mai 2005
Yann Boggio, Bureau d'étudees evaluanda, Genève
Même si honnêtement les acteurs de terrain s’y attendaient un peu, l’enterrement en juin 2004 de la révision de la loi sur les stupéfiants a pour beaucoup sonné le glas d’une époque qui fut celle du champ ouvert, des possibles, des expérimentations et des innovations dans le domaine des dépendances. Après bientôt vingt ans de changements majeurs dans l’appréhension du phénomène et d’enracinement de pratiques pragmatiques dans l’approche et le traitement des dépendances, l’achèvement logique – le toit – de cette dynamique a sombré face à des parlementaires qui n’ont pu, ou pas voulu, surmonter leurs angoisses (philosophiques, métaphysiques, existentialistes ou électoralistes, à choix) au moment de franchir le pas. Plusieurs arguments ont été évoqués à charge de la révision lors des derniers débats parlementaires en 2003 et en 2004 au Conseil national, principale plateforme d’opposition au projet déposé en 2001 par le Conseil fédéral. Pour rappel et pêle-mêle, un mauvais projet, l’absence de référence claire au principe d’abstinence, le risque de non-conformité aux systèmes de contrôle international, le souci de conserver une symétrie avec les approches dominantes en Europe, la «contradiction» entre un interdit général de production et une potentielle taxe sur le chanvre, le «saut» de la dépénalisation de la consommation et des actes préparatoires, ou encore l’«exemplarité» de la Suède et le «contre-exemple» hollandais sont ainsi venus soutenir une non-entrée en matière sur l’examen du projet de révision. Donc de refuser – majoritairement et catégoriquement – ne serait- ce que de débattre du projet de révision proposé par le Conseil fédéral…
Si la nécessité de réviser une loi admise aujourd’hui comme dépassée a semblé faire l’unanimité au Parlement lors de ces débats, la principale pierre d’achoppement aura été la proposition de dépénaliser la consommation de cannabis et les actes préparatoires. On a ainsi vu se constituer contre cet élément un véritable front du refus, mené pour une fois par des Romands, et dans une coalition dépassant la simple appartenance politique.
«On peut se demander ce qui s’est passé depuis décembre 2001 à aujourd’hui. Le débat que nous avons eu […] il y a plus de deux ans a été d’une très haute qualité, objectif, rationnel, sans émotion. Il était animé par le souci de faire quelque chose d’efficace, conscients que nous étions du fait que la situation actuelle est inacceptable1». Ces mots de Dick Marty, Conseiller aux Etats, prononcés le 2 mars 2004 dans la phase parlementaire et à un moment critique de la tentative de révision, méritent d’être renversés et questionnés: l’émotionnel, le subjectif et l’irrationnel ont-ils repris le pouvoir dans la lutte pour la définition d’une ligne stratégique et politique claire à l’égard des dépendances? Le pragmatisme helvétique en la matière, né dans la douleur de la lutte contre le VIH/sida et en réaction aux scènes ouvertes, n’est-il aujourd’hui plus de mise?
Le pragmatisme est une doctrine philosophique consistant dans la justification de l’idée par ses effets2, ce qui peut également se formuler de la manière suivante: on se doit de considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception, c’est-à-dire que la conception des effets fait partie intégrante de la conception de l’objet. C’est également une philosophie de la démocratie. Construire pragmatiquement une politique publique, dans une perspective contemporaine, nécessite principalement les éléments suivants, à comprendre dans une relation dynamique: une vision ou un objectif clair, une perception fine, systémique, des liens de causalité existant entre la mesure projetée et ses effets, un degré d’information élevé sur les relations entretenues ou à venir entre le contexte et la politique considérée.
La proposition de révision de la loi sur les stupéfiants peut être perçue comme une construction pragmatique, quasi apolitique, d’une approche interprétant correctement les données issues du terrain pour en proposer une réponse considérée par beaucoup (il suffit de relire les résultats de la phase de consultation du projet de message) comme sensiblement adaptée pour espérer corriger les défauts relevés3 . On pouvait donc au moins espérer que cette révision fasse l’objet de débats politiques, pour ensuite être adoptée quelle que soit la variante retenue (dépénalisation de la consommation de chanvre ou mise en œuvre du principe d’opportunité de la poursuite), pour enfin aborder la phase du débat public sous la contrainte du référendum annoncé. Nous aurions pu alors nous prononcer sereinement en acceptant ou en rejetant la nouvelle législation par notre vote.
