décembre 2021
Vanessa Vaucher (Service d'addictologie, HUG)
Différentes représentations ont été associées au métier infirmier à travers les âges, depuis l’image de la bonne sœur, être docile et dévoué, cantonné à un rôle auxiliaire. Pourtant, ce métier a connu de nombreuses évolutions qu’il semble utile de rappeler avant d’explorer les questions qui traitent du rôle des soins infirmiers dans les politiques de santé, notre système de santé et le fonctionnement de nos institutions. Par ailleurs, le besoin en personnel soignant croît de façon vertigineuse avec le vieillissement des populations. L’être docile est devenu vecteur de transformations incontournables, particulièrement en addictologie.
Après avoir longtemps été un acte de charité, bénévole, au service des plus démuni·e·s et pris en charge par l’Église, le soin infirmier vit un premier tournant au XIXème siècle avec la laïcisation de la profession. Il s’agit d’une première émancipation de la soumission, celle à l’ordre religieux. Puis, d’un métier manuel au service des médecins, le personnel infirmier se place en première ligne au cours de la Première Guerre mondiale. L’image de l’héroïne engagée est scellée. Lors de la Deuxième Guerre mondiale, l’infirmière se distingue du corps médical, accomplissant une série de gestes techniques qui deviennent sa spécificité. Dans les années 1960, l’émancipation de la femme conduira la profession à une nouvelle révolution, celle de se libérer de la soumission au corps médical patriarcal. Au début des années 1970, la profession infirmière défend un territoire propre qui privilégie l’approche globale de la prise en soins, en alternative à l’approche par organes de la médecine. Parallèlement, la profession revendique un savoir propre grâce au développement de la recherche en soins infirmiers, avec un développement de nouveaux concepts et de nouvelles théories de soins infirmiers 1. Une valeur intransigible demeure à chaque révolution : les besoins des personnes soignées sont au centre des préoccupations des soins infirmiers.
« Il y a des médecins pour soigner le cœur, des médecins pour soigner les dents, des médecins pour soigner le foie, mais qui soigne le malade ? » demande Sacha Guitry. Il n’y a pas mieux qu’un dramaturge (un brin provocateur) pour marquer la spécificité infirmière auprès des personnes malades. Le corporatisme n’aura de place dans cet article ; il s’agit néanmoins de suggérer que seules les compétences diversifiées comptent dans la prise en soins globale d’une personne.
Les soins infirmiers se déclinent dans des espaces divers allant des écoles aux hôpitaux, en passant par le monde de l’entreprise et l’espace privé. Traversant les âges, les rôles infirmiers, liés aux contextes, sont multiples mais ils regroupent tous des compétences transversales au service des patient·e·s. De façon « méta », à la fois acteur et observateur, le personnel infirmier prend une posture analytique et entame le chemin vers une transformation. Au travers de sa vision globale, de son expertise clinique, naît le rôle de « leader », porte-parole du patient et d’une population.
Le soin est un changement en lui-même puisqu’il accompagne un déséquilibre vers un équilibre, même partiel, avec comme objectif une amélioration de la santé ou de la qualité de vie. Tous les jours quand nous soignons, nous transformons des situations. Le cheminement vers un statut de leadership est donc une suite logique, toutefois il nécessite des attributs qui détermineront sa légitimité et sa force d’influence.
Pour améliorer la qualité des soins, nous devons procéder à des changements et nous ne pouvons le faire en étant seul·e·s. Il est nécessaire de rallier à la cause les différent·e·s professionnel·le·s et de conduire à des idées innovantes et performantes qui tiennent comptes des besoins de toutes et tous ; de donner envie de travailler ensemble, d’adopter un positionnement assuré et responsable, et pour finir, de faire preuve non seulement de capacités communicationnelles mais aussi d’un humour sans limites 2. Le modèle du leadership transformationnel est probablement celui qui incarne le plus notre philosophie de soins infirmiers fait de valeurs humanistes où les besoins des individus sont au centre ; où le respect de la dignité, de la liberté ainsi que les attentes d’autrui sont le fil conducteur du soin comme du changement.
