décembre 2008
Notre société est-elle «addictive»? Entre libéralisation et interdits, intérêts économiques et jugements moraux, en matière de jeux d’argent, le monde socio-sanitaire est pris à parti. Réunir l’ensemble des acteurs de la prévention dans une perspective interdisciplinaire, tel était le défi lancé par les organisateurs de la rencontre, sous l’impulsion des principales institutions actives dans le domaine du jeu en Suisse, en partenariat avec différents services de Belgique, de France et d’Italie 1. Intervenants dans le domaine médical et social, chercheurs, intervenants des professions juridiques et économiques, responsables politiques, quelques 250 participants de 12 pays ont pris part aux débats répartis en une quinzaine de sessions 2.
Les principaux axes dégagés lors des échanges peuvent être articulés autour de quatre questionnements: le concept d’«addiction» est-il pertinent pour les jeux d’argent, voire pour d’autres comportements problématiques n’impliquant pas l’usage d’une substance? En quoi les jeux d’argents représentent-ils un enjeu de société plus actuel qu’un autre? Quels sont les défis prioritaires du point de vue de la santé publique? Et, finalement, quelles sont les réponses existantes au niveau des programmes de traitement et de prévention, mais aussi de leur financement?
Alors que le terme anglais «pathological gambling» fait explicitement référence aux jeux d’argent, sa traduction française «jeu pathologique» est source de confusion. À cet égard, les préoccupations, mais aussi les intérêts des différents acteurs divergents. Aucune définition médicale consensuelle n’existe à ce jour pour le terme d’addiction, alors même que son utilisation tend à définir une nouvelle discipline: l’«addictologie». Les spécialistes du domaine ont évoqué les ressorts neurobiologiques communs aux différentes conduites addictives. Les impacts socio-environnementaux ont été abordés. Le caractère plus ou moins «addictif» des jeux d’argent repose sur des propriétés liées à la structure même des jeux qui demeurent très peu étudiées. Ce manque de données s’avère être un facteur limitant important de la réflexion relative aux actions de prévention menées sur les lieux de jeu. Il faut relever en outre l’importance d’investiguer plus avant les différents mécanismes psychologiques impliqués dans le jeu et leurs interactions.
L’extension de la notion d’addiction, ou plus prudemment formulée, de conduites addictives «sans substances», a fait l’objet de nombreux échanges. Les connaissances en matière de jeux d’argent se sont considérablement accrues ces trois dernières années. En revanche, celles relatives aux jeux vidéo rendent à ce jour l’analogie aux jeux d’argent très spéculative. Compte tenu des observations cliniques impossibles à situer dans une perspective épidémiologique, une grande prudence est de mise.
Les études historiques sont quasiment absentes du domaine des addictions, qu’il s’agisse des problématiques liées aux substances psychoactives ou des «nouvelles» conduites addictives dites également «comportementales». Les perspectives ethnologiques et sociologiques ont été croisées. Le lien entre éthique, interdisciplinarité et développement durable, tout comme les risques d’un réductionnisme lié à une collusion entre intérêts économiques et intérêts de la recherche biomédicale ont été développés. Il est à noter que d’autres formes de jeu sont potentiellement aussi problématiques que les jeux d’argent. Tel est le cas des jeux vidéo dits «massivement multijoueurs».
Les enjeux de la prévention structurelle, avec l’élaboration de mesures législatives claires, ont été développés par plusieurs intervenants. Ce débat a également reçu l’attention des différents représentants des organes de régulation des jeux et des représentants du monde politique. À cet égard, les limites du concept dit de «jeu responsable» et la nécessité d’un organe de régulation indépendant ont été largement soulignées. Dans le champ des jeux d’argent, les conflits d’intérêts liés à la recherche et à la prévention gagnent à être encadrés par des directives précises.
