la prévention, soutenus par plusieurs cantons, ont demandé lors de la consultation l’élargissement du financement de la prévention par les casinos également, ce qui n’a pas été obtenu.
La jeunesse est un public particulièrement vulnérable par rapport aux jeux d’argent. Une confrontation trop précoce peut l’amener à développer un comportement à risque, d’où l’importance des mesures de restriction d’accès, de diminution de la visibilité des offres de jeu et d’une prévention ciblée. Le projet de loi prévoit un accès à 18 ans sauf pour certains jeux de loteries.
L’article 74 de la nouvelle loi interdit la publicité adressée aux mineurs et la publicité outrancière ou mensongère (par ex. en faisant croire que l’on peut devenir riche en jouant). Son ordonnance précise ce qui est entendu par publicité outrancière : par exemple, les notifications push utilisant le service de géolocalisation sont interdites.
Le nouvel article constitutionnel (art. 106 Cst) mentionne à l’alinéa 7 que « La Confédération et les cantons coordonnent leurs efforts dans l’accomplissement de leurs tâches…», par exemple concernant l’homologation des jeux et la prise en compte de leur dangerosité. L’article 85 LJAr mentionne également la possibilité pour les cantons de coordonner leurs efforts de prévention avec les opérateurs de jeux. Or, aujourd’hui il n’existe aucun mécanisme de coordination contraignant et efficace.
Durant tous les travaux de l’élaboration de la loi, une commission consultative d’experts du jeu excessif était intégrée au projet. Le Conseil fédéral en a décidé autrement contre toute attente et l’a retiré de la version finale du projet de loi présenté aux Chambres fédérales. C’est l’autre grand manque de cette loi qui, de fait, est vidée de sa substance par rapport à l’un des objectifs annoncés (par le Conseil fédéral lui-même!): assurer la protection de la population. Plusieurs acteurs se sont unis dans une coalition nationale pour défendre une meilleure protection des joueurs. La coalition est composée de : Addiction Suisse, la Conférence suisse des activités de jeunesse (CSAJ), Dettes Conseils Suisse (DCS), NAS-CPA (Coordination politique des addictions), Fachverband Sucht, GREA, Radix, la Société suisse de médecine des addictions (SSAM), Ticino Addiction. La coalition a demandé que le dispositif de protection des joueurs soit renforcé par:
Les problèmes de jeu sont aujourd’hui considérés comme un problème de santé. En 1980, le terme « jeu pathologique » entre dans le DSM III, puis dans la CIM (catégorisations des maladies de l’Organisation mondiale de la santé). Le jeu pathologique est devenu de ce fait le premier trouble addictif reconnu qui n’est pas lié à un produit. Ce type de trouble fait partie de la catégorie des nouvelles formes d’addiction que l’on appelle aussi « addictions sans substance » ou « addictions comportementales » (achats compulsifs, troubles alimentaires, addiction au sexe, etc.). Sont considérés comme joueurs excessifs l’ensemble des joueurs problématiques (à risque) et des joueurs pathologiques. Il n’existe pas de profil type du joueur excessif, le jeu excessif peut toucher tous les âges et toutes les catégories sociales de la population. Les statistiques indiquent cependant que ce problème se manifesterait plus souvent chez les personnes de sexe masculin, jeunes, avec un statut socioéconomique modeste.
En 2020, le produit brut des jeux d’argent s’est élevé à 1’633 millions CHF. Sur cette somme, 901,7 millions ont été reversés à l’utilité publique (impôt sur les maisons de jeux et redistribution des bénéfices des loteries). Pour une juste compréhension de la situation, il faut également intégrer le coût social du jeu excessif estimé par l’Université de Neuchâtel entre 551 et 648 millions CHF par an. En 2020, seulement 4,7 millions ont été versés aux cantons pour prévenir et prendre en charge les problèmes de jeux d’argent, c’est bien peu alors que la prévention reste le seul moyen de diminuer la facture sociale !
Les conséquences ne sont pas seulement financières. Pour un joueur excessif, entre cinq et dix-sept personnes de son entourage sont impactées. Les conséquences relationnelles sont aussi très importantes.
Les problèmes financiers (endettement et surendettement) représentent la première cause de demande d’aide de la part de joueurs excessifs. Les pertes d’argent sont caractérisées par des dettes, factures non payées, crédits multiples. La dette moyenne des joueurs en traitement s’élève à 257’000 CHF. 17% des joueurs excessifs se sont mis en faillite personnelle.
