mai 2012
Brigitte Longerich (rédactrice romande de « Soins infirmiers », St Georges)
Pour la génération née dans les années 1980, le terme de mondialisation n’a rien de particulier en soi : il a simplement toujours existé. Mais que recouvre en réalité ce terme ?
« La mondialisation associe deux aspects différents et pourtant intriqués : les flux migratoires et l’économie de marché.
Il s’agit tout d’abord d’un processus de longue durée qui résulte de la croissance des flux migratoires, des échanges humains, commerciaux et d’information à travers les frontières physiques et politiques. Les échanges culturels se sont intensifiés depuis le milieu des années 80 avec la révolution numérique jusqu’à la dimension d’un village planétaire où « l’autre est mon voisin ». Une conscience mondiale émerge aujourd’hui, revendiquant une meilleure gouvernance et une nouvelle citoyenneté, sans exclure les identités nationales et régionales. Le risque est celui d’une solidarité abstraite et vide.
Le second processus est constitué par la prédominance de l’économie de marché soumise au seul profit – le néo-libéralisme. L’idéologie dominante est fondée sur l’initiative individuelle, qui devient le pivot de la richesse des nations mais aussi de leur malheur. Elle est déconnectée de l’économie réelle et du pouvoir politique, et n’a pas d’horizon temporel ni social » 1 . Cette évolution a des incidences sur la vie de chaque individu et affecte simultanément les liens sociaux.
C’est donc dans un contexte sur lequel ils n’ont plus guère d’impact que l’immense majorité des gens tentent actuellement de trouver un sens à leur vie : une vie qui, si elle débute encore pour beaucoup dans le pays d’origine ou d’adoption des parents, risque de se dérouler bien loin d’un chez-soi sécurisant. Avec des effets à long terme imprévisibles, en particulier au niveau de l’équilibre psychique des plus fragiles.
Majid 2 a laissé derrière lui son Pakistan natal pour trouver du travail en Europe. Il quitte son pays à l’âge de 20 ans, arrive en Suisse après quelques mois passés en Italie. En attendant une réponse à sa demande d’asile, il travaille dans le restaurant d’un ami, ce qui lui permet de vivre décemment. Mais…Majid a le mal du pays, sa grande famille, à qui il envoie une partie de l’argent durement gagné ici, lui manque terriblement. Il broie du noir, la dépression le guette, et, sur les conseils d’un frère aîné, décide de rentrer.
Des parcours comme celui de Majid, il y en a des dizaines, des centaines de milliers. Dans toutes les régions pauvres du monde, les jeunes gens ne songent qu’à tenter leur chance pour goûter à leur tour aux richesses du monde industrialisé qu’ils découvrent à la télévision ou via internet. Mais le mirage tourne souvent au cauchemar.
Depuis quelque temps, sociologues, psychologues, psychiatres, philosophes ou encore économistes s’inquiètent des effets psychosociaux de la mondialisation : les conséquences du style de vie moderne et trépidant, devenu la norme, sur la santé mentale des populations sont en effet visibles dans toutes les parties du monde.
A cet égard, l’un des exemples les plus frappants est sans doute celui de la Chine, qui vit actuellement une transition ultra-rapide et connaît un développement économique fulgurant.
Cette expansion à l’échelon mondial a des répercussions néfastes sur une large partie de la population : la vie matérielle est désormais érigée comme valeur suprême, mais le fossé se creuse toujours plus entre riches et pauvres. Pour les populations rurales n’ayant connu qu’une vie de labeur, l’injustice semble tout à coup criante. « En Chine, 100 millions de personnes (sur une population de quelque 1,3 milliards) souffrent de problèmes psychiques, dont 6 millions de handicaps graves », relève le Professeur Qin Hui, professeur à la faculté des sciences humaines de l’Université de Qinghua de Pékin. « 42% des décès sont dus au suicide, et le pays occupe à cet égard le 4e rang dans le monde » poursuit-il. « Quant aux structures de santé, elles sont totalement insuffisantes pour répondre aux besoins d’une population qui nécessite une prise en charge spécialisée à long terme ».