Les changements nécessaires peuvent concerner le système de santé et nos institutions pour améliorer la santé, l’accès, la qualité et la sécurité des soins mais aussi les coûts de la santé. Ils requièrent alors une action politique, c’est-à-dire un choix d’intervention, une analyse de l’environnement politique et l’élaboration d’une stratégie et de différentes tactiques. Pour cela, les aptitudes infirmières doivent être solides au sens de la conscience du pouvoir d’influence de chacun·e. Les connaissances doivent être élargies, entre fonctionnement politique et repérage des partenaires d’influence. D’autres ingrédients sont nécessaires, tels que la visibilité et l’alliance avec d’autres forces professionnelles.
Ce rôle politique, dans les soins infirmiers, reste parfois encore dans l’ombre, comme un vieil héritage d’une longue soumission en transition. Et pourtant, dans certains domaines, l’engagement politique est utilisé depuis des décennies sans toutefois que ce soit toujours conscient.
L’addictologie est un domaine des soins qui a toujours eu une place hybride entre médecine somatique et médecine psychiatrique, entre santé communautaire et santé publique, entre idéologie et éthique. Les usagères et usagers de substances ont rapidement suscité des vocations militantes auprès du personnel soignant et du domaine social, toutes appellations confondues, tant l’accès aux soins a été un combat. Il a fallu transgresser les règles pour aider ; accompagner mais surtout signaler, dénoncer les injustices auprès des organes politiques et être force de proposition, pour voir émerger une première politique dite « des quatre piliers » en matière de drogue. Née au début des années 1990, son pragmatisme s’est imposé. Comme le disait l’ancienne Conseillère fédérale et Présidente de la Confédération en 1999, Ruth Dreifuss, dans une interview sur l’apport de ce changement de paradigme: « … on a fait toute une évolution politique […], on a su rallier […] l’opinion publique et on a su développer un climat de collaboration entre tous ceux qui agissent dans la politique en matière de drogues, que ce soient les policiers, les juges, les médecins, le personnel social, etc. » 3.
Dans les années 1990, le pouvoir d’influence du personnel infirmier n’était pas clairement défini, ni visible. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est l’avènement de la pratique infirmière basée sur des preuves (evidence based pratice), les formations HES, la pratique avancée avec des formations de grade niveau master et des collaborations entre médecins et infirmier·ère·s déjà lors de leur formation respective (voir par exemple le Centre Interprofessionnel de simulation, fruit d’un partenariat entre la HES et la Faculté de médecine de l’Université de Genève depuis 2013). Ces nouvelles approches de la profession consolident son envergure.
Le rôle des soins infirmiers en addictologie a une spécificité indéniable : la continuité. Les troubles de l’usage de substances et leurs comorbidités nécessitent des soins de longue durée, ce sont des maladies chroniques. Notre système de santé et notre fonctionnement institutionnel, en l’état, font que les soins sont prodigués dans le temps par le personnel infirmier. Le rôle infirmier comprend un ensemble de fonctions comme la fonction thérapeutique, éducative et de réduction des risques.
Ce travail est avant tout un accompagnement. Dépassant la prise en charge, il part des ressources et des compétences de la personne pour aller vers son projet en établissant une relation basée sur le respect et l’empathie. L’infirmier·ère a alors un rôle de facilitateur qui tient compte de l’ensemble de la situation de la personne. Il ne s’agit plus seulement d’identifier les besoins et de mettre en place un soin ; ce changement de paradigme permet à la personne accompagnée de se déterminer face à la maladie dont « l’empowerment », ou autonomisation, en est un des résultats. Cette approche ne peut se faire sans l’inclusion des autres corps professionnels qui gravitent autour de la personne accompagnée, le projet dépassant le cadre du soin. De façon plus globale, comme le dit Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien et ancien Président de la Fédération Addictions France, une culture commune est alors indispensable, afin de travailler en partenariat et de répondre aux nombreux besoins des usagères et usagers qui ne peuvent être traités de façon isolée, tant la santé est un tout, un fragile équilibre 4. Toutes ces approches ne sont pas réservées aux soins infirmiers. Cependant, face à la chronicité des addictions, à la médicalisation de leur prise en charge et à la pérennité des infirmier·ère·s dans les lieux de soins, le personnel infirmier est en première ligne pour établir cette relation privilégiée et constructive. Les soignant·e·s ont vite compris que dans le domaine des addictions, sans l’adhésion du patient, le soin ne peut exister. Pour qu’il existe il faut quelque chose de plus fort que la substance: le lien qui se construit avec le temps.
