octobre 2005
Interview de Gregor Burkhart, médecin de santé publique et responsable du domaine de la prévention à l'Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies
GREAT: Durant les dix dernières années, le rôle et les ressources mises à disposition de la prévention ont-ils changé dans les programmes et stratégies nationales en matière de drogue des pays de l’Union européenne?
GB: Oui, il y a eu des changements. En Espagne, par exemple, il y a eu une hausse des ressources alors qu’en France il y a eu une baisse. Les chiffres sont toutefois difficilement comparables car l’argent provient de différentes sources et il est aussi utilisé à travers des systèmes différenciés. Mais les ressources disponibles sont aussi liées au contrôle de qualité (seuls les projets basés sur des données probantes sont soutenus), et dans ce domaine les choses ont beaucoup changé dans de nombreux pays (Grèce, Espagne, Tchéquie, Hongrie, Pologne, Slovaquie, Royaume-Uni).
GREAT: Vous utilisez la classification de l’Institute of Medicine américain plutôt que celle de l’OMS pour observer et analyser l’offre de prévention dans l’UE. Qu’est ce qui les différencie et quels sont les avantages de la classification de l’IOM ?
GB: L’ancienne classification (primaire, secondaire, tertiaire) est beaucoup trop orientée sur la consommation comme variable décisive. Celle de l’IOM s’oriente de manière plus pragmatique sur le niveau de risque: la prévention universelle concerne la population générale sans profil de risque particulier; la prévention sélective concerne les groupes chez qui l’on observe généralement des facteurs de risque sociaux; la prévention indiquée concerne des personnes qui présentent des facteurs de risque observables au niveau de l’individu (ex. troubles de l’attention (ADD)). On intègre ainsi mieux des variables sociales et individuelles car la consommation de substances seule n’est pas un bon indicateur des risques.
GREAT: Quelles observations faites-vous dans le domaine de la prévention universelle au niveau européen? Existe-t-elle dans tous les pays, y a-t-il une unité s’agissant des ressources et des contenus, est-elle basée sur des données probantes?
GB: Il y a d’importantes différences entre les pays. Certains insistent sur l’innovation et l’evidence-based (Espagne, Irlande, Royaume-Uni, Tchéquie, Hongrie) alors que d’autres basent plutôt leur prévention sur des croyances (transmettre de l’information, améliorer l’estime de soi) ou mandatent leurs institutions de traitement pour qu’elles fassent aussi – à côté – un peu de prévention (Italie, France). Dans ce cas, la prévention est plutôt orientée sur les déficits (centres de conseil pour ceux qui reconnaissent avoir des problèmes).
GREAT: Et quelle est la situation s’agissant de la prévention sélective et indiquée?
GB: On observe que c’est dans les pays où la prévention universelle répond à des critères de qualité, et où l’on discute à un niveau hiérarchique élevé du contenu, des frontières et de la logistique nécessaire (Espagne, Irlande, Royaume-Uni, Hongrie, Autriche) que l’on trouve aussi le développement le plus avancé en matière de prévention sélective. Dans ces pays, l’on trouve des projets intéressants, et aussi parfois évalués, pour les différents groupes à risque. Cette situation est probablement en lien avec l’existence de modèles de répartition des ressources plus rationnels et de stratégies de prévention plus claires.
GREAT: En résumé, quelles devraient être les caractéristiques de l’offre de prévention des dépendances au niveau national aujourd’hui? Que devrait-on éviter et que devrait-on promouvoir ?
GB: La prévention est une discipline de la santé publique. L’objectif est donc d’atteindre une partie importante de la population et de couvrir l’ensemble du territoire en faisant bon usage des ressources à disposition, ainsi que d’aborder des facteurs de risque de manière ciblée. Il ne s’agit donc vraiment pas d’entrer en matière de façon « holistique » sur la complexité de l’individu – ce qui n’est en fait important que dans le secteur de la prise en charge – mais de planifier de manière efficace au niveau de la population. C’est bien sûr beaucoup plus facile à faire au niveau de la prévention universelle, par exemple en implantant des programmes standardisés et evidence-based de prévention pour l’ensemble des écoliers. Une telle approche se laisse d’ailleurs beaucoup plus facilement évaluer et nécessite bien moins de ressources que, par exemple, de vouloir former tous les enseignants à la prévention des dépendances ou de lancer de grandes campagnes sur les risques liés aux substances, sans même parler de semaines de la prévention sporadiques ou de visites d’experts ponctuelles. De telles mesures sont plutôt susceptibles de produire des dommages et, dans certains pays membres, on cible maintenant leur disparition. Donc, si l’on utilise la prévention universelle de manière ciblée et limitée, il reste suffisamment de ressources pour offrir de bonnes mesures de prévention sélective à des groupes vulnérables ou à des quartiers défavorisés. Dans ce cas, il ne faudrait pas se résigner (ils ont tous déjà consommé des substances…) à des mesures de réduction des risques et de transmission d’informations, mais se rappeler que des interventions dont le contenu porte sur les compétences sociales, les normes (Normative Beliefs) et la réflexion sur les risques, ont aussi de bons résultats chez les groupes à risque, c’est-à-dire que des facteurs de résilience peuvent être construits et que les comportements problématiques peuvent être questionnés et modifiés. Finalement, dans la prévention indiquée, il serait sans doute adéquat, par exemple, que des enfants qui ont des troubles de l’attention, dont on sait qu’ils impliquent une hausse importante de risque d’avoir des problèmes liés à la drogue, soient pris en charge et accompagnés de manière précoce. Cela pourrait aussi s’élargir à quelques autres facteurs de risque présents durant l’enfance.
GREAT: Quelles sont les ressources que l’Observatoire met à disposition des décideurs et des professionnels dans le domaine de la prévention ?
GB: D’abord, il y a notre rapport annuel (http://www.emcdda.eu.int) qui n’aborde toutefois que brièvement le thème de la prévention. Ensuite, il y a notre publication Drugs in Focus dont trois numéros jusqu’ici (5, 6 et 10) concernaient la prévention et qui peuvent être téléchargés dans différentes langues. Cette publication a plutôt été pensée pour les décideurs, c’est-à-dire qu’elle est simple et facile à lire. Nous avons ensuite développé la base de données EDDRA (http://eddra.emcdda.eu.int) où l’on peut consulter différents projets de prévention qui ont été évalués dans les pays membres de l’UE. Les professionnels peuvent aussi consulter la page dédiée à la prévention sur notre site. Là, ils peuvent notamment télécharger un rapport sur la prévention sélective en Europe (en anglais seulement). Ces jours-ci nous avons aussi mis sur le site une version test de notre Kit de ressources en prévention et en évaluation PERK (Prevention and Evaluation Resource Kit). Pour l’instant il ne s’agit que d’une base de discussion pour le développement d’une seconde version avec les Etats membres. Il s’agit d’essayer de réunir les connaissances existant sur la prévention et l’évaluation et de les mettre à disposition des professionnels. C’est justement pour des projets comme celui-ci que la non-participation de la Suisse à l’Observatoire est regrettable parce qu’elle pourrait, d’une part, beaucoup y contribuer et, d’autre part, recourir aux connaissances des autres pays et à nos données pour sa propre réflexion. Mais, peut-être cela pourra-t-il se faire dans un proche futur.
GREAT: Merci.