décembre 2021
Loïc Menneret (Service de médecine des addictions, CHUV)
En 1927, Jean Cocteau est condamné en France pour « infraction aux lois sur les substances vénéneuses ». Il entrera à la clinique Saint-Cloud, près de Paris, pour entamer un long sevrage. C’est durant cette cure qu’il écrit et dessine sa vie en désintoxication. Publié sous le titre d’Opium, son livre révèle ses pensées et ses réflexions autour de la substance, de la cure, des médecins et des soignants qui l’accompagnent dans ce sevrage. Loin d’être un pamphlet anti-drogue, Cocteau y amène, subtilement et avec l’agilité intellectuelle qui est la sienne, une réflexion profonde sur ce qu’il vit en tant qu’opiophile et à travers lui ce que vivent certains patients qui ne « souffrent pas d’addiction », mais d’une cure qui ne leur correspond pas. Pour tous ceux qui auraient du mal à comprendre à qui et à quoi peut servir un programme de prescription de la diacétylmorphine (DAM, forme pharmaceutique de l’héroïne), lire cet ouvrage est éclairant aujourd’hui encore. Son livre commence ainsi :
« J’écris ces lignes après douze jours et douze nuits sans sommeil. Je laisse au dessin la besogne d’exprimer les tortures que l’impuissance médicale inflige à ceux qui chassent un remède en train de devenir despote. » 1
C’est le premier point dont il convient de parler. À quoi sert un programme de prescription de la DAM ? Il ne s’agit pas de refaire tout l’historique ni de reprendre tout l’argumentaire scientifique facilement accessible, mais plutôt de se pencher sur son utilité pour les patients qui en bénéficient. Si on se réfère au rapport d’Addiction Suisse sur les traitement de diacétylmorphine 2, on observe un nombre assez constant – entre 1500 et 1700 – de personnes au bénéfice d’une prescription de DAM en Suisse. La stabilité de ces traitements est en moyenne de 5 à 6 ans et demeure constante depuis plusieurs années. Ce rapport démontre également que la fin du traitement est majoritairement prévue, que ce soit dans le cadre d’un transfert vers une autre thérapie, une autre institution, ou non. Cela induit qu’un travail de partenariat soit instauré au fur et à mesure de la prise en charge. Il est vrai que par son suivi intensif et son cadre, l’alliance entre soignant et soigné est l’une des pierres angulaires du succès de cette prise en charge. C’est sous cet angle que je souhaite aborder le travail des soignants et explorer la question de leur rôle essentiel dans ce processus, en utilisant le cas Jean Cocteau comme illustration.
« Naturellement l’opium reste unique et son euphorie supérieure à celle de la santé. Je lui dois mes heures parfaites. Il est dommage qu’au lieu de perfectionner la désintoxication, la médecine n’essaye pas de rendre l’opium inoffensif. » 3
Pourquoi indiquer un patient vers une thérapie par traitement de diacétylmorphine ? Cocteau le résume assez bien dans sa phrase. Parfois ce qui convient le mieux au patient n’est pas de se défaire de la substance, mais de pouvoir bénéficier de ses bienfaits en toute sécurité. La diacétylmorphine (DAM), pharmakon par excellence, a cette double vocation de poison et de remède. C’est ce qui rend ce traitement si polémique. Toutefois le pragmatisme porte sur l’efficacité du traitement et preuve en est aujourd’hui que ces traitements correspondent bien à un besoin. Dès lors, lorsqu’un patient entre dans un programme de prescription de la DAM, c’est que la plupart des autres thérapies proposées n’ont pas répondu à ses besoins. De cette insatisfaction se manifeste la poursuite des comportements à risque et le mal-être du patient. Cependant, penser que seule la prescription suffit est souvent illusoire. Un programme comme celui-ci engage soignés et soignants dans un partenariat qui concoure à l’efficacité de programme. Intégrer un programme DAM est un processus qui se fait en plusieurs étapes et qui demande aux soignants et aux soignés de poser les jalons d’une relation qui se veut thérapeutique. La DAM n’est pas un programme d’urgence et peut se construire dans ou en dehors de la crise. Le temps de réflexion et de maturation pour le patient qui va s’y engager est nécessaire à la compréhension des enjeux.
Le duo devra passer par cinq étapes distinctes :
Tout commence par l’accueil. Il y a une demande des soignants ou une proposition des thérapeutes. La discussion porte à la fois sur des éléments objectifs en faveur ou en défaveur d’une thérapie DAM, mais aussi sur des aspects subjectifs. C’est une phase d’étude de la demande. La rencontre avec le soigné est aussi la première pierre du partenariat dans le cadre du suivi DAM. Cette première rencontre est importante, car elle laisse une impression durable chez le soigné et le soignant. C’est aussi l’étape où le programme doit être démystifié. On ne doit pas le « vendre » au risque de créer de fortes désillusions et d’instiller une pensée magique, ni laisser les idées reçues empêcher un patient d’y adhérer. Il s’agit de permettre à celui-ci de pouvoir se positionner en toute objectivité sur l’adéquation de cette proposition à ses besoins. L’information se doit d’être mesurée, argumentée et éclairante.