La volte-face du Conseil national en septembre 2003, refusant de suivre le Conseil des Etats sur l’entrée en matière, doit être mise en regard avec deux éléments de contexte qui ont su peser de tout leur poids: la proximité du renouvellement des Chambres et l’attention portée par la vox populi au thème des «drogues».
On peut sans autre poser l’hypothèse que les conditions des élections fédérales d’automne 2003, au cours desquelles l’UDC a insisté de manière démesurée sur l’ensemble des possibles en matière de répression (drogues, asile, délinquance, etc..) ont largement conduit les partis menacés sur leur aile droite à adopter un profil politique plus «rigide». On peut également se demander si le report successif du dossier de la révision (en mai et juin 2003), dossier sensible s’il en est, n’a pas constitué une stratégie délibérée…
Si l’on sort de la théorie du complot pour entrer dans le monde des médias, porteurs et créateurs d’opinion, les données disponibles indiquent clairement un effritement sensible du nombre d’articles consacrés aux substances illicites sur une période allant de 1988 à 2003. Si la NZZ recense une somme de 1000 articles en 1994, correspondant à la période du Letten, le phénomène «drogues» perd rapidement l’intérêt de la rédaction dès 1995, pour ne compter qu’un peu plus de 500 articles à fin 2002. Cette remarque est également valable pour les journaux romands: le Matin, 24 Heures et la Tribune de Genève observent un nombre moyen constant d’articles dès 1995, ceci pour l’ensemble des substances4 licites ou illicites engendrant une dépendance.
Le baromètre des préoccupations des Suisses, établi par sondage représentatif auprès des électeurs5, montre une évolution similaire: le pourcentage d’électeurs qui considèrent les «drogues » comme un des cinq plus graves problèmes de la Suisse évolue de 64% en 1988 à 76% en 1994, pour retomber à 34% en 1995, puis s’étioler en rassemblant 12% des citoyens à fin 2002. Enfin, dernier élément qui contribue à mettre en évidence la relation entre le contexte et le degré d’information disponible, trois sondages ont régulièrement testé l’évolution de la popularité de différentes mesures: la tolérance de la consommation et de la vente de chanvre est ainsi acceptée par 42% des répondants en 1991, 53% en 1994 et 42% en 1997. Les amendes ou peines de prison pour les consommateurs, toutes substances confondues, sont approuvées par respectivement 13%, 10% et 19%6. Ces sondages ont également mis en évidence des différences d’attitude entre Romands et Alémaniques, les premiers étant plus orientés sur le modèle répressif.
On le voit en filigrane: l’agenda populaire ne correspond pas à l’agenda politique. Est-ce suffisant pour expliquer le rejet parlementaire de la révision? Certainement pas. Par contre ceci met en évidence l’importance d’un autre phénomène, probablement plus insidieux: la propension à considérer qu’une situation moins socialement visible est un problème à moitié réglé…
Une autre clé d’explication peut être recherchée dans l’image que l’on se fait de l’Etat, la perception de son rôle et le rapport que nous entretenons avec cet objet. Le Conseiller fédéral Couchepin, en réaction à une intervention d’un de ses collègues romands, propose ainsi de considérer les différentes perceptions de l’Etat: «Il y a derrière la campagne qui se développe – en particulier en Suisse romande – de manière émotionnelle, une conception de l’Etat un peu différente. Je vous invite à regarder du côté du pragmatisme suisse allemand, qui essaie de voir le terrain davantage que les grandes déclarations de principe. En Suisse romande, on a un peu tendance à s’en remettre à l’Etat comme au père protecteur. Le résultat: nos cantons sont endettés et on vote volontiers les dépenses supplémentaires avec le cœur sur la main; ensuite, lorsque le moment vient de réduire le déficit de l’Etat – quelques-uns parmi vous en savent quelque chose -, la situation est beaucoup plus difficile. Mais on continue à faire confiance en l’Etat, comme à une sorte de père protecteur, de surmoi freudien qui doit faire le bien à notre place.
