juin 2013
Ruth Hagen
La cinquième conférence européenne sur la politique de l’alcool s’est tenue en 2012 sous le patronage d’AMPHORA (Alcohol Measures for Public Health Alliance). Ce projet européen a cherché à identifier les mesures qui sont efficaces ; il s’est terminé fin 2012. Un grand nombre de scientifiques renommés se sont retrouvés pour une fois avec des représentant-e-s d’organisations non gouvernementales (ONG) et des ministres de la Santé, afin de renforcer l’action dans la politique de l’alcool et ainsi diminuer la charge du problème lié à l’alcool, qui chaque année provoque 120’000 décès prématurés.
Le programme de la conférence, qui prévoyait beaucoup plus de débats et d’ateliers que d’exposés en plénum que par le passé, était très prometteur, et les intervenant-e-s laissaient augurer un niveau élevé de discussion et de réflexion. Un des buts visé était aussi que les résultats de l’étude AMPHORA constituent une contribution importante au travail dans le domaine de la politique de l’alcool au niveau de l’Union européenne et des différents Etats.
Le débat d’ouverture de la conférence a dressé l’inventaire de la consommation d’alcool et de ses conséquences en Europe ; cela a permis d’en visualiser une fois de plus les effrayantes dimensions. Jürgen Rehm, épidémiologiste renommé, a expliqué que chaque année, 1 homme sur 7 et 1 femme sur 13 meurent prématurément des conséquences de la consommation d’alcool. 70 % à 80 % de ces décès impliquent des personnes consommant de l’alcool de façon excessive ou chronique. David Stuckler (Université de Cambridge) a rappelé que la situation économique difficile en Europe et la pression croissante qu’elle exerce sur les employés ont conduit à une augmentation de la dépendance à l’alcool et des suicides. Anne Lundbrock (Université d’Aberdeen) a précisé que le plus grand nombre de consommateurs à risques se trouvent dans les classes populaires, mais que celles-ci comptent aussi le plus grand nombre d’abstinents. Johan Jarl (Université de Lund en Suède) a rappelé que le changement des structures sociales a aussi pour effet que certains groupes de la population boivent plus que d’autres. Les femmes boivent ainsi plus lorsqu’elles sont dans une couche sociale élevée, alors que c’est le contraire chez les hommes.
Jürgen Rehm a aussi rappelé que l’alcool est toujours considéré comme une denrée alimentaire en Europe, alors qu’il s’agit d’une substance cancérigène et que le risque de cancer augmente avec l’augmentation de la consommation. Kirk Lachenmeier (chimiste et toxicologue) a attiré l’attention sur le fait que l’alcool, si on voulait l’introduire aujourd’hui sur le marché comme nouveau produit, ne serait pas autorisé en raison de sa toxicité. Si l’on poursuivait cette réflexion et que l’on traitait l’alcool comme les autres substances toxiques, on ne devrait consommer qu’une boisson alcoolique par année pour ne pas dépasser la limite de 1:1000 (probabilité d’une maladie cancéreuse).
Le prix et l’accessibilité ont une influence sur la consommation et agissent principalement sur les consommateurs problématiques, qui constituent 70 à 80 % des décès selon les résultats de Jürgen Rehm. A dire vrai, l’introduction de prix minimaux dans les Etats européens (p. ex. l’Ecosse) va être épinglée comme une entrave à la liberté de commerce par d’autres Etats et par les producteurs d’alcool.
Le deuxième cycle de discussion a présenté les résultats des différents sujets traités dans AMPHORA et les conséquences qui en découlent pour la politique de l’alcool.
Karin Hughes (Université de Liverpool) a enquêté, avec son équipe, sur les contextes de consommation et a pu mettre en évidence que 2/3 des personnes qui sortent le soir commencent à boire chez elles ou avant la visite d’un débit de boissons (« pre-drinking »). La majorité des gens qui sortent boit excessivement et cela dans le but de s’enivrer.
Le mode de consommation au cours de la soirée et de la nuit diffère selon les pays ou les régions. Dans quelques pays, l’alcool est consommé de façon à ce que le taux d’alcool dans le sang augmente de façon constante au cours de la soirée et de la nuit, alors que dans d’autres on boit jusqu’à un certain taux d’alcool, qui reste ensuite stable. Les mesures de politique de l’alcool comprennent l’augmentation des prix et les limitations de l’accessibilité pour réduire le « pre-drinking ».
Les mesures de réduction des risques (gobelets en plastique pour éviter les blessures) sont à saluer, mais ne peuvent remplacer les mesures structurelles. Les bars et restaurants peuvent contribuer au contrôle social, mais doivent être formés et sensibilisés dans ce but.