La seconde phase intervient lorsque le patient a donné son accord. C’est alors un travail de projection qui se met en place. Ce temps de mise en place est aussi pour lui un moment nécessaire à son organisation. Pour l’équipe soignante, un travail d’organisation, de coordination et logistique s’opère afin que tout soit prêt pour le jour J. Le partenariat est déjà bien amorcé entre le soignant et le soigné. Celui-ci aura des rendez-vous durant lesquels il pourra définir son cadre de passage, ses horaires, et pour les patients en traitement intra-veineux un moment d’évaluation et d’apprentissage aux gestes est proposé. Tout est fait pour rassurer le patient pour son premier jour de traitement.
Guider le patient étape par étape
C’est l’instant T, tout est prêt, c’est la phase où tout ce qui a été préparé en amont se concrétise. Le premier jour est souvent source de stress. Les équipes soignantes sont là pour accueillir le patient et le guider étape par étape. Après la bienvenue, un premier contrôle est effectué. Un simple questionnaire s’assurant que le soigné peut, sans risque, bénéficier de son traitement est rempli. Par la suite, un soignant recueillera les impressions du patient et le suivra tout au long du processus d’introduction. Au fur et à mesure, une routine va s’installer et le soigné et le soignant vont ensemble faire évoluer leur relation. Les besoins vont se clarifier et permettre la mise en place de la quatrième phase qui est celle du suivi. Il s’agit de faire un point régulier sur l’évolution du projet de soin et de mettre en place des mesures adaptatives. C’est durant cette phase que sont discutés la régularité et l’implication du soigné, son comportement ou d’éventuels troubles qui peuvent apparaître (irritation, colère, conflit avec les membres de l’équipe soignante ou d’autres patients, retard, plages manquées, etc.). C’est aussi durant cette phase que l’équipe se coordonne, se mobilise, échange autour des difficultés rencontrées ou des réussites. Le patient, le soignant et le médecin vont aussi établir les projets de vie en dehors du programme DAM. Le patient peut parfois être en difficulté à gérer son mieux-être, le temps et l’argent qu’il retrouve. Chacun doit être attentif aux différents changements, même les plus infimes. C’est une phase de réadaptation qui peut induire une crise. Ce n’est pas pour autant négatif mais un processus d’adaptation doit contenir et rassurer. Le partenariat se consolide durant cette phase et devient la pierre angulaire de la relation soignant/ soigné. Après quelques jours, semaines, mois ou années, le patient souhaitera peut-être arrêter le programme et s’orienter vers une autre thérapie. C’est la dernière phase, le processus de fin et de sortie du programme. Il ne saurait y avoir de rétention forcée, et l’interruption du traitement par l’équipe médico-soignante en cas de grave manquement aux règles reste rare, ce qui montre quand même un grand engagement de part et d’autre. La grande majorité des sorties sont discutées et convenues. Les raisons sont multiples : les plus souvent évoquées sont soit un mieux-être (le patient n’ayant plus besoin de ce programme et souhaitant un retour à un cadre de soins plus en adéquation avec sa vie), soit le programme ne correspond pas aux attentes et il est vite abandonné, souvent dans les premiers jours. Pour certains, le DAM est une transition, pour d’autres un passage d’un cycle auquel ils reviendront. Il ne s’agit pas d’un échec. Les motifs d’aller et retour peuvent être variés, mais ils sont toujours l’occasion de recommencer un nouveau cycle et de redéfinir les besoins.
Les clés d’un partenariat réussi
Réussir un partenariat demande un positionnement qui aplanit le rapport soignant/soigné. Pour cela, les soignants réalisent un travail de prospection important. Un soin comme le programme de prescription de la DAM est vecteur de conflits de valeurs pouvant induire une réaction de repli défensif chez le soignant. Un programme de prescription DAM convoque facilement une relation d’interdépendance. Le patient peut se laisser porter par l’équipe soignante et se faire assister tout au long de son parcours dans le cadre du programme. Quant au soignant, il est très valorisant de sentir utile et parfois moins compliqué d’être dans un rapport ou l’on a le sentiment de garder le contrôle et le pouvoir. Le piège est d’amener le patient à stagner, sans l’aider à s’approprier l’autonomie dont il peut bénéficier pour prendre en main ses soins.