Les récentes données épidémiologiques, et plus particulièrement une comparaison approfondie des observations effectuées avant et après l’ouverture des casinos en Suisse ont montré que le lien entre l’offre de jeu et la prévalence du jeu pathologique est complexe et ne décrit pas une corrélation linéaire comme il est parfois suggéré. Les données de prévalence devraient être complétées par des données sur l’incidence, mais aussi par des données plus fines, dont celles relatives aux co-morbidités. Un domaine largement inexploré est celui de l’évaluation des coûts sociaux, alors que des méthodologies fiables ont été développées à ce sujet dans le champ du tabac ou de l’alcool. Une série de données néo-zélandaises relatives aux déterminants socio-économiques du jeu excessif a été présentée.
L’absence d’évaluation des programmes de prévention secondaire ou tertiaire n’est pas un problème spécifique aux jeux d’argent ou aux addictions, mais un problème plus général. Les programmes de prévention devraient également pouvoir intégrer plus spécifiquement les aspects de co-morbidité dépressive et de suicidalité. Un projet d’Observatoire romand du jeu excessif qui, moyennant un financement adéquat, pourrait constituer un élément de réponse a été évoqué.
Il a été montré combien la réussite des interventions thérapeutiques relevait d’une dialectique subtile entre hyperspécificité de certaines interventions et transversalité d’autres techniques provenant de l’expérience clinique acquise pour les dépendances aux substances psychoactives. Divers intervenants ont décrit cette dualité dans leurs contextes cliniques respectifs. Les chiffres de consultation très faibles au regard du nombre de personnes touchées incitent au développement d’offres thérapeutiques alternatives à la thérapie individuelle ou groupale traditionnelle. À l’heure du développement des casinos virtuels et des paris en ligne, l’apport d’Internet en tant que nouveau support pour l’accompagnement des joueurs a été fortement souligné. Un programme destiné aux joueurs visant le contrôle du comportement de jeu plutôt que l’abstinence a été présenté. En filigrane, des questionnements similaires à ceux soulevés dans le champ de l’alcoologie où ce type de programme a pu être expérimenté avec succès.
Une réflexion importante concerne les programmes de désendettement. Le paradoxe est que cet aspect déterminant de la prise en charge n’a pour ainsi dire pas retenu l’attention des chercheurs jusqu’ici. Ces programmes ont été détaillés par différents intervenants.
Les programmes de prévention spécifique développés dans le cadre des casinos en Suisse ont été présentés. Ceux élaborés dans le cadre des loteries ont été quant à eux abordés sous l’angle des régulateurs. À cet égard, la question de l’évaluation de ces programmes a été abordée. L’importance d’améliorer considérablement la qualité de l’interface entre l’abord des joueurs dans les lieux de jeux, les programmes d’auto-exclusion et les structures d’accompagnement spécialisé a été illustré. Cet aspect ressort également des données d’évaluation du programme de sensibilisation des cafetiers restaurateurs dépositaires de terminaux de loterie électronique. La prévention secondaire passe également par des dépistages validés dans les différentes langues, ainsi que par la mise en place de hotlines, à l’exemple du nouveau numéro vert romand.
Une table ronde a réuni les régulateurs suisses, belge et autrichien, et un représentant de l’Association européenne de promotion de la santé. La question des conflits d’intérêts entre les différents acteurs impliqués par les jeux d’argent et la timidité des recherches entreprises sur les sujets sensibles ont été au centre des discussions. Pour les chercheurs, il reste très difficile d’accéder aux lieux de jeu que ce soit pour investiguer le potentiel addictif comparé des jeux ou encore pour évaluer l’efficacité des actions de prévention. En ce qui concerne le financement de la recherche et de la prévention, l’exemple suisse d’une taxe sur le revenu des jeux de loterie à hauteur de 0,5% est un modèle qui a suscité un grand intérêt. Mais comment déterminer le montant exact d’un tel effort en l’absence d’études relatives aux coûts sociaux? Faut-il tripler, voire quadrupler cette taxe, à l’exemple de certaines juridictions canadiennes? Seul un effort accru pourra contribuer à une politique publique des jeux d’argents satisfaisante du point de vue du droit de chacun à jouir du meilleur état de santé possible.