La question de la consommation de substances illégales dans l’espace public refait surface dans les villes suisses, comme à Lausanne ou à Fribourg, qui ont toutes deux ouvert de nouveaux espaces de consommation sécurisée. De nombreux débats émergent aussi sur le territoire romand, où la visibilité des consommations ou du deal dérange les riverains et la population. Face à cette grogne, les pouvoirs publics semblent bien désemparés : trois villes vaudoises ont récemment lancé un appel à l’aide auprès de leur Canton de tutelle face à une situation qu’elles qualifient de « hors de contrôle »[1]. A Genève enfin, un collectif s’active à demander la disparition du deal proche des écoles[2].
Ce sentiment d’insécurité, bien réel pour une partie des habitantes et des habitants, doit être pris au sérieux. Les tensions dans certains quartiers, le ressenti des commerçant·e·s ou la place de personnes en situation de grande vulnérabilité dans notre société sont des problématiques auxquelles il faut répondre. Mais ce sentiment d’insécurité parfaitement compréhensible disparaîtrait-il grâce à une baguette magique qui effacerait la consommation de drogue en Suisse ? Il est essentiel de ne pas se tromper de cible.
La sécurité publique passe par la sécurité sociale
La question de la consommation dans l’espace public est trop souvent abordée sous les angles de la santé, de la sécurité et de l’ordre public. Il est crucial de rappeler la manière dont les ressources étatiques sont réparties entre les quatre piliers de la politique des drogues : répression, soin, prévention et réduction des risques. Selon le Conseil fédéral, 65 % des financements de cette politique sont consacrés à la répression[3]. Pourtant, cet investissement massif dans les moyens policiers et judiciaires, appliqué depuis plusieurs décennies, n’a jamais permis d’éradiquer les scènes de consommation.
Cela s’explique en partie par une focalisation excessive autour de l’acte de consommation ou autour de la présence de dealers dans les rues, qui masque des enjeux plus profonds. Le problème auquel nous faisons face aujourd’hui n’est pas tant une explosion de la consommation[4], mais plutôt une augmentation de la visibilité des personnes précaires. Attirées par les centres urbains pour y consommer, trouver un repas, un hébergement ou des liens sociaux, ces personnes se retrouvent dans une situation de vulnérabilité accentuée, souvent isolées et démunies.
La précarité – amplifiée par la crise sanitaire, inflationniste et économique des dernières années – n’a fait qu’aggraver la situation de nombreuses personnes déjà vulnérables. En Suisse, environ 745 000 personnes vivaient déjà en dessous du seuil de pauvreté en 2021 (presque 1 personne sur 10) et plus d’un million étaient menacées de précarité[5]. Ces situations ne concernent donc pas que certaines personnes « mal intentionnées » : le chômage, la perte d’un logement ou un divorce peut plonger une amie, un membre de la famille ou un collègue dans la spirale de la pauvreté et de la rupture sociale. La précarité n’est pas une question de faiblesse ou de paresse, elle est une réalité qui peut frapper n’importe qui. Depuis la pandémie, la hausse du coût de la vie[6], la stagnation des salaires, l’augmentation des loyers, l’augmentation des primes d’assurance maladie et l’explosion des coûts énergétiques asphyxient les personnes déjà en difficulté.
Ces chiffres, loin d’être abstraits, se traduisent concrètement par une augmentation du nombre de personnes sans domicile fixe ou en grande difficulté sociale, visibles dans nos espaces publics. La consommation de drogues, notamment de stimulants comme le crack[7] devient alors une manière de survivre aux conditions extrêmes de la rue : le froid, l’insécurité et l’instabilité quotidienne.
Les recherches montrent que les récessions économiques ont un impact direct sur l’usage des substances illicites, en particulier chez les jeunes et les groupes vulnérables. Une récente publication de l’Agence de l’Union européenne sur les drogues (EUDA) a mis en lumière ce lien, en soulignant une augmentation de la consommation de substances comme le cannabis et des comportements à risque durant les périodes de crise économique[8]. Ce constat souligne à quel point la précarité influence les dynamiques de consommation[9].
Souligner les incohérences des politiques publiques
Face à ce problème récurrent, il est toujours fascinant de constater que, d’un côté, la population et les autorités appellent à des mesures pour réduire les problèmes liés aux drogues dans l’espace public, alors qu’en parallèle l’État adopte des politiques d’austérité qui ne font qu’aggraver le problème. Le déni des conséquences des politiques d’austérité est troublant : on ne peut pas exiger des résultats sans investir dans les solutions.
L’Office fédéral de la santé publique, qui devrait aujourd’hui jouer un rôle clé dans la gestion des crises sociales et sanitaire, fait face à des coupes drastiques de ses moyens, suite à la politique d’austérité menée par la Conseillère fédérale en charge des finances, Mme Karine Keller-Sutter. Pour rappel, l’OFSP avait joué un rôle clé lors de la crise des années 1990 et sa résolution, incarné par la Conseillère fédérale Mme Ruth Dreifuss. Ces coupes budgétaires semblent irrationnelles à un moment où les problèmes socio-sanitaires augmentent, et où il est évident que plus de ressources sont nécessaires pour agir sur les causes structurelles de ces problèmes. Les cantons, eux aussi, ne sont pas exempts de critiques : l’État de Vaud, vient d’annoncer un plan d’économie avec des baisses importantes d’impôts, s’attaquant par la même au premier mécanisme de solidarité et de redistribution des richesses. Genève, après une longue bataille face aux menaces de coupes budgétaires pour son plan d’actions a, quant à lui, réussi à le maintenir[10].
