décembre 2008
Pierre Gobet (EESP)
Le case management est un dispositif d’intervention susceptible d’être mis en œuvre dans des domaines aussi différent que l’action sociale, la santé, la formation ou encore les ressources humaines. Par ailleurs, la fonction de case manager peut être remplie par des professionnel·les de formation variées. Selon les contextes, ce seront tantôt des travailleurs sociaux, des psychologues, des infirmières, des enseignantes ou encore des médecins qui l’exerceront. En principe, le case management est ainsi marqué par une double indétermination, puisqu’il est à la fois largement indifférent à son champ d’application et neutre professionnellement. Cette indétermination assure précisément la flexibilité du modèle qui, comme une équation, ne prend sens que lorsque des valeurs concrètes sont données aux variables qui la compose. Dès lors, une appréciation toute théorique de l’instrument est d’utilité limitée. Pour juger de l’opportunité de l’introduction d’un case management dans le domaine des addictions, il est préférable de définir tout d’abord les indications possibles pour son application dans ce champ particulier, puis, dans un second temps, de s’assurer que la formule générale soutienne le développement de modèles d’application concrets qui satisfont à la fois l’intérêt général en la matière, les besoins de l’usagère/er et la définition que donnent les professionnel·les de leur travail. Mais cernons plus précisément le concept avant d’aborder ces deux questions.
Le case management est souvent présenté comme un schème d’intervention de forme circulaire à même de structurer les épisodes de la prise en charge. Celui-ci compte habituellement – cela peut varier selon les sources six étapes distinctes qui, dans l’ordre de leur déroulement sont appelées intake, assessment, planification, mise en œuvre/monitoring, évaluation et sortie/réassessment. Un tel agencement est connu de la/du travailleur social au travers du case work et de l’infirmière sous le nom de plan de soin. Le travail de réseau et, dans le domaine de la formation plus particulièrement, le coaching sont également perçus comme des méthodes d’intervention apparentées au case management. En conséquence, les professionnel·le·s ont souvent le sentiment de faire du case management un peu comme le bourgeois gentilhomme de la prose sans vraiment le savoir. Et ils n’y voient rien de bien nouveau. Si le case management devait être réduit à une simple procédure, on ne pourrait que leur donner raison. Mais le concept est à la fois plus riche et plus complexe. Pour en saisir adéquatement la portée tant théorique que pratique, il est nécessaire de compléter la notion de schème d’intervention par celles de programme et de modèle.
Par programme, il faut comprendre l’allocation réfléchie de ressources en soutien à une action ou un ensemble cohérent d’actions auxquels sont associés à la fois des objectifs précis et des résultats escomptés, déterminés en fonction de finalités d’intérêt général. C’est à ce niveau que s’exprime la volonté politique de faire quelque chose pour un groupe de personnes précisément circonscrit dans un but défini. Outre la motivation qui a conduit à sa mise sur pied, le public auquel il s’adresse, et les buts qu’il poursuit, le programme est spécifié par la théorie, souvent implicite, qui le sous-tend et par le plan de son organisation. La théorie du programme précise pourquoi l’action prévue devrait engendrer les changements souhaités qui, eux, devraient conduire aux effets recherchés, tandis que le plan présente les ressources (humaines, matérielles, financières) dont le programme est doté, les méthodes de suivi qu’il met en œuvre et les services qu’il fournit. Pour sa part, le modèle donne l’architecture générale de la méthode de suivi. Il est établi conformément au plan d’organisation du programme dans le souci de soutenir au mieux la vision dont celui-ci est porteur et les objectifs qui lui sont assignés.
Tous les modèles de case management sont caractérisés par un suivi personnalisé, une intervenant-e unique et une structuration méthodique du suivi basée sur le schème d’intervention discuté plus haut. En revanche, ils peuvent se distinguer notamment par les finalités qu’ils servent, la nature des effets qu’ils visent, leur ancrage institutionnel dans la chaîne de prise en charge, leur(s) attache(s) professionnelle(s) ou disciplinaire(s), le degré d’autonomie qu’ils accordent à la/au case manager ou encore les tâches qu’ils lui assignent.