Tout ceci fait écho à la Stratégie nationale Addictions (2017-2024). Dans le cadre de Santé2020, le Conseil Fédéral a mandaté l’OFSP et les différent·e·s professionnel·le·s du domaine pour élaborer une politique en continuité à celle des quatre piliers en matière de drogues, avec pour objectif d’augmenter la promotion de la santé et la prévention des maladies. Adoptée en 2015, celle-ci met au centre de ses préoccupations la personne et son autodétermination. Son plan de mesures vise « l’intervention précoce pour repérer le plus tôt possible les comportements à risque et les addictions ; la thérapie, le conseil et la réduction des risques axés sur les besoins pour que les personnes concernées reçoivent le meilleur soutien possible ; la coordination des différents fournisseurs de prestations pour optimiser les interfaces entre les différentes offres de traitement » 5. C’est dans cette optique que les soins infirmiers peuvent se démarquer, car ce sont des rôles et des fonctions que nous connaissons bien. Plus encore, un principe phare de cette stratégie est la création de synergies entre professionnel·le·s : toute une habilité infirmière.
Ce rôle du personnel infirmier spécialisé ne se joue pas que dans les lieux spécifiques. Fort de ses compétences transversales, il est amené à transmettre ses connaissances, son savoir-faire et son savoir-être à des professionnel·le·s non spécialisés. Avec le vieillissement de la population usagère de substances, les domaines comme l’oncologie, les soins palliatifs et les soins de longue durée vont devoir s’adapter et innover. Notre leadership clinique et transformationnel sera d’autant plus utile qu’il sera indispensable pour amener notre système de santé à ne plus penser le soin en addictologie de façon centralisée mais de façon transversale et mobilisable. L’avenir est une action coordonnée entre les différentes équipes de soins gravitant autour du projet de la personne dépendante et « polymorbide », quels que soient ses besoins en santé et où qu’elle se situe dans son parcours de vie.
Par ailleurs, le prochain enjeu pour notre système de santé sera de répondre à l’augmentation globale du nombre de maladies chroniques et des besoins en personnel soignant. Les derniers calculs de l’Observatoire de la santé indiquent qu’en 2030 la Suisse aura besoin de 65’000 soignant·e·s suplémentaires, dans le cadre d’une demande toujours plus élevée de maintien de l’autonomie 6. Peut-on alors encore douter du rôle des soins infirmiers dans la politique des addictions et dans la politique de santé ? Non seulement nous sommes des acteurs de soins mais nous sommes surtout des moteurs incontournables d’évolution, forts d’une vision réelle des besoins de demain tout en garantissant la pérennité du système de soins.
Dans cet article, nous avons défendu un plaidoyer en faveur d’une profession engagée et autonome, qui tient un rôle souvent plus important qu’elle n’en a conscience. En explorant son passé, ses origines et ses fondements nous avons tenté de décrire sa force et sa spécificité pour ainsi provoquer des vocations mais surtout pour mieux travailler avec les autres professions. Ce dont a besoin la population usagère de substances, c’est d’une coopération optimale entre corps professionnels. Pour cela, chacun doit connaitre la plus-value de l’autre. C’est ainsi que nous saurons soutenir les besoins des personnes que nous accompagnons, en termes de santé physique, de santé psychique et de soutien social. Nous incarnons la politique des addictions dans notre mission auprès des usagères et usagers de substances et par notre pouvoir d’influence.