septembre 2002
Etienne Maffli (ISPA)
L’attention portée aux conséquences négatives des excès d’alcool est actuellement largement centrée sur la personne du buveur et beaucoup moins sur son entourage immédiat. Historiquement, il faut cependant rappeler que ce sont en grande partie les images de familles en détresse qui ont contribué à motiver les mouvements de tempérance et les efforts de traitement apparus dans la première moitié du XXe siècle (Appel 1991). La mise en place progressive de systèmes sociaux étatiques dans de nombreux pays a peut-être contribué à atténuer les aspects flagrants des situations vécues dans l’entourage des personnes alcoolo-dépendantes. Cependant, les éléments dont nous disposons aujourd’hui pour évaluer la situation des proches immédiats de buveurs restent préoccupants.
Si dans l’étiologie de l’abus d’alcool le fait de vivre en couple, d’être marié et d’élever des enfants constituent des facteurs protecteurs mis en évidence dans le cadre de nombreuses études épidémiologiques (Clark et Midanik 1982, Wilsnack et al. 1986, Godfrey 1994, Rice et al. 1998), on peut néanmoins observer qu’une proportion importante des personnes souffrant de problèmes d’alcool vivent en couple ou ont des liens familiaux étroits. Pour nombre d’autres buveurs vivant de façon isolée, il faut partir du point de vue que de tels liens existaient par le passé et ont précisément été rompus suite aux problèmes rencontrés (Leonard et Rothbard 1999). Cela signifie que les problèmes d’alcool vont impliquer de très près d’autres personnes que celles qui boivent effectivement. Les estimations les plus conservatrices partent du point de vue que pour une personne abusant d’alcool, au moins une autre personne souffre très directement des conséquences de cet abus (Eurocare 1998). D’autres estimations, parlant plutôt du nombre de personnes affectées par l’apparition des problèmes d’alcool chez une personne donnée font part de chiffres beaucoup plus élevés (Nadeau 1990).
Les dommages subis par les tierces personnes (principalement le partenaire ou les enfants) sont de nature diverse. Certains semblent graves et irréversibles comme dans le cas d’atteinte au développement du fœtus ou dans le cas de négligences dans les soins apportés à un enfant en bas âge, d’autres peuvent être au contraire passagers et ne pas avoir forcément de séquelles à long terme (p. ex. manque momentané de ressources financières, problèmes relationnels). Très grossièrement, et sans tenir compte des dommages dus à une exposition directe (syndrome fœtal), on peut distinguer trois types de conséquences pour les proches des personnes concernées par des problèmes d’alcool. Il s’agit tout d’abord des conséquences dues à des comportements inadéquats de la personne sous l’influence de l’alcool envers ses proches immédiats. Certains de ces comportements peuvent être parfois extrêmement traumatisants (p. ex. abus sexuel, violence physique, négligence des tâches de soin ou d’éducation). Ensuite, agissant de façon moins directe, il faut mentionner les conséquences économiques et sociales pouvant conduire à une grande précarité et à un isolement social des membres du ménage (dus entre autres aux dépenses consacrées à l’achat des boissons, aux baisses de revenu suite à des difficultés professionnelles ou à la perte d’un emploi). Finalement, on distinguera encore les conséquences relationnelles, plus complexes à caractériser et dont l’une des issues manifestes (et parfois paradoxalement salutaire) peut être la rupture ou l’éclatement de la cellule familiale. La probabilité d’un cumul ou d’interactions entre ces différents types de conséquences doit être considérée comme élevée, ce qui laisse présager un degré de détresse considérable dans bien des cas.
Ce premier état des lieux serait sans doute incomplet si l’on n’évoquait pas l’effet de «contamination» que peut avoir le comportement du buveur sur ses proches immédiats. Ce sont en effet les modèles comportementaux d’une part et les souffrances ou dégradations subies d’autre part qui vont contribuer à faciliter le recours à l’alcool parmi les personnes de l’entourage – parfois des années plus tard -, instaurant par là un cercle vicieux pouvant perdurer sur plusieurs générations (Miller et Downs 1993).