L’institut de recherche économique de l’Université de Neuchâtel estime que le jeu excessif coûte chaque année entre 551 et 648 millions CHF à la collectivité, sous forme de dépenses de santé additionnelles, de production non réalisée et de perte de qualité de vie liée à la santé. Le coût social par joueur pathologique et par année est compris entre 15’000 et 17’000 CHF.
Conflits conjugaux et familiaux, mensonges, violence verbale/physique, séparation ou divorce sont des situations inhérentes au jeu excessif. Près d’un quart des joueurs qui consultent sont divorcés ou séparés. Pour près de la moitié des joueurs excessifs divorcés, le jeu est en partie à l’origine de la séparation ou du divorce.
Isolement et précarisation sont également des conséquences fréquentes du jeu excessif. L’isolement social est notamment dû aux emprunts réalisés auprès d’amis et aux proches qui génèrent une certaine honte. Les problèmes de jeu d’argent restent le plus souvent cachés. Les demandes de soutien de la part des joueurs pathologiques interviennent en Suisse, environ 5 ans après le début des problèmes de jeu.
Dépression – stress – honte – culpabilité – désespoir – idées suicidaires avec ou sans passage à l’acte. Plus du tiers des demandes d’aide liées au jeu excessif sont associées à des idées suicidaires lors de la première consultation. Les données de l’enquête menée auprès des centres de consultation montrent une proportion – très élevée – de 21% de personnes présentant des tendances suicidaires. D’autres problèmes tels que les troubles alimentaires, la dépendance au travail, les troubles du sommeil ou le recours excessif aux services de prostituées sont également mentionnés.
Près des trois quarts des joueurs qui consultent ont une autre consommation problématique addictive : tabac : 60%, alcool : 40%, stupéfiants : 4%. Chez les jeunes, on note une association statistiquement significative entre le fait d’être un joueur à risque / problématique et l’usage problématique d’Internet, ainsi que la consommation de tabac, alcool, cannabis et autres drogues illégales.
Retard – absentéisme – irritabilité – manque de concentration – licenciement. 18% des joueurs qui consultent sont au chômage, cette proportion est beaucoup plus élevée que dans l’ensemble de la population (3%).
Activités illégales : vols – détournements d’argent – suites pénales ou civiles. 15% des joueurs qui consultent font l’objet d’une procédure pénale pour abus de confiance, détournement de fonds, escroquerie ou vol d’argent avec effraction. (Sources des données chiffrées : BASS, 2004)
En Suisse, les politiques publiques en matière d’addiction sont mises en œuvre par les cantons. La Confédération a développé un cadre de référence sur les addictions avec substances (drogues, tabac, alcool) mais en excluant le jeu excessif. Les professionnels s’accordent à dire que ce concept devrait être élargi à ce thème. Hormis la surveillance des casinos, la Confédération n’a pas de compétence sur ce domaine. Ce sont les cantons qui supportent les problèmes du jeu excessif. Dès 2006, sur la base d’une convention intercantonale, les cantons ont instauré une taxe de 0,5% sur le produit brut des jeux de loterie et paris pour la prévention. La Suisse romande a fait office de pionnier en instaurant dès 2007 un programme intercantonal de lutte contre la dépendance au jeu (PILDJ), ce qui a permis entre autre, la mise en place d’une permanence téléphonique gratuite et anonyme fonctionnant 24h sur 24h (0800 801 381), d’un site internet d’information (www.sos-jeu.ch) ainsi que des mesures de prévention et de formation. Les mesures prises sont ainsi coordonnées au niveau intercantonal, alors que le dispositif de prise en charge (traitement médico-social) est développé à l’interne des cantons. Ces offres de soutien permettent aux personnes concernées d’être rapidement orientées vers les centres d’aide près de chez eux ou de bénéficier d’un premier contact avec des spécialistes, ce qui est une première étape souvent nécessaire avant d’entreprendre un suivi plus important. Il existe en Suisse romande deux centres entièrement consacrés au jeu excessif, il s’agit du Centre du Jeu excessif à Lausanne (www.jeu-excessif.ch) et de l’association Rien Ne Va Plus à Genève (www.riennevaplus.org). Au niveau national, les cantons alémaniques se sont également récemment regroupés sur des modèles intercantonaux similaires au modèle romand, à l’exception des cantons de Zürich, Schaffouse et du Tessin qui développent leur propre programme. Les opérateurs prennent également en considération le problème du jeu excessif. La Loterie Romande et Swisslos ont mis en place depuis plusieurs années une politique du « jeu responsable » visant à rendre le joueur attentif aux différentes facettes des jeux et à les informer sur le réseau de soin existant. Les casinos doivent mettre en place des programmes de « mesures sociales » afin de limiter les conséquences dommageables des jeux d’argent.
