décembre 2008
Interview réalisée par Jean-Félix Savary
1. Selon vous, quelle est la part de la subjectivité et du libre choix dans le succès d’une offre thérapeutique?
Anciens usagers (AU): Les croyances sont très importantes. Il y a beaucoup de peurs et de préconçus par rapport à la démarche que l’on envisage. Les choix que l’on peut faire quand on est sevré ou quand on ne l’est pas est tout à fait différent. Le sevrage fait souvent très peur et donc il faut différencier le moment où on parle. La peur du «manque» prend une place immense. Quand on est dans la compulsivité de la consommation, on a tendance à avoir une vision très restreinte. Mais des envies ou des aspirations peuvent également apparaître pendant le traitement. Il s’agit vraiment d’une évolution.
Le libre-choix est fondamental. Avoir le choix est quelque chose de très important. En tant que consommateur actif, la confiance est très faible dans l’entourage, notamment sur le cadre. Faire le choix soi-même permet de reprendre confiance en nous, mais aussi dans l’offre thérapeutique. C’est un premier pas indispensable, car la perte de confiance est totale. Le choix est la meilleure manière de commencer ce travail de reprise de confiance en nous et en le milieu institutionnel.
Le plus important est la confiance que l’on a dans le professionnel qui peut nous conseiller. Sans confiance, on est toujours dans le cynisme. Le rapport humain est primordial.
Usagers actifs (UA): Le choix de l’usager est primordial – l’avis des experts doit être en fonction de ce choix avant tout. Le DCI doit orienter sans imposer et être véritablement un lieu où l’on écoute le consommateur. Ses besoins doivent être respectés.
MCZ: C’est une question difficile. Immédiatement, je dirai que le libre choix est une dimension essentielle. On ne peut pas obliger une personne à adhérer à une offre thérapeutique si elle n’en veut pas. La participation de la personne est donc nécessaire à sa prise en charge. D’autre part, dans mes recherches j’ai constaté que l’adhésion à un programme thérapeutique se fait parfois dans un deuxième temps. La personne commence un traitement car elle y a été obligée, mais par la suite elle « y trouve son compte » et elle finit par y adhérer et y participer activement. Je crois donc que la subjectivité, à un moment ou à un autre, doit entrer en ligne de compte. La question à se poser, donc, est: qu’est-ce qui fait qu’une personne adhère à un programme thérapeutique? Dans mes recherches un aspect fondamental qui émerge est le fait d’être rentré en relation avec quelqu’un qui a su offrir une prospective de vie nouvelle. Il faut que dans le cadre d’une offre thérapeutique la personne dépendante puisse rencontrer une proposition de vie différente et quelqu’un qui accepte de l’accompagner vers ce but. Il faut que la personne puisse faire l’expérience d’une autre manière de fonctionner, d’une autre manière d’être au monde.
2. Comment ressentez-vous l’émergence de système d’indication, qui vise à orienter l’usager dans le dispositif de soins selon des critères scientifiques?
AU: Nous ne croyons pas à un choix basé sur des critères uniquement scientifiques. L’expérience personnelle du professionnel est plus importante. Pour conseiller dans le traitement, il faut beaucoup de sensibilité et une certaine expérience humaine.
Nous sommes nombreux à avoir des parcours atypiques et il faut prendre garde aux généralisations. Il y a un très grand risque d’enfermement dans des catégories. Il y a une très grande part d’évolution possible, même si on croit qu’il n’y a pas d’espoir.
On ne peut jamais présager du destin des personnes toxicomanes. Beaucoup des choses peuvent se passer, qui sont de nature à changer complètement la donne. Selon nous, le professionnel doit créer le souhait du traitement, plutôt que de trouver le bon traitement. Cette dernière décision revient à la personne, qui la prend petit à petit.
UA: Plutôt positivement, mais à la condition que les personnes soient ouvertes au dialogue. La grille de gravité (scientifique) nous inspire un regard négatif, un peu moins si le processus inclut un suivi et l’établissement d’une relation de confiance. Il est important aussi que le système permette d’aller au bout des propositions et que l’usager soit entendu. Si le DCI signifie un libre accès pour orienter, conseiller, aider, c’est une mesure très positive. Si en revanche, il s’agit d’un aspect contraignant pour accéder au réseau, dans le type souhaité de prise en charge, cela conduira à l’échec. Les critères scientifiques doivent avoir un but de recherche et non de prise en charge.
MCZ: C’est alléchant et dangereux en même temps. Alléchant car on désire avoir des indications thérapeutiques claires, transparentes qui orientent dans une direction ou dans l’autre, de manière efficace. Un peu comme dans la Evidence Based Medicine. Cela aurait aussi un effet rassurant pour les soignants. Dangereux car les critères qui devraient permettre d’orienter les personnes sont difficiles à établir scientifiquement, et par conséquent ils risquent d’être arbitraires. J’ai rencontré des personnes qui ont repris en main leur vie après 20 ans de toxicomanie, alors que personne ne les croyait plus en mesure de le faire de la manière dont elles l’ont fait. Si on avait dû orienter ces personnes selon des critères standard préétablis, elles ne seraient pas atterries là où elles sont atterries. Je pense que dans le cas de la dépendance c’est difficile d’identifier des critères objectifs, prédictibles de succès d’un traitement. Traiter une personne dépendante est différent que soigner une maladie du corps. La dépendance n’est pas qu’une maladie du corps. Dans le traitement de la dépendance, il y a une dimension relationnelle irréductible. Au contraire, l’utilisation de critères standardisés risque de réduire la personne à un dossier, à un cas. Or, il vaut mieux toujours laisser ouverte la catégorie de la possibilité, c’est-à-dire d’admettre que la personne est plus que ce que je vois, et que, à l’intérieur d’une relation thérapeutique, les choses pourraient se passer différemment de ce qu’on aurait imaginé.