Il est incontestable que le fait de grandir dans une famille où l’un ou les deux parents ont des problèmes d’alcool représente un facteur de risque sérieux pour la santé physique et mentale des enfants concernés. Un nombre considérable de guides, mises en garde, témoignages ou autres ouvrages destinés à un large public sont diffusés chaque année pour le rappeler. Les publications d’études empiriques de caractère scientifique sont certes moins nombreuses mais les conclusions que l’on peut en tirer sont plus différenciées et peut-être à certains égards moins pessimistes que les prises de positions catégoriques de certaines publications populaires ou anecdotiques (Barber et Gilbertson 1999). Les recherches concernant les enfants d’alcooliques ont en effet tout d’abord trouvé que ceux-ci souffraient plus souvent que les autres de divers problèmes tels qu’hyperactivité (Lund et Landesman-Dwyer 1979, Kuperman et al. 1999), problèmes émotionnels (Bennett et al. 1988, Maynard 1997), problèmes comportementaux (Reich et al. 1993, Johnson et Leff 1999) et plus tard d’une propension accrue à consommer de l’alcool ou d’autres substances psychotropes (Sher 1991, Reich 1997). Une fois ces associations établies, il s’est avéré dans un deuxième temps beaucoup plus difficile de formuler des généralisations valides sur les mécanismes pouvant expliquer ces corrélations. Une difficulté notoire réside dans le fait que les parents concernés, en plus de leurs problèmes d’alcool souffrent souvent d’autres pathologies de nature diverse pouvant également contribuer à influencer la santé et l’état psychique de leurs enfants.
Alcoolisme fœtal
Une exposition directe à l’alcool durant la phase de gestation constitue un risque important pour le développement futur de l’enfant. Ce risque semble augmenter avec les quantités d’alcool consommées par la mère mais est également tributaire d’autres facteurs tels que déficits alimentaires, usage de tabac et de drogues ainsi que de facteurs génétiques. La forme la plus grave d’affection est le syndrome d’alcoolisme fœtal (FAS) qui est caractérisé par des atteintes sérieuses du système nerveux central, des déficiences au niveau de la croissance et par une difformité faciale (Larkby et Day 1997). On estime de façon conservatrice qu’au moins un enfant sur 3000 naît avec un syndrome d’alcoolisme fœtal dans le monde occidental (Abel et Sokol 1991). Une majorité d’estimations, souvent limitées à des pays particuliers, font cependant part de taux jusqu’à dix fois plus élevés situés autour de 2 à 5 cas pour 1000 naissances (Little et al. 1990, Godfrey 1994, Sampson et al. 1997). D’autres troubles, moins sévères et qualifiés parfois de «alcohol-related birth defects», sont caractérisés notamment par des troubles d’apprentissage et de comportement. Sans disposer de chiffres précis, on estime que ces formes peuvent être jusqu’à dix fois plus fréquentes que le syndrome d’alcoolisme fœtal à proprement parlé (Robertson 1993). De façon générale, on peut affirmer que l’alcoolisme fœtal comporte de sérieux risques pour le développement de l’enfant. Dans les cas les plus graves, les chances de rétablissement sont considérées comme improbables (Stromland et Hellstrom 1996, Steinhausen et Spohr 1998, Lohser et al. 1999).
Mauvais traitements
La maltraitance enfantine comprend des aspects aussi différents que la violence physique, les abus sexuels, l’abandon, la négligence ou autres oppressions émotionnelles. Aux Etats-Unis, on estime le taux d’enfants victimes de mauvais traitements à 4,7% de la population enfantine (Wang et Daro, 1998). Relativement peu d’études ont examiné de plus près les liens entre l’abus d’alcool et la maltraitance. On ne trouve pas à l’heure actuelle de recherche ayant pu établir un lien causal direct entre ces deux phénomènes, bien que les corrélations aient été souvent mises en évidence (Young 1997). Ainsi, plusieurs études investiguant les raisons de la maltraitance enfantine suggèrent que dans une proportion importante des familles impliquées (allant de 13% à plus de 70%), les parents étaient sujets à des problèmes d’abus de substances, en grande majorité d’alcool. Par ailleurs, les informations provenant des rapports d’incidents tendent à montrer que les actes de maltraitance ont en majorité lieu sous l’influence de l’alcool ou d’autres substances (Magura et Laudet 1997).