C’est une compétence forte dans un programme comme celui-ci d’avoir des soignants qui ont cette capacité à susciter chez le patient l’envie d’aller de l’avant. C’est une compétence forte que de pouvoir induire un sentiment de confiance et de sécurité. C’est une compétence forte que celle de pouvoir apaiser et contenir un patient frustré qui laisse éclater sa colère. Au quotidien, les soignants doivent gérer les groupes de patients, les ordres médicaux, la collaboration professionnelle, leur stress et celui des autres. C’est une endurance rare et un travail important que s’impose chaque soignant pour permettre à ce partenariat d’exister. Lorsque se pose la question de savoir en quoi ce métier est indispensable, il faut aller chercher la réponse dans la capacité que les soignants ont de s’adapter à chaque situation. C’est un métier analytique du traitement de l’information. C’est ce qui permet cette adaptabilité.
Cependant, chacun a ses limites. Les soignants sont fortement exposés au risque de surcharge. Les conditions de travail, les difficultés relationnelles, soit avec les patients soit avec les collègues (l’addictologie est pourvoyeuse de triangulation et source de conflit, ça fait partie du métier), une organisation sans cesse mouvante qui déséquilibre la balance vie professionnelle – vie personnelle, sont autant de facteurs de risque d’un mal pernicieux et souvent invisible de forte charge mentale. Pernicieuse car l’impacté met du temps à réaliser qu’il est à bout de souffle et lorsqu’il s’en rend compte, c’est souvent que la fatigue est déjà bien installée. Les soignants sont formés, ils ont des ressources, l’équipe est un support formidable si on la laisse exister. Les soignants ont souvent besoin de reconnaissance. Pas par narcissisme ou besoin de valorisation, mais parce que le doute est souvent présent, même chez les plus aguerris. Personne ne prescrit l’aptitude relationnelle et il y a le besoin de se conforter que les décisions sont bonnes, mais aussi que l’on peut se tromper, expérimenter sans porter préjudice aux soignés et sans jugement. Les soignants sont des professionnels créatifs et peuvent être force de proposition. C’est un métier rigoureux, qui demande une formation exigeante, à la hauteur des responsabilités qui sont les leurs. Dans un programme DAM, ce professionnalisme est essentiel. Les patients sont reconnaissants envers leurs soignants.
Les études montrent généralement un bon taux d’adhésion, les équipes de soins y contribuent fortement. C’est aussi durant cette pandémie que le partenariat soignant/soigné a pu démontrer de belles expériences. Les patients ont pu tester d’autres cadres thérapeutiques, notamment le soin à domicile. Leurs retours sont particulièrement éclairants sur l’évolution possible de ce type de soin. Une grande majorité d’entre eux ont été touchés de pouvoir bénéficier au moins une fois par jour de la DAM à domicile. Ils ont été particulièrement reconnaissants envers les équipes de soins. Mais les soignants ont été aussi reconnaissants de voir leurs patients s’impliquer et, à l’inverse de ce qui est coutume tour accueillis chez eux. Ce sont des expériences gratifiantes et qui laissent transparaître une forte reconnaissance de leur travail. Il faut aller plus loin.
Cela soulève en filigrane la question de l’accessibilité et de l’équité des soins. Le soin est essentiellement centripète. C’est au patient de venir au centre de soins. Toutefois, depuis les diverses expériences menées par des centres qui délivrent les traitements de substitution (HeGeBe), plusieurs initiatives ont permis d’ouvrir une évolution possible du cadre de soin. La créativité des soignants s’est mise au service d’une situation inédite pour répondre au besoin des patients. Cela a changé un paradigme important d’une magnétisation du patient vers les pôles HeGeBe : le soin devient centrifuge. Pour les équipes soignantes, c’est aussi une perspective intéressante. C’est aller sur le terrain du patient et non plus être seulement l’accueillant mais l’accueilli. Lors de l’expérience du soin à domicile, grand nombre de soignants ont fait part de leur étonnement en découvrant les lieux de vie du patient ainsi que du bon accueil que ceux-ci leur réservaient. Le soin, grâce à la logistique et au concours de soignants, est aussi sécurisant à domicile qu’en centre spécialisé.
L’expérience menée montre que c’est un soin réaliste et réalisable sans déployer de grands moyens. C’est l’occasion de consolider des partenariats avec des acteurs du soin à domicile et le cumul des compétences permettra de faire un pas de plus vers la déstigmatisation.
Bien d’autres patients ont le bénéfice du soin à domicile pour des actes visant à retrouver plus d’autonomie ou de confort. L’addictologie, mais plus encore la société et avec elle son œil politique, doit aussi s’ouvrir à cela. Cette perspective interroge la considération du statut du patient. L’autonomie n’est-elle pas une des réponses à la dépendance ? Il est temps qu’une réforme à plusieurs niveaux puisse s’enclencher. Le soin à domicile existe pour de nombreuses prestations, le soin en addictologie a les moyens de le proposer, aussi pour le DAM. Bien sûr, il ne suffit pas de foncer tête baissée : ça se prépare, mais c’est un grand pas vers l’équité et l’accessibilité de nos soins. Les soignants ont un rôle important à jouer dans ce processus. Bien souvent en première ligne, ils portent avec les patients une part de la voix.