Si certains modèles de case management visent prioritairement à l’endiguement des coûts (prior authorization model, gate keeper model, system-focused model), d’autres sont, au contraire, conçus dans le but premier de faciliter l’accès aux services ou d’assurer la continuité de la prise en charge (brockerage model, advocacy model, client-focused model). Il est des modèles qui cherchent à maintenir les acquis dans une action stabilisatrice déployée sur le très long terme, alors que d’autres comme le «clinical model» ou le «rehabilitation model» soutiennent une action thérapeutique. Ils peuvent se distinguer ensuite par l’image de la personne qui sous-tend la relation de la/du case manager à l’usagère/er. Le «personal strenght model» et l’«assertive community treatment» sont certainement les mieux connus. Leur application est courante dans le domaine de la psychiatrie. Dans le premier, la/le case manager s’attache à mettre en valeur les ressources et les compétences de la/du cliente, ainsi qu’à renforcer son autonomie, tandis que dans le second l’usagère/er se meut dans un cadre strictement défini qui peut être contraignant si nécessaire. Le case management est dit «community based» lorsque l’usagère/er réside à domicile. Mais un case management «intra-muros» est concevable également. Le modèle «hospital-based» de prise en charge en est un exemple. Même s’il est une préoccupation constante du case management de favoriser la coopération interinstitutionnelle, interprofessionnelle et interdisciplinaire, certains modèles se distinguent par le lien privilégié qu’ils entretiennent avec une profession ou une discipline particulière (nursing model, medical care model). Il arrive également que le modèle soit spécifié par les liens d’allégeance qui conditionnent la fonction de case manager. Dans le modèle «payer-paid», celle-/celui-ci est au service d’une institution de financement des prestations, alors que dans le modèle «provider-paid», c’est un fournisseur de prestations qui l’emploie (Huber, 2000). Pour terminer ce bref tour d’horizon, notons encore que le modèle peut se distinguer par les attributions du case manager. La fonction est dite «simple», lorsque la/le case manager est uniquement le gestionnaire du processus de prise en charge. Elle est «duale» quand elle/il est à la fois gestionnaire et fournisseur de prestations dans son domaine de compétences professionnelles propre (Long, 2004).
Si le case management est défini dans cette association d’un procédé structuré de prise en charge, d’un modèle et d’un programme, la/le case manager peut difficilement être une simple exécutant-e dont la fonction se limiterait à conduire un cas dans un parcours balisé rigidement par des étapes imposées. Même si celle-/celui-ci est d’abord une personne de terrain, son horizon n’est pas le cas. Sa fonction exige qu’elle/il ait une intelligence claire du modèle dans lequel se déploie son intervention de façon à pouvoir juger par elle/lui-même de la pertinence de celui-ci en regard à la fois de la mission qui, au travers du programme, lui est confiée et des normes de bonne pratique développées par la communauté professionnelle. Hormis cet intérêt marqué pour la personne accompagnée, qui est à la base de tout service à la personne, la fonction de case manager exige la maîtrise d’un appareil théorique et conceptuel permettant de saisir une réalité qui déborde considérablement le cadre immédiat de l’activité de suivi, la capacité d’identification et d’analyse des politiques globales mises en œuvre dans le champ d’intervention concerné et une expérience professionnelle solide. La/le case manager est une cadre professionnel à laquelle/auquel l’institution doit reconnaître un pouvoir définitionnel, et ceci bien qu’elle/il n’exerce pas de responsabilités hiérarchiques.
Au vu de sa nature composite, il apparaît ensuite que le case management n’est pas un simple service qui viendrait diversifier l’offre de l’institution qui décide de l’ajouter à sa palette de prestations. Le case management est un vecteur d’innovation institutionnelle. Son introduction, doit-elle réussir, la contraint à repenser son organisation à différents niveaux simultanément. Une structure fortement hiérarchisée, une culture bureaucratique marquée et l’esprit rond-de-cuir sont peu propice à son implantation. Pour la/le case manager qui ne dispose pas de compétences et d’une latitude d’action élargies et qui ne se sait pas soutenu dans les initiatives qu’elle/il peut prendre, il est difficile de répondre aux attentes de ses mandant-e-s.
Enfin, par les degrés différents d’abstraction qu’il intègre, le case management peut être le point de cristallisation d’une vaste refonte du dispositif même de prise en charge. Dès lors, son introduction, si elle veut être plus qu’exercice de style ou que la concession à l’esprit du temps, doit être pensée conjointement à un réaménagement important des modes de prise en charge en place. Voyons maintenant quelles en sont les indications dans le domaine des addictions.
Le case management est indiqué lorsqu’il s’agit de conduire un processus complexe, que ce soit par la pluralité des problèmes auxquels l’usagère/er est confrontée ou par la densité de la structure de prise en charge et la diversité des services qui peuvent être mobilisés pour y répondre. Il permet ensuite d’accélérer les procédures de mis en place du suivi. Cette propriété explique le succès de la méthode dans le domaine de la réadaptation professionnelle post-accidentelle notamment, où un ajournement de l’intervention entraîne une augmentation pratiquement exponentielle des risques de pérennisation du syndrome. Troisièmement, le case management permet d’assurer la continuité de l’intervention. Par conséquent, il est mis en œuvre lorsqu’il est question d’organiser le suivi de long terme nécessité par les affections chroniques.