Environnement familial et séquelles psychiques
L’environnement familial et social des enfants de parents confrontés à des problèmes d’alcool est souvent chaotique et par conséquent peu enclin à favoriser un épanouissement harmonieux de ceux-ci. Les situations vécues par les enfants d’alcooliques peuvent être traumatisantes et donc influencer leur équilibre psychique. Velleman et Orford (1990) ont mené une étude sur la base de témoignages rétrospectifs de jeunes adultes et ont pu observer que les enfants d’alcooliques révélaient beaucoup plus d’expériences négatives concernant leur enfance que les personnes d’un groupe témoin. Il ressort de ces récits que leur vie sociale était très restreinte et qu’ils étaient souvent livrés à eux-mêmes. Par ailleurs, les enfants d’alcooliques devaient plus fréquemment endosser des responsabilités inappropriées à leur âge, comme par exemple devoir mettre un de leurs parents au lit, ou devoir lui promulguer des soins. Comparés à un groupe témoin, ils se souvenaient beaucoup plus souvent d’avoir été mêlés à des conflits parentaux ou d’avoir à garder des secrets sur l’un de leurs parents. Finalement, ils étaient bien plus nombreux que les personnes du groupe de contrôle à s’être fait du souci par rapport à la situation financière du ménage ou encore à avoir craint que leur père perde son emploi. D’autres études sur les conditions d’enfants de personnes confrontées à des problèmes d’alcool soulignent encore la fragilité de la cohésion familiale (conflits, ruptures, décès) (Orford 1990) ou encore le caractère incohérent des figures parentales (West und Prinz 1987).
Concernant la question d’éventuelles séquelles psychiques que pourraient générer de telles situations, il faut d’emblée rappeler la difficulté à distinguer les différentes influences entrant en ligne de compte. Dans son étude pionnière en la matière portant sur 115 enfants d’alcooliques âgés de 10 à 15 ans, Cork (1969) a trouvé que 50 d’entre eux souffraient de problèmes émotionnels très sérieux et 56 autres de problèmes émotionnels assez sérieux. Une étude plus récente et portant sur une cohorte de 961 enfants néo-zélandais a comparé la prévalence de troubles psychiatriques diagnostiqués à l’âge de 15 ans en fonction de l’existence de problèmes d’alcool chez les parents (Lynskey et al. 1994). Les troubles examinés (abus/dépendance, troubles du comportement, troubles de l’attention/hyperactivité, troubles de l’affectivité et troubles de l’anxiété) étaient entre 2.2 et 3.9 fois plus élevés chez les enfants de parents alcooliques que chez ceux de parents ne connaissant pas de problèmes d’alcool et ces liens se sont avérés significatifs pour tous les troubles en question. Fait important de cette étude, le recours à des analyses multivariées permettant de prendre en compte les effets potentiels d’autres variables parentales mesurées prospectivement (position sociale, religiosité, délits, troubles psychiatriques, tabagisme maternel durant la grossesse etc.) suggère certes d’autres influences mais ne remet pas en question l’importance des liens établis entre les troubles des enfants et l’alcoolisme parental. L’étude longitudinale de Drake et Vaillant (1988) portant sur 174 fils d’alcooliques dispose d’un recul plus important (33 ans) et suggère que les difficultés rencontrées à l’adolescence peuvent être surmontées par la suite. En effet, si les sujets de cette étude montraient à l’âge de l’adolescence des problèmes relationnels, émotionnels et médicaux ainsi que des compétences générales en dessous de la moyenne, les observations faites à l’âge adulte n’ont pas révélé plus de problèmes de personnalité que pour un groupe de comparaison issu de familles sans problème d’alcool. Toutefois, certaines études traitant de l’effet à long terme de l’alcoolisme parental sur le psychisme de leurs enfants n’arrivent pas aux mêmes conclusions et ont pu mettre en évidence des différences entre groupe cible et groupe témoin, notamment par rapport à la dépressivité, l’anxiété, la gestion du stress ou encore par rapport à la présence de problèmes relationnels (Black et al. 1986, Belliveau et Stoppard 1995). De façon générale, les résultats semblent ici encore contradictoires et ne permettent pas à l’heure actuelle de tirer de conclusions définitives quant aux risques psychopathologiques encourus par les enfants de parents alcooliques, une fois l’âge adulte atteint (Sher 1997, Barber et Gilbertson 1999).