A cela vient s’ajouter le déplacement en masse, depuis quelques années, des populations rurales vers l’Afrique, ce continent que les Chinois investissent rapidement, en quête des matières premières indispensables à leur propre développement galopant. Avec 200 millions de travailleurs migrants, la Chine est confrontée à une augmentation massive des problématiques sociales, et des répercussions graves sur la santé psychique de ses ressortissants.
Changement de continent, changement de contexte, changement de culture : cap sur la forêt amazonienne, une région du monde qui fait fréquemment parler d’elle en raison de la surexploitation dont elle est victime. Ici aussi, le maître-mot est le profit, basé sur une exploitation intense des ressources, sans respect aucun ni pour l’environnement ni pour les populations indigènes.
Carlos Martin Beristain, médecin espagnol actif dans l’éducation à la santé, s’est intéressé aux enjeux psycho-sociaux liés à l’extraction pétrolière en Amazonie sur les communautés locales.
Depuis quarante ans, la compagnie Texaco exploite les ressources pétrolières en Equateur avec des conséquences gravissimes sur l’environnement, qui a conduit en 2009 à un procès médiatisé dans le monde entier. Depuis quarante ans aussi, les populations indiennes vivent dans un environnement hautement pollué, dont les incidences sur la santé sont importantes : problèmes digestifs, dermatologiques, respiratoires et cancers se sont multipliés. Carlos Martin Beristain et son équipe se sont surtout intéressés à la santé mentale des populations concernées : vivant dans un climat de peur et de violence (militarisation du pays, violences sexuelles fréquentes etc) privées de leurs terres et déplacées en fonction des besoins des exploitants, beaucoup développent des troubles psychiques qui peuvent les mener jusqu’au suicide.
Le voyage se poursuit, mais pas pour le meilleur : dans l’Etat indien du Kerala, on assiste aujourd’hui à une émigration massive des jeunes hommes vers les pays du Golfe Persique, en particulier Dubai.
A 28 ans, Rahman est marié et père de deux jeunes enfants. Ne trouvant plus de travail dans son pays, il décide d’émigrer. Dubai – c’est l’aventure, la vie facile, un nouveau statut. Mais la réalité est tout autre : dans cette ville où s’étale opulence et prospérité, Rahman trouve un emploi, mais il est seul, déraciné, acculturé. Pour s’intégrer, il renie sa religion (bouddhiste) et devient musulman. Une fois par an, il revient chez lui, mais il n’est plus le bienvenu : sa famille le ressent comme un étranger. Il devient insomniaque, perd l’appétit, recourt à toutes sortes de médecines avant d’entrer dans une institution psychiatrique.
Vikram Patel est professeur de santé mentale à Londres et Goa (Inde). Il consacre son temps à tenter d’améliorer le sort des malades mentaux dans les pays pauvres et de sensibiliser pouvoirs publics et organisations non gouvernementales à leur sort. Son constat est clair : avec la mondialisation et en raison du fossé croissant entre riches et pauvres, de plus en plus de gens seront victimes de troubles de la personnalité, déconnectés d’une réalité rassurante, étrangers dans leur propre pays, coupés des liens sociaux indispensables à l’équilibre et au bien-être.
Au Kerala, le taux de suicides et de violence domestique a augmenté drastiquement. Les malades mentaux représentent 5,8% de la population (contre 2% dans le reste du pays). On parle aujourd’hui du « syndrome des veuves du Golfe », le syndrome des femmes dont le mari est parti et qui souffrent de solitude.
Maris désillusionnés et femmes dépressives : et que deviendront leurs enfants ?
Les enfants, justement. Lorsque les phénomènes migratoires ont commencé à s’intensifier, nous étions nombreux à vanter les avantages, les charmes du multiculturalisme. Quoi de mieux en effet pour ouvrir l’esprit : un père européen, une mère japonaise, haïtienne ou brésilienne, deux langues, deux cultures, des voyages et d’infinis possibles… Aujourd’hui, sociologues et pédopsychiatries se voient obligés de freiner cet enthousiasme. Si les brassages culturels sont désormais la norme et le resteront, ils laissent des traces indélébiles chez les enfants qui n’en ont pas toujours vécu les seuls aspects enrichissants.