Dans le cas précis, vous voulez que l’Etat proclame, comme le surmoi freudien, que c’est mal de consommer de la drogue. À partir de là, vous pensez que tout est dit, que la chose est réglée. Mais, ce n’est pas réglé! Vous avez beau proclamer que ça ne va pas, que ce n’est pas bien, que l’Etat doit proclamer le principe, mais la réalité vous échappe – elle vous échappe dans les cantons romands, comme elle échappe ailleurs. Nos compatriotes Suisses alémaniques ont une vision beaucoup plus familiale de l’Etat. Ils regardent de près comment ça fonctionne, ils voient que ça ne fonctionne pas, alors, pour la plupart ils se disent: « Il faut s’adapter à la réalité; il faut accepter la réalité et il faut trouver une solution qui aille dans le sens des objectifs. » Ce sont les mêmes qui confient à l’Etat le soin de proclamer le bon et le mal. Ils essaient de trouver une solution qui n’est pas très glorieuse. Cette solution, c’est la nôtre. À la fin, elle marche mieux que des proclamations sans résultat le lendemain7.»
Apologie du pragmatisme qui souligne une vision effectivement différente des structures publiques de part et d’autre de la Sarine, considérées en Suisse allemande comme des partenaires de l’action disposant au même titre que d’autres acteurs de certaines prérogatives qu’il convient d’ajuster aux terrains. Cette perception partenariale, systémique, quasi organique, des relations entre les corps constitués de la société, est différente en Suisse romande, plus orientée vers une compréhension hiérarchique des relations d’autorités et marquée par une plus grande proximité avec le modèle républicain de nos voisins français. Ceci pouvant constituer un des facteurs d’explication de l’attitude romande à l’égard de la révision et du rejet de l’hypothèse de travail proposé par l’OFSP: une norme non répressive mais socialement admise et partagée est plus efficace qu’un interdit abstrait et contingent.
En effet, transposée à la question centrale de la dépénalisation de la consommation du chanvre et des actes préparatoires, cette divergence de perception a pris un relief important, dominant les débats parlementaires et au final précipitant la chute de l’ensemble de l’édifice proposé par la révision. En toute objectivité, car l’hypothèse est censée, il y aura eu ainsi un certain aveuglement sur la pertinence du maintien de l’interdit, comme si l’existence d’une bouée permettait d’éviter le naufrage. «L’erreur la plus commune en politique est de s’accrocher à la carcasse de politiques moribondes». Cette citation8 est reprise par Raymond Kendall, secrétaire général d’Interpol de 1985 à 2000, dans un article où il remet fondamentalement en cause l’approche irrationnelle défendue sur le plan des conventions internationales, dont les contenus n’accordent pas de place aux questions de santé publique et à toute approche réglementaire de la problématique.
Or, la Suisse peut se targuer de quelques succès en la matière. Elle poursuit globalement (parfois localement, notamment en Suisse romande) une approche de réduction des risques considérée comme innovante et, surtout, efficace en matière de santé publique. Le non-engagement souhaité par une majorité de parlementaires apparaît ainsi comme une perte de cohérence de l’ensemble des mesures mises en œuvre, plus spécifiquement sur le plan de la prévention et de la protection des mineurs. Acheter quelques grammes de chanvre est toujours aussi facile, quel que soit l’âge que l’on a: ce marché reste déréglementé et – au final – bien protégé de toute intervention réglementaire. Que ce soit interdit, autorisé, banalisé n’a dans la rue aucune espèce d’importance pour le consommateur d’aujourd’hui, majeur ou mineur. Et c’est bien le problème…
On peut pourtant admettre que la vision du message du Conseil fédéral était claire: ancrage dans la loi des quatre piliers, accent porté sur la santé publique, insertion de la possibilité de traitement avec prescription d’héroïne, renforcement des mesures de protection de la jeunesse et renforcement du rôle moteur de la Confédération dans la politique en matière de drogue. Autant de points qui sont, de fait, plus ou moins déjà présents dans la pratique, mais qui ont l’immense avantage d’offrir enfin une base légale claire aux stratégies de lutte contre les dépendances liées aux substances illicites.