Transmission intergénérationnelle
Une grande partie des efforts de recherche concernant les enfants de parents sujets à des problèmes d’alcool se sont concentrés sur la question du risque qu’encourent ces personnes à développer elles-mêmes une telle problématique au cours de leur vie. Si l’existence de ce risque n’est pas contestée, les estimations du degré de ce risque varient grandement. Ainsi, le risque pour un enfant d’alcoolique de développer lui-même une telle dépendance est, selon les différentes estimations, de deux à dix fois plus élevé que pour des personnes dont les parents ne sont pas concernés par de tels problèmes (Sher 1997). Ces disparités s’expliquent en partie par l’utilisation de différents critères pour établir la présence d’un abus ainsi que par d’autres différences méthodologiques (Windle 1997). De façon générale, l’alcoolisme paternel semble être déterminant autant pour les hommes que pour les femmes alors que l’alcoolisme maternel semble affecter plus particulièrement les femmes (Pollok et al. 1987).
De nombreux facteurs étiologiques ont été avancés pour expliquer le phénomène de la transmission intergénérationnelle des problèmes d’alcool. D’une part, plusieurs études suggèrent l’existence d’une vulnérabilité transmise génétiquement, sans pour autant considérer que ce facteur puisse représenter une condition suffisante (Light et al. 1996, Sigvardsson et al. 1996, McGue 1997). D’autre part, les travaux portant sur les facteurs environnementaux ont pu mettre en évidence un certain nombre d’aspects sensibles parmi lesquels on peut distinguer les influences familiales spécifiques à l’alcool et celles qui paraissent plus indirectes. Ainsi, le comportement et les valeurs des parents face à l’alcool vont contribuer à forger l’attitude future de leurs enfants par un effet de modeling. De même, les attentes des parents par rapport aux effets de l’alcool (par exemple l’attente d’un effet positif dans une situation de stress) peuvent être, à la longue, assimilées par leurs enfants et ainsi influencer leur futur comportement face à l’alcool (Ellis et al. 1997). Les risques familiaux non spécifiques à l’alcool ont en partie déjà été abordés plus haut et englobent diverses caractéristiques souvent associées à la présence d’un alcoolisme parental. Ces facteurs peuvent fragiliser les enfants d’alcooliques durablement, favorisant par là un recours à l’alcool ou à d’autres substances psychotropes à partir de l’adolescence. Les principaux risques identifiés ici sont tout d’abord les différentes formes de comorbidité observées chez les parents alcooliques tels que troubles de personnalité antisociale ou dépression (Ellis et al. 1997). Ensuite, plusieurs études ont montré que des caractéristiques typiques de familles d’alcooliques comme le manque de cohésion familiale, les relations conflictuelles, le recours à la violence et le manque de stimulation cognitive sont corrélés à l’apparition de problèmes d’alcool à l’âge de l’adolescence (Johnson et Pandina 1991, Sher 1991) ou à des troubles connus pour favoriser l’apparition de ces problèmes (Zucker et al 1996). Finalement, les situations de rupture et de divorce apparaissant fréquemment dans les familles touchées par un problème d’alcool constituent également des risques non négligeables pour les enfants concernés (Neighbors et al. 1997), notamment par rapport au développement de problèmes d’alcool ou d’autres drogues (Wills et al. 1996, Wolfinger 1998).
Les nombreux facteurs contribuant au phénomène de transmission intergénérationnelle n’agissent certainement pas isolément. Il faut partir du point de vue qu’il existe des interactions, notamment entre facteurs génétiques et environnementaux, qui augmentent le risque de transmission de manière sensible. Ainsi, les récents travaux de Zucker et al (1996) basés sur des observations longitudinales ont mis en évidence des interdépendances marquées entre divers facteurs de risque en montrant que différents types de familles pouvaient conduire à des risques spécifiques.
Une différence fondamentale entre les conséquences subies par les personnes adultes de l’entourage du buveur (principalement le conjoint) et celles subies par les enfants réside dans le fait qu’un adulte dispose en principe de plus de ressources pour y faire face. On peut s’attendre en effet à ce qu’un adulte puisse interpréter les événements avec plus de distance qu’un enfant et faire appel à un répertoire de stratégies de défenses (coping) mieux développé. Ces dispositions accrues lui permettent en principe de devenir plus actif dans la recherche de solutions ainsi que dans la manière de se protéger. Dans la pratique cependant, ces capacités théoriques peuvent être parfois réduites à néant par l’existence de pathologies diverses ou par l’apparition de réactions inadéquates. De telles prédispositions peuvent rendre le conjoint du malade alcoolique impuissant face aux événements et/ou le plonger dans un désarroi prolongé. Il faut rappeler dans ce contexte qu’une grande partie de la littérature consacrée aux conjoints de buveurs porte sur le concept controversé de «codépendance», décrit comme une pathologie propre au conjoint du buveur et participant de façon déterminante à l’établissement et au maintien des symptômes de dépendance alcoolique de ce dernier (Treadway 1990, Holmila 1997). Dans ce cadre, nous nous pencherons sur les deux types de conséquences les plus souvent décrits, soient la violence conjugale et les phénomènes de rupture conjugale.