Pour Colin Drummond, l’efficacité des interventions brèves est prouvée, mais qu’il existe de grosses différences dans l’implémentation. Lorsque le système de santé est décentralisé, l’implémentation du screening et des interventions brèves est également fragmentée et il n’existe que peu de données disponibles. Le savoir des médecins sur ces thèmes est également très variable. Un ancrage et une coordination nationale sont indispensables pour le succès du screening et de l’intervention brève. Pour cela, les médecins doivent être formés et soutenus sur la durée. L’introduction du screening et de l’intervention brève est d’ailleurs également importante dans les services d’urgence.
Jürgen Rehm a analysé les données des conséquences sanitaires de la consommation d’alcool et mis en relief le nombre élevé de décès prématurés dus à la consommation d’alcool. Lors de ces calculs, seuls ont été pris en compte les cas où un lien causal est clair. Les décès dus à des maladies psy-chiques, dans lesquelles l’alcool a une grande influence, ne sont pas pris en considération. De sorte qu’on peut affirmer que l’ampleur réelle des décès liés à l’alcool est massivement sous-estimée. Par rapport aux régions, les charges liées aux maladies sont les plus fortes dans les pays du Nord et les plus faibles dans les pays du Sud. La plupart des décès sont provo-qués par le cancer, des maladies du foie et des accidents. Un grand problème réside dans le manque de données actuelles, qui indiquent un grand manque dans le monitorage. Une récolte de données homogènes au niveau européen qui tienne compte non seulement des conséquences mortelles de l’alcool, mais aussi des conséquences non mortelles constitue un instrument central pour pouvoir donner des affirmations fiables sur l’effet de la consommation d’alcool.
Au moyen d’une analyse de la littérature exhaustive, l’équipe d’Esa Osterberg (Institut finlandais de la santé et du bien-être) a examiné l’efficacité des mesures liées à l’accessibilité de l’alcool. Cette analyse confirme qu’il existe un lien clair entre le prix et la consommation, c’est-à-dire que des prix plus élevés conduisent à une baisse de la consommation. Un monopole d’Etat sur la vente d’alcool a des effets importants sur la consommation. Les augmentations d’impôts comme l’introduction de prix minimaux sont des mesures efficaces. En dernier, Osteberg a critiqué le fait que les revenus ne reviennent pas à l’Etat mais au commerce de détail ou à l’industrie. Le prix de vente doit être considéré comme un facteur prioritaire. En outre, les règlements concernant les limites d’âge, l’octroi de licences pour la vente d’alcool et les heures d’ouverture sont efficaces.
Allaman Allamani (Agence de santé régionale de Toscane, Florence) s’est occupé des déterminants planifiables et non planifiables qui ont une influence sur la consommation d’alcool de la population. Parmi les déterminants planifiables, on compte les changements législatifs, l’introduction de mesures structurelles etc. tandis que l’urbanisation, le niveau de formation et de profession de la population féminine, tout comme l’âge des mères à la naissance de leur premier enfant sont définis comme déterminants non planifiables. Au total, les déterminants non planifiables sont plus importants que les planifiables. Cela dit les liens sont très complexes, si bien que plus de recherches sont nécessaires sur ce thème.
Peter Anderson a examiné l’influence de la publicité pour l’alcool sur les jeunes. Plus les jeunes sont confrontés à la publicité pour l’alcool, plus tôt ils commencent à boire de façon excessive. La seule mesure efficace est d’interdire totalement la publicité pour l’alcool. Si l’on se réfère à l’expérience acquise avec la publicité pour le tabac, on peut dire que les restrictions (au niveau du contenu et de la forme) ne font que stimuler la créativité des publicitaires.
Le deuxième jour de conférence a regardé vers l’avenir. Des ateliers thématiques se sont consacrés à la pensée créative et les présentations en plénière ont identifié les défis pour la politique de l’alcool dans son ensemble et pour les ONG actives dans ce domaine en particulier.