Les jeux d’argent et de hasards ont été régulés en Suisse pour la première fois en 1874 (modification art. 35 de la Constitution). Les loteries et paris ne subissent aucun changement, mais les maisons de jeu sont interdites. En 1920, l’interdiction des maisons de jeu est renforcée puis de nouveau assouplie (1928) pour promouvoir le tourisme (les Kursaals avec jeu de boules sont autorisés). En 1923, la Suisse se dote de sa première loi sur les loteries et les paris (LLP), loi qui n’autorise plus que les loteries à but d’utilité publique et qui consacre ainsi les monopoles régionaux de Swisslos et de la Loterie Romande.
Dans les années 1990, la Confédération se trouvant en difficulté financière, le Conseil fédéral propose de remplacer l’art. 35 Cst par le nouvel article 106 qui réintroduit les maisons de jeux en Suisse, celles-ci étant perçues comme une manne financière importante. Cette modification est acceptée par la population et les cantons en 1993, la loi sur les maisons de jeux (LMJ) est ainsi adoptée le 8 décembre 1998 et entre en vigueur le 1er avril 2000. Vingt-et-une concessions de casinos sont aujourd’hui attribuées en Suisse, le secteur est surveillé par la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ).
En 2001, la Confédération souhaite réviser la LLP, pour l’adapter aux valeurs actuelles de la société, comprenant entre autres le développement de moyens pour lutter contre la dépendance au jeu. Les 26 cantons préfèrent s’organiser entre eux et adoptent une convention intercantonale en janvier 2005 (CILP), qui verra l’instauration d’une taxe pour la prévention de la dépendance au jeu de 0,5% sur le produit brut des jeux de loteries et paris en Suisse (art.18); un organe de surveillance est instauré: la Commission des loteries et paris (Comlot, aujourd’hui Gespa). Dès lors la régulation du marché est bicéphale, avec deux organes de surveillance qui régulent les jeux d’argent en Suisse : la CMFJ au niveau fédéral pour les maisons de jeux et la Gespa au niveau intercantonal pour les loteries et les paris. Cette situation provoque une certaine concurrence entre ces deux niveaux de gouvernance. En effet, derrière les jeux d’argent, il y a la manne fiscale qui lui est liée. « L’affaire des Tactilos », où l’on a vu la Confédération et les cantons régler leurs différends durant plusieurs années devant les tribunaux – les uns considérant les Tactilos comme des machines à sous, les autres comme des loteries électroniques – illustre cette opposition et les difficultés du contexte.
Le 10 septembre 2009, la Loterie Romande dépose une initiative populaire : « Pour des jeux d’argent au service du bien commun ». L’objectif de cette initiative est de définir les compétences de la Confédération et celles des cantons. Le Conseil fédéral propose un contre-projet amenant au retrait de l’initiative. Le 11 mars 2012 le peuple suisse plébiscite le contre-projet qui modifie l’art. 106 Cst par 87%, mais sans réel débat. Le projet d’une nouvelle Loi fédérale sur les jeux d’argent (LJAr) entre en consultation à partir d’avril 2014 et le Conseil fédéral adopte le projet de loi en octobre 2015. Les Chambres fédérales adoptent la LJAr le 29 septembre 2017, sans avoir pris en compte les revendications des milieux de la prévention (voir plus haut). Un référendum est alors lancé par la droite libérale qui s’oppose au blocage des casinos étrangers, qui financent par ailleurs largement la campagne en faveur du non. La nouvelle loi sur les jeux d’argent est toutefois acceptée le 10 juin 2018 par 72,9% des votants. La LJAr est entrée en vigueur le 1er janvier 2019.
Début 2021, les différentes lois cantonales d’application de la LJAr ainsi que les nouveaux concordats intercantonaux (le CJA pour le niveau suisse, le CORJA au niveau romand) entrent en vigueur. La taxe de prévention de 0,5% figure désormais à l’art. 66 CJA.