Violence conjugale
La question d’un lien possible entre violence conjugale et consommation d’alcool a fait l’objet de nombreuses recherches depuis les années 70. Plusieurs études utilisant des groupes de comparaison suggèrent l’existence d’un tel lien. Ainsi, Rosenbaum et O’Leary (1981) ainsi que Telch et Lindquist (1984) ont montré que la fréquence de problèmes d’alcool était plus élevée chez les conjoints de femmes victimes de violence conjugale que chez des conjoints non-violents. De même, van Hasselt et al. (1985) ont montré que les scores du Michigan Alcoholism Sreening Test (MAST) étaient significativement plus élevés chez des hommes violents envers leur épouse que chez ceux qui ne l’étaient pas. Par ailleurs, dans une étude portant sur un échantillon de 484 hommes travaillant en usine, Leonard et al. (1985) ont trouvé que 25% des ouvriers qui montraient un mode de consommation «pathologique» face à l’alcool avaient également des conflits conjugaux violents alors qu’une proportion nettement mois élevée de ce même groupe de buveurs (13%; p<.01) n’avait pas de tels conflits. Les analyses multivariées effectuées par ces auteurs suggèrent en outre que les variables démographiques et psychosociales ne sont pas déterminantes dans la relation mise en évidence. Partant d’un échantillon de 82 hommes sous une mesure de libération conditionnelle, Miller et al (1990) ont trouvé des effets d’interaction entre problèmes d’alcool et consommation d’autres drogues en regard de la fréquence d’actes violents perpétrés sur leurs épouses. Ainsi, la fréquence des actes violents augmentait clairement avec un degré plus élevé de problèmes d’alcool seulement en l’absence de consommation d’autres substances psychotropes. En revanche, en présence d’une consommation de cocaïne, de barbituriques ou de cannabis, les actes violents avaient plutôt tendance à diminuer, plus les problèmes d’alcool étaient importants. De façon générale, les résultats suggèrent une corrélation positive entre l’abus d’alcool et la violence conjugale, excepté dans les cas d’intoxication sévère. Ce dernier phénomène est certainement dû à l’effet anesthésiant de l’alcool, lorsqu’il est pris en grandes quantités ou conjointement avec d’autres substances (Yegidis 1992).
Très peu d’études se réfèrent plus précisément aux événements de violence conjugale pour examiner non pas le mode de consommation général, mais le degré d’alcoolisation de l’assaillant au moment des faits. Dans ce cas également, les études effectuées mettent en évidence une proportion importante d’assaillants sous l’influence de l’alcool au moment des faits allant de 26% à 43% selon les études passées en revue (Gayford 1975, Dobash et Dobash 1987, Pernanen 1991). Une étude expérimentale de Leonard et Roberts (1996) examine les interactions de jeunes couples mariés en manipulant l’effet de l’alcool chez le mari. Durant les observations, ceux-ci recevaient soit des boissons alcoolisées, soit des boissons sans alcool ou encore un placebo (boisson apparemment alcoolisée). Des couples avec ou sans passé de violence conjugale avaient été recrutés pour ces observations. Les interactions sous l’effet de l’alcool étaient nettement plus souvent caractérisées par des comportements négatifs de la part des deux protagonistes (critiques, désaccord, parole coupée, etc.) qu’en l’absence de boissons alcoolisées ou que sous placebo, et ceci dans les deux groupes recrutés. L’absence d’un effet placebo, bien que les personnes étaient convaincues d’avoir consommé autant d’alcool que dans le groupe cible, remet en question l’hypothèse de l’importance des attentes face à l’alcool dans le déclenchement d’actes violents avancée par d’autres auteurs (Kreutzer et al 1984).