Une partie du monde politique semble avoir compris ceci: trois initiatives parlementaires ont été déposées les 16, 18 juin et le 5 octobre 2004, la première (les Verts) souhaitant donner la possibilité aux cantons de ne pas poursuivre pénalement les consommateurs de chanvre et autorisant quelques cultures à titre expérimental, la seconde (PDC) prévoyant un système d’amendes d’ordre pour la consommation. À noter que celles-ci entendent également promouvoir une adoption rapide des points non sujets à controverse9. La troisième vise uniquement à préciser dans la LStup existante la teneur en chanvre autorisée à la culture (Waber). En parallèle, une initiative populaire10 est en cours, visant la dépénalisation de la consommation, des actes préparatoires et de la culture du chanvre pour un usage personnel. Elle devrait être déposée au plus tard en janvier 2006.
La Commission de la sécurité sociale et de la santé devrait encore examiner ces objets en 2005, mais la situation semble pour le moins tendue, ceci d’autant plus que le Conseiller fédéral en charge de ce dossier, échaudé, dit attendre une impulsion parlementaire…. Nous sommes donc dans une zone grise, une attente insatisfaisante pour bon nombre d’observateurs attentifs.
Cette situation comporte un risque évident de cristallisation des positions, non pas uniquement par leur polarisation, mais davantage par un effritement constant des capacités de réaction proposées aux acteurs. La crise des finances publiques (fédérale et cantonales) est aujourd’hui un facteur limitant sérieusement le développement de stratégies appropriées. Plus dangereux à terme, c’est l’effritement de la mémoire de ce qui s’est passé en quinze ans qui menace l’ensemble: la balance patiemment construite, entre les impératifs de santé publique d’une part et les besoins de sécurité publique d’autre part, commence à osciller à nouveau, dans le sens recherché par ceux qui ont rejeté la révision, réveillant ainsi des effets pervers pourtant connus mais que certains s’obstinent à ne pas voir, ou à ne plus vouloir voir. On peut aussi imaginer que certains – plus jeunes – n’ont simplement pas connu cette période (de 1987 à 1994) où le bon sens devait dominer, pour des questions de survie et d’humanité.
Geste symptomatique de la perte de conscience de la nécessité d’une convergence entre santé et ordre public, le «nettoyage» de la gare de Genève, lieu de deal d’héroïne et de cocaïne, s’est réalisé sans concertation directe avec l’association Première ligne, qui gère pourtant un espace d’accueil et d’injection situé dans le périmètre immédiat… Conséquence perverse et prévisible: le marché de l’héroïne a éclaté, s’est dispersé dans la ville, et s’est parfois recentré à proximité directe du local d’injection, provoquant successivement des difficultés de faire respecter les règles de fonctionnement convenues avec les autorités (soupçons de deal), une tension à l’intérieur même de la structure (augmentation de l’agressivité), une accentuation des contrôles de police, une diminution des contacts, etc. En bref, une péjoration claire des conditions d’accueil et de travail d’une structure pourtant voulue et subventionnée par l’Etat. À se demander si la concertation ne se réalise que dans le cas où des enjeux de santé publique pourraient nuire à l’ordre public, et jamais quand les interventions liées à l’ordre public ont des impacts en santé publique…
C’est donc bien un travail de mémoire et d’activation politique qu’il est nécessaire d’envisager à très court terme, ce qui sous-entend l’exploitation et la diffusion des enseignements capitalisés ces dernières années, en vue de retrouver une nécessaire convergence des points de vue sur un problème social avant tout.
La question du chanvre, mise en avant lors des débats, est quelque part et au final assez anecdotique au regard des problèmes évoqués ci-dessus: la nécessaire culture de l’usage du chanvre se renforce, même en l’absence de dépénalisation. La norme devient dans ce cas indicative avant d’être impérative, car définie et développée hors de l’espace juridique.
Mais qu’attendons-nous exactement pour en débattre?