Livia est pédopsychiatre. Elle pratique en Allemagne, et reçoit dans son cabinet les enfants de soldats américains basés dans ce pays. Parmi ses jeunes patients, elle observe de plus en plus d’enfants autistes et mène une étude sur leurs conditions de vie. Le petit San, qu’elle suit, a un papa américain, une mère thaïe et une nounou espagnole. A l’école on parle anglais et autour, c’est en allemand qu’il faut s’exprimer…Les parents vont divorcer, et San va probablement aller vivre en Thaïlande.
Ce type de situation est fréquent aujourd’hui. Ce n’est pas le multiculturalisme en soi qui est en question, mais le cumul de facteurs défavorables à un développement harmonieux des enfants. Elever une famille dans un environnement étranger, sans soutien familial, avec des tensions au sein du couple, entre autres parce que le père est constamment absent – mondialisation oblige – est loin d’être facile. Et combien d’enfants ne connaissent aujourd’hui leurs grand-parents que par l’intermédiaire du téléphone ou de Skype, sans pouvoir apprécier un contact direct, physique, aimant avec leur parenté si lointaine.
Retour en Suisse. Au début du XXIème siècle, on ne quitte plus la patrie de Guillaume Tell pour des raisons économiques, comme ce fut le cas il y a cent-cinquante ans. Mais les Suisses sont eux aussi confrontés aux exigences d’un monde globalisé.
Martine travaille depuis vingt-cinq ans dans l’industrie pharmaceutique. Elle vit dans la petite localité romande où elle est née, s’est mariée et a fondé sa famille. Grand’mère depuis peu, elle savoure son temps partiel, qui lui permet de donner un coup de main à ses enfants. Fin 2010, elle est convoquée par la direction de la multinationale : « Madame, nous délocalisons. Notre entreprise ouvre une succursale à Singapour. Vous avez le choix de nous suivre, faute de quoi nous nous verrons dans l’obligation de mettre fin à nos rapports de travail ». Le choix est vite fait. Mais depuis, Martine, à 56 ans, est au chômage et sa santé psychique en a pris un coup.
Les exemples pourraient être multipliés à l’infini. Alors que l’ouverture des frontières, l’essor des moyens de transport, sans oublier la fin du communisme qui privait une partie du monde de contacts avec l’extérieur, ouvrait des perspectives infinies, force est de constater que les conséquences néfastes de la globalisation dépassent de loin les avantages espérés.
En automne 2011, des spécialistes des cinq continents se sont réunis à Lyon pour débattre de ces problématiques et engager des actions concrètes visant à enrayer les effets néfastes de la mondialisation sur des groupes de population vulnérables, pour lesquels le dernier refuge devient souvent…la folie ! Cette rencontre a débouché sur une Déclaration (lire encadré « Déclaration de Lyon ») qui met en avant l’état fondamental de « précarité » dans lequel se trouvent tous les êtres humains, raison pour laquelle ils ont tous besoin les uns des autres. Le lien social est le fondement même de la santé mentale.
A ce jour il n’existe pas d’espace public mondial pour débattre des effets psychosociaux défavorables de la mondialisation. Les auteurs de cette déclaration entendent par conséquent instaurer une organisation internationale, qui sera chargée de défendre l’idée d’une écologie des liens humains auprès des décideurs économiques et politiques. Les spécialistes de la santé mentale proposent de créer un Observatoire international sur la mondialisation et l’écologie humaine. Son but sera la recherche, les échanges et les propositions concernant les problèmes de précarité et de souffrance mentale liés aux effets aliénants de la financiarisation et de la marchandisation du monde.
Article paru dans Soins Infirmiers 3/2012, reproduit avec l’aimable autorisation de la rédaction. Cet article s’inspire des réflexions partagées lors du Congrès des cinq continents, consacré aux « Effets psychosociaux de la mondialisation sur la santé mentale – Pour une écologie du lien social » qui s’est déroulé à Lyon du 19 au 22 octobre 2011, organisé par l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité (France) en collaboration avec l’Université Claude Bernard Lyon 1 et le Centre hospitalier Le Vinatier.