Si ces résultats dans l’ensemble montrent un lien évident entre alcoolisation et violence conjugale, la nature de ce lien est encore difficile à interpréter. Il apparaît en tous les cas que l’alcool ne représente ni une condition nécessaire ni une condition suffisante à l’apparition d’actes violents entre conjoints. Au stade actuel des recherches, les corrélations constatées entre alcool et violence conjugale permettent cependant de formuler quelques hypothèses de base cherchant à expliquer ce lien (Holzworth-Munroe et al. 1997). Premièrement, comme le suggèrent les travaux de Leonard et Roberts (1996) et d’autres expériences similaires, il est probable que l’action psychotrope de l’alcool contribue à désinhiber l’expression de certaines tendances agressives. Deuxièmement, les différents problèmes liés à une consommation excessive d’alcool peuvent être à la source de conflits entre époux et augmenter ainsi indirectement le risque d’actes violents. Troisièmement, l’abus d’alcool pourrait simplement aller de pair avec une pathologie ou des dispositions antisociales sans qu’il n’y ait forcément de liens de cause à effet et expliquer ainsi le risque accru de violence conjugale.
Indépendamment du fait que la question d’un éventuel rôle direct de la substance dans le déclenchement d’actes violents n’est toujours pas élucidée, des attributions allant dans ce sens sont faites dans la vie courante et des représentations collectives existent également à ce propos. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que l’acceptation de l’hypothèse d’une action psychotrope directe de l’alcool en tant qu’agent favorisant la violence sert principalement les auteurs d’actes violents. En effet, l’alcool pourra tantôt être utilisé pour conditionner le passage à l’acte et tantôt servir d’excuse pour minimiser les propres responsabilités. Cet aspect est important quand l’on considère que la violence conjugale est typiquement exercée par les hommes et que les victimes sont typiquement des femmes, comme le montrent notamment nos travaux récents portant sur les appels téléphoniques de personnes concernées auprès d’une ligne d’aide (Maffli et Bahner 1999).
Rupture, divorce
A notre connaissance, seulement peu d’études ont été menées dans le but d’examiner les effets d’une consommation problématique d’alcool sur la cohésion conjugale. Les données disponibles dans ce domaine suggèrent une influence réciproque entre taux de divorce et consommation d’alcool (Caces et al. 1999). Les résultats de quelques études portant sur les causes de ruptures conjugales indiquent que la consommation excessive d’alcool chez le conjoint représente un grief invoqué couramment par les personnes concernées. Burns (1984) a par exemple trouvé que la consommation d’alcool en tant que cause de rupture venait en sixième position parmi 16 facteurs examinés et qu’une proportion de 36% de femmes divorcées ou séparées et de 17% d’hommes dans la même situation invoquait cette raison. Un certain nombre d’études plus anciennes relèvent également l’importance de ce facteur (Straus et Bacon 1951, Levinger 1966, Hedri 1971). Dans une étude récente sur l’alcool et la vie conjugale durant la première année de mariage, Leonard et Roberts (1998) ont constaté que la consommation quotidienne moyenne d’alcool des hommes était directement liée à l’apparition d’une instabilité conjugale (séparations, intention de divorce), le lien observé restant significatif après avoir contrôlé l’effet d’autres variables (sociodémographie, personnalité, comportements conflictuels). Par contre, en partant du mode de consommation des femmes, un tel lien n’a pas pu être mis en évidence dans cette étude, bien que des effets négatifs sur la satisfaction conjugale aient été notés dans les deux cas. Les quelques études longitudinales menées auprès de la population générale suggèrent qu’une consommation importante d’alcool favorise l’éclatement du couple et qu’inversement les personnes divorcées tendent à augmenter leur consommation d’alcool. Ces études ont cependant l’inconvénient de n’offrir que des mesures espacées et ponctuelles, rendant l’interprétation des résultats difficile (Romelsjö et al. 1991, Power et al. 1999). Pour résumer, même si le nombre d’études disponibles est restreint – particulièrement pour ce qui est d’études longitudinales – on admet généralement qu’une consommation excessive d’alcool contribue à provoquer ou à amplifier les conflits conjugaux et que cet état peut conduire à un éclatement du couple ou de la cellule familiale. Pour expliquer ce phénomène de dégradation des liens conjugaux, les conséquences diverses de la consommation excessive du conjoint buveur doivent être prises en compte (difficulté à assumer les responsabilités et les tâches, emploi précaire, paupérisation, appauvrissement des liens sociaux, conduite imprévisible, agressivité, violence, agression sexuelle envers le partenaire ou les enfants). Si la rupture du couple comporte des aspects douloureux – en particulier lorsqu’il y a des enfants – on peut affirmer que le maintien de l’union conjugale dans de telles circonstances n’est pas sans dommage non plus. Ainsi, les tensions psychologiques subies par le conjoint du buveur peuvent conduire à la longue à divers troubles comme perte de confiance en soi, angoisses, dépression, etc. pouvant à leur tour susciter des comportements inappropriés pour y faire face (utilisation abusive de médicaments, voire d’un recours à l’alcool) (Eurocare 1998).