3: Pensez-vous que les organismes de santé publique puissent aider les personnes dépendantes à mieux utiliser l’offre en vigueur?
AU: Oui, et c’est même nécessaire. Nous sommes nombreux à avoir ressenti le besoin d’une aide pour prendre les bonnes décisions. Certains ont été très bien conseillés, mais d’autres pas du tout. C’est un point à améliorer, car sans réponses claires à nos questions, cela participe à la perte de confiance que l’on peut avoir dans les possibilités de soins.
Il y a des informations qui doivent être mieux relayées. Par exemple sur les groupes d’entraide. On peut dire qu’il existe aujourd’hui une lacune importante en information sur les offres qui sont proposées. Souvent les institutions sont focalisées sur leur travail, sans voir ce qui se passe à côté, alors que c’est très important.
Quand une offre ne convient pas à une personne, il faut lui proposer de manière neutre des autres possibilités, sans la stigmatiser. Nous sommes nombreux à avoir eu des expériences douloureuses à cet égard, où un échec nous était reproché, alors que le traitement ne nous convenait simplement pas.
UA: Oui, si on prend en compte l’évolution et les remises en question du consommateur. Le DCI peut aider dans certains cas, notamment pour la centralisation de l’information. Mais le DCI a aussi ses limites, dans la mesure où ce dispositif s’arrête aux frontières du canton. Également si cela se limite aux prises en charge institutionnelles.
MCZ: Si l’aide est celle de l’établissement de critères scientifiques dont on a parlé tout à l’heure, je considère que cette aide s’accompagne de beaucoup de risques.
4. Comment ressentez-vous l’accent mis aujourd’hui sur les thérapies ambulatoires?
AU: Pour certains, ces thérapies ambulatoires peuvent être très efficaces. Elles peuvent nous guider progressivement dans le système de soins. Mais surtout, elles permettent de garder la tête hors de l’eau (hygiène, social, etc). Pour d’autres, c’est très important de pouvoir bénéficier d’une offre résidentielle. Si on est vraiment marginalisé et mal en point aux niveaux psychiques et physiques, il faut un cadre de ce type pour re-apprivoiser une vie normale, pour retrouver certains repères et une estime de soi.
Pour nous, il faut absolument que ces deux types d’offres soient maintenues (ambulatoire et résidentiel). Elles correspondent à des situations différentes. Chacun a son état d’esprit et ses ressources propres, ce qui influe sur ses besoins. Même la prison peut avoir des aspects positifs. Mais avec un produit de substitution, il est essentiel d’avoir un suivi psychosocial pour en tirer profit.
UA: Les avis sont partagés: pour les uns, cela est positif, même si on a constaté que les offres ambulatoires sont de plus en plus présentes mais aussi surchargées, avec un manque de moyens et de personnel. Pour les autres, l’accent mis sur l’ambulatoire est trop important, alors que d’autres prestations existent même si elles coûtent. Le risque est d’orienter trop facilement vers un autre enfer.
MCZ: Elles sont avantageuses surtout pour les personnes qui ont encore des responsabilités dans la société, qui sont pères, mères, travailleurs. Si une personne dépendante a un quelconque engagement positif dans sa vie, il vaut mieux de le préserver, de le valoriser. Les thérapies ambulatoires sont utiles en ce sens, car elles ne sortent pas la personne de son contexte. En même temps, elles devraient mettre en place une prise en charge suffisamment pointue pour aider la personne à s’éloigner de son contexte «problématique».
5. Un système d’indication demande la récolte, la transmission et le traitement de données personnelles. Qu’en pensez-vous?
AU: C’est un problème très sensible et nous sommes très réticents. Il faut que tout cela soit très strictement contrôlé. Suivant la tournure des événements, cela peut se retourner contre vous. La plupart des personnes toxicomanes sont récalcitrants à la transmission de données. Cela peut avoir des conséquences négatives, par exemple en décourageant les gens à se faire aider, ou alors à transmettre de fausses informations.
Dans notre vie, nous constatons déjà que les informations circulent largement, par exemple lors d’un contrat d’assurance ou de l’achat d’une maison. Si on ne trouve pas des garanties, cela casse toute la confiance et devient totalement contre-productif en éloignant les personnes dépendantes des systèmes de soins.
UA: Cela exige un minium de garanties sur la protection des données transmises. Si les différents secteurs jouent le jeu de la confidentialité et respectent les règles éthiques, pas de problèmes. Mais il est difficile de répondre à des tiers sans relation de confiance: s’il n’y a pas de suivi et donc une méconnaissance des individus, le risque est grand que les personnes mentent pour obtenir ce qu’elles veulent, sans oublier la peur pour certains que les informations personnelles soient transmises avec les conséquences éventuelles.
MCZ: Si cela servait réellement à la personne, on pourrait considérer de payer le prix de la privacy. Mais la privacy n’est pas, à mon sens, le problème principal. Le risque véritable, encore une fois, est que l’expérience de la personne et ses désirs soient réduits à des indicateurs standardisés. Le risque est de traiter un dossier et de ne pas entrer en relation avec une personne.