Les premières concrétisations du case management dans le domaine des addictions apparaissent aux États-Unis et au Canada au début des années 1980 et en Europe – Allemagne, Pays-Bas et Belgique notamment – dans la décade suivante. Elles reposent sur un constat qui relève aujourd’hui du sens commun, à savoir que l’abus de substance est, au-delà de sa dimension strictement médicale, généralement accompagné d’un large éventail de problèmes qui peuvent être avantageusement abordés dans une démarche individualisée à la fois globale, coordonnée et de longue haleine. Aux États-Unis, l’introduction du case management fut motivée par les difficultés d’accès aux services disponibles, le manque de qualité des prestations ou encore la volonté d’endiguer les coûts. En Europe, on y voyait plutôt l’instrument d’une amélioration des conditions de vie des personnes en situation de dépendance et celui de l’intégration des prestations plutôt que l’outil de contrôle des dépenses. Alors qu’aux États-Unis la plupart des programmes visaient à promouvoir l’abstinence, l’objectif des programmes européens consistait prioritairement à réduire les nuisances de la dépendance (Vanderplasschen et al., 2004).
On peut distinguer deux modes d’implantation de l’instrument dans le domaine des addictions. L’un mène à la mise en place d’un case management «intensif», le second à l’instauration d’un case management «standard» ou «généraliste» (Vanderplasschen et al., 2007). Le case management intensif répond aux exigences de la théorie à double titre au moins, puisqu’il est articulé sur un programme et se présente explicitement comme un complément aux méthodes de prise en charge traditionnelles réservé à un public restreint parmi les personnes en situation de dépendance. Les premières expériences de case management dans le domaine de l’addiction, même si elles pouvaient différer notamment par leurs objectifs et le modèle retenu, relèvent de ce type. Appelé, au contraire, à remplacer les méthodes habituelles de prise en charge, le case management «généraliste» est destiné à tous les cas de toxicodépendance traités par un service. Dans cette lecture sans doute hétérodoxe de l’idée de case management, celui-ci est ramené essentiellement au circuit d’intervention qui fait office autant de principe d’organisation du service concerné que de méthode générale et standardisée de suivi. Le programme est formulé implicitement et en toute généralité au travers des missions dont le service est chargé. En Suisse, une des premières mises en œuvre d’un case management dans le domaine des addictions relève de ce type (Stoop, Leber 2001). La réorganisation de la prise en charge basée sur un case management généraliste peut dépasser le cadre d’un service pour embrasser l’ensemble du système de prise en charge. La mise sur pied de guichets uniques ou le développement d’instances centrales d’indication relèvent de cette démarche qui trouve une de ses expressions les plus achevées dans le modèle de «soins intégrés pour les consommateurs de drogue» présenté par le gouvernement écossais (Scottish executive, 2002).
Le case management est un dispositif en principe très plastique qui peut servir des intentions fondamentalement opposées. Construit sur le modèle du gate keeping par exemple, il est l’outil d’un contrôle des coûts puissant. Mais, lorsqu’il vise à l’amélioration de l’accès aux prestations, il peut aussi légitimer l’attribution de ressources supplémentaires pour un groupe de population particulier que le mode de prise en charge habituel peine à soutenir adéquatement. Il se fait sans doute le relais efficace de l’État incitateur s’il évoque l’idée de responsabilité individuelle pour exiger la participation motivée et active de l’usagère/er. Mais, lorsqu’il en appelle à l’idée d’empowerment, il peut contribuer au renforcement de sa capacité d’autonomie et d’autodétermination. Réduit au circuit d’intervention, il est l’instrument d’une centralisation forte de la prise en charge et facilite la rationalisation de l’intervention professionnelle qui, précisément formatée, se prête mieux à la mesure et, partant, au contrôle. Mais, à l’inverse, le case management peut aussi favoriser une prise en charge résolument multifocale qui trouve dans chacun des cas affiliés au programme un principe organisateur particulier. Il apparaît alors comme l’instrument d’une intégration décentralisée de l’aide aux personnes toxicodépendantes.
Le case management porte le thème de la complexité de la prise en charge et ceux, corollaires, de la fragmentation et de l’incohérence des suivis au centre du débat social et sanitaire. En ceci, il permet d’appréhender un problème réel qui, à terme, ne peut rester sans réponse. Il peut être au principe de solutions largement non bureaucratiques qui tablent sur le décloisonnement institutionnel et le rapprochement des professions. Si, du point de vue du travail social, comme du travail soignant, il n’y a pas d’objection essentielle à sa mise en œuvre, ces exemples montrent que les réalisations dont il est l’objet peuvent être très contestables. C’est donc sur pièce que le case management doit être jugé. L’introduction d’un case management intensif contribuerait sans doute à soutenir la qualité de la réponse institutionnelle aux problèmes de dépendance. On pourrait s’imaginer la mise sur pied de deux programmes visant, chacun à sa façon, à améliorer l’accès aux services de prise en charge. L’un serait destiné à un public vivant dans des conditions particulièrement précaires dans le but premier d’améliorer ses conditions de vie. La démarche pourrait être réitérée, les objectifs visés étant de plus en plus ambitieux. Le second s’adresserait aux personnes susceptibles de sortir de la dépendance. Le suivi serait dessiné de façon à pouvoir accompagner un progrès non linéaire à travers un traitement de plusieurs années. Resterait encore alors à spécifier les autres paramètres de chacun des deux modèles.