Thomas Babor a dessiné un sombre portrait de l’influence de l’industrie de l’alcool dans de nombreux Etats d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine où elle travaille activement à l’élaboration des politiques de l’alcool. L’industrie a ainsi réussi à bannir complètement les mesures démontrées scientifiquement comme étant efficaces (réduction de l’accessibilité, aug-mentation des prix et limitation de la publicité). Elle s’engage ouvertement pour des mesures inefficaces (sensibilisation et information). Comme les grosses entreprises rachètent les entreprises locales, elles peuvent non seulement mieux influencer les processus politiques, mais également élargir leur publicité. Babor a mis en garde contre les institutions à but non lucratif qui sont constituées et financées en douce par l’industrie de l’alcool comme l’ICAP (International Center for Alcohol Policies) qui est là pour diffuser largement les messages de l’industrie de l’alcool et neutraliser les opinions divergentes. L’ICAP a une grande influence sur la politique de l’OMS, finance des projets de prévention et de recherche, organise des conférences scientifiques et est attentive à ce que ses messages soient largement diffusés lors de toutes ces activités. Il est dès lors très important, d’observer attentivement les activités de l’industrie de l’alcool. Son influence sur la politique et la société ne doit en aucun cas être sous-estimée.
Robin Romm a centré son exposé sur la diversité qui marque le produit alcool et le rapport à l’alcool. Il a mis en lumière les différentes fonctions que l’alcool remplit dans la société et sur les différents modes de consommation selon les divers pays européens. Les effets de la consommation touchent plusieurs secteurs de la société de multiples façons. Par exemple, les proches souffrent de la consommation d’un membre de la famille, les conséquences de la consommation chronique et excessive touche la santé, la productivité des entreprises est entamée par les absences dues à l’alcool et il y a des accidents de la route. Enfin, des changements sociétaux comme la migration ou la parité conduisent dans des groupes sociétaux différents à ce que l’on consomme plus ou moins d’alcool.
A l’opposé de cette diversité, il y a la tendance à la centralisation dans la politique européenne. Le principe de la liberté de commerce et de service du marché intérieur européen va à l’encontre de la santé publique, car justement en Europe, des mesures de politique différenciées seraient nécessaires étant donné les différences culturelles en matière de boisson. De plus, l’industrie de l’alcool est un acteur économique important qui est très intéressé par une politique centralisée qui serait de cette manière plus facile à influencer. Room a mis en garde contre le fait que les problèmes liés à l’alcool ne sont pas pris au sérieux parce qu’ils sont un phénomène quotidien. Cette attitude doit changer. Il a insisté sur l’importance de buts et d’indicateurs concrets qui doivent être formulés aussi bien par l’UE que par l’OMS dans leurs nouvelles stratégies, afin que la consommation d’alcool baisse dans la population et que les problèmes liés à l’alcool diminuent.
Evelyn Gillian a relevé une fois de plus le fossé manifeste entre, d’un côté, l’évidence de mesures efficaces pour la réduction des risques liés à l’alcool et, de l’autre côté, la mise en œuvre de ces mesures au niveau des politiques de l’alcool. Cette situation n’a pas changé depuis la dernière conférence, il y a deux ans. Elle voit les raisons surtout dans la forme antagoniste de l’industrie de l’alcool, qui est très bien organisée et a des contacts établis avec les acteurs pertinents de la politique. En même temps, les ONG manquent d’une ligne de conduite claire quant à leurs activités de lobby. Les organisations prédestinées telles qu’Eurocare, APN et GAPA manquent de ressources humaines et financières. Il est enfin important que les ONG parlent d’une seule voix, aient une attitude unie face à l’industrie de l’alcool et se concertent sur les mesures efficaces en matière de politique de l’alcool. Les conférences sur la politique de l’alcool pourraient être une plateforme où développer des stratégies de plaidoyer.
Les résultats des projets de recherche AMPHORA sont sans aucun doute très importants, car ils confirment une fois de plus l’efficacité des mesures structurelles. La conférence a aussi montré clairement ce qu’il faut faire pour réduire les problèmes liés à l’alcool en Europe.
Une question reste toutefois sans réponse, celle de savoir comment amener les acteurs politiques à accorder la priorité à la santé publique et non aux intérêts économiques. On n’a pas beaucoup avancé dans ce domaine depuis la dernière conférence (4th European Alcohol Policy Conference 2010) dont le slogan était « From Policy to Action ».
Certains éléments de réponse ont été apportés par certaines prises de position ; les chercheurs et les ONG ont ainsi identifié l’industrie de l’alcool comme un acteur exerçant son pouvoir partout où c’est possible et sans la moindre considération éthique. Cette conférence a ainsi généré une prise de conscience selon laquelle la réduction des problèmes liés à l’alcool n’est possible que si les ONG et les chercheurs réunissent leurs forces pour influer sur les processus politiques en se basant avec professionnalisme sur les données scientifiques existantes. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible de créer un contrepoids à la domination de l’industrie de l’alcool et de contrer ses arguments. Le manifeste AMPHORA distribué lors de la conférence et la vidéo qui l’accompagne – que l’on peut visionner sur le site internet www.amphoraproject.net – constituent un début prometteur.