Bien que l’ampleur des souffrances et dommages encourus par les proches immédiats du buveur excessif soit difficile à estimer avec précision sur la base des connaissances actuelles, il faut partir du point de vue que ces dommages sont considérables et probablement équivalents – bien que de nature différente – à ceux subis par les buveurs eux-mêmes.
Les personnes les plus durement touchées sont certainement les enfants d’alcooliques puisqu’ils n’ont de fait guère la possibilité de se protéger des conséquences directes ou indirectes de l’alcoolisme parental. Certains d’entre eux sont déjà touchés gravement et durablement avant même d’être confrontés aux influences des comportements parentaux. En effet, au moins un enfant sur 3000 naît dans le monde occidental avec un syndrome d’alcoolisme fœtal (FAS) et l’apparition de troubles apparentés, également liés à une exposition directe durant la gestation, a une incidence encore dix fois plus élevée (Robertson 1993). Il est ensuite évident que l’alcoolisme parental contribue à générer quantité de dommages au cours du développement de l’enfant, bien que les modes d’influence ne soient que partiellement élucidés. Il s’agit en particulier de maltraitance, d’isolement, d’insécurité ou encore d’incohérence des conduites et des exigences parentales, phénomènes qui surviennent beaucoup plus fréquemment dans les familles d’alcooliques que dans d’autres milieux. La question des séquelles psychiques à long terme de ces torts subis dans l’enfance laisse apparaître des résultats partiellement contradictoires si bien que l’on ne peut pas encore tirer de conclusions définitives à ce propos. Ce qui semble par contre bien établi concerne l’existence d’un risque de transmission intergénérationnelle du problème d’alcool qui, selon les estimations, varie d’un facteur de 2 à 10. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour ce qui est des modes de transmission, et les récents travaux de Zucker et al. (1996) tendent à montrer que le cumul de certains facteurs entraîne un accroissement de ce risque.
Les conjoints de personnes abusant d’alcool ont également un lourd tribut à payer. Une des conséquences les plus graves représente certainement le risque d’être victime d’actes violents, le recours à la violence conjugale étant clairement plus fréquent en présence de problèmes d’alcool. Si les différentes explications mises en avant pour rendre compte de ce phénomène restent encore hypothétiques, un effet propre à l’alcool semble indéniable.
À part le risque de violence conjugale, les conséquences diverses liées à l’existence d’un problème d’alcool dans le couple peuvent contribuer à affecter la qualité de vie ainsi que la santé du conjoint de la personne qui boit. Les problèmes vécus peuvent conduire à une rupture ou à un éclatement de la cellule familiale comme le montrent plusieurs recherches sur les causes de divorce. Un phénomène opposé, connu sous le terme de « codépendance » et décrit principalement dans la littérature clinique, serait celui d’une sorte de participation contre nature à la maintenance du comportement addictif par des efforts visant à dissimuler et à compenser les problèmes du partenaire. Dans les deux cas, et de façon générale pour les couples concernés, il faut partir d’une dégradation sensible de la situation du conjoint du buveur, pouvant conduire à des troubles psychiques et physiques conséquents.
En regard des résultats passés en revue ici, on peut affirmer que l’abus d’alcool comporte des risques considérables de morbidité psychique et physique pour les proches immédiats du buveur excessif, en particulier pour les enfants. Cette problématique représente donc un enjeu important en termes de santé publique. Les efforts qui tendent à associer les proches à la prise en charge des patients alcooliques sont prometteurs. En effet, ces approches n’ont pas seulement un impact favorable sur la situation actuelle, mais peuvent également contribuer à prévenir les risques accrus d’une pathologie secondaire parmi les proches de la personne concernée.
Adaptation d’une publication du même auteur en langue anglaise: «Problem drinking and relatives» in : Klingemann, H. & Gmel G. (2001) (Eds.). Mapping the Social Consequences of Alcohol Consumption. Dordrecht, Boston, London: Kluwer Academic Press.
La liste des références peut être obtenue auprès de l’auteur: e-mail: emaffli@sfa-ispa.ch