Les villes romandes, en première ligne face à ces difficultés, sont parfois bien seules pour s’adapter et agir, alors même que les enjeux auxquels elles font face sont globaux et les dépassent largement. Une approche coordonnée et pilotée à l’échelle des régions, avec une mise en commun des bonnes pratiques, serait certainement plus adaptée. Les villes essaient des mesures, financent quelques postes supplémentaires de travail social hors mur, ouvrent quelques lits pour pallier l’urgence, mais cela suffit rarement. Une chose est certaine, miser principalement sur la répression, fermer des espaces publics sans réfléchir aux alternatives est vain, comme l’expérience nous le montre depuis des décennies.
La création de nouveaux espaces de consommation sécurisée est une bonne nouvelle et répond à un besoin. Grâce à leur efficacité, ils offrent un lieu sûr pour des personnes en grande difficulté, réduisant ainsi les risques sanitaires et les nuisances dans les lieux publics. Contrairement à certaines idées reçues, ces espaces ne génèrent pas « d’appel d’air », mais permettent plutôt de mieux encadrer une situation déjà présente, jusque-là éclatée dans l’espace public. Il est donc crucial de replacer ces problématiques dans leur véritable contexte et d’agir sur leurs causes[11].
La Suisse dispose de politiques exemplaires en matière de réduction des risques, mais elles doivent être consolidées et élargies pour mieux prendre en compte les nouvelles réalités de la précarité. L’urgence n’est pas seulement sanitaire mais aussi sociale. Les espaces de consommation sécurisée sont une partie de la solution, mais ils doivent s’inscrire dans une approche globale qui inclut la lutte contre la pauvreté et l’amélioration des soins de santé mentale. Le modèle suisse des quatre piliers a prouvé son efficacité dans la gestion des addictions. Toutefois, il est temps d’ajouter un cinquième pilier à cette stratégie : la lutte contre la précarité et l’inclusion.
Repenser la réponse publique (et sociale) : agir sur les causes profondes
La véritable question à laquelle nous devons répondre est donc celle-ci : comment combattre la précarité et l’exclusion sociale, plutôt que de se focaliser uniquement sur la consommation visible dans l’espace public ? Les dispositifs de répression ne résolvent rien à long terme, ils déplacent simplement les problèmes d’un lieu à un autre, aggravant parfois les tensions entre les habitant·e·s, les commerçant·e·s et les populations précaires. Ce que nous voyons, c’est le reflet d’un échec collectif à répondre aux besoins fondamentaux de celles et ceux qui se trouvent dans une extrême vulnérabilité.
Il ne s’agit pas de choisir entre sécurité et soutien social, mais de combiner les deux pour des résultats durables. Plutôt que de multiplier les dispositifs répressifs ou de réduire les budgets alloués à la cohésion sociale, il faut au contraire renforcer l’accompagnement des personnes vulnérables. Étendre les plages horaires, offrir des soins pluridisciplinaires et continus, et surtout, que chaque corps de métier, et chaque niveau d’autorité (villes, cantons, Confédération) travaillent main dans la main.
La consommation de drogue n’est pas un problème isolé ; elle est le symptôme visible d’un ensemble de facteurs sociaux bien plus larges. Réduire les tensions dans l’espace public passe donc avant tout par une action résolue contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion. Investir dans des solutions humaines et durables est le seul moyen de garantir que nos espaces publics soient partagés par tous, dans le respect et la dignité.
[1] https://www.24heures.ch/drogue-lausanne-yverdon-et-vevey-appellent-le-canton-a-laide-911617712235
[2] https://www.rts.ch/info/regions/geneve/2024/article/autour-de-l-ecole-des-paquis-le-deal-de-rue-semble-indelogeable-28653765.html
[3] https://grea.ch/wp-content/uploads/files/bericht-po-rechsteiner.pdf
[4] Les analyses de la présence de substances consommées dans eaux usées, nous indiquent que la consommation n’explose pas : https://www.dromedario.ch/data
[5] Voir https://caritas-regio.ch/fr/notre-engagement/pauvrete-en-suisse, voir également les statistiques de l’Office fédéral des statistiques : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/situation-economique-sociale-population/bien-etre-pauvrete/pauvrete-privations/pauvrete.html
[6] Voir par exemple, l’indice suisse des prix à la consommation : https://www.bfs.admin.ch/news/fr/2024-0290
[7] Voir l’éditorial de Camille Robert sur le sujet : https://grea.ch/actualites/la-hausse-du-crack-est-la-consequence-de-linaction-politique/
[8] Le document de référence se trouve ici : https://grea.ch/actualites/impact-des-recessions-economiques-sur-la-consommation-de-substances-illicites/
[9] À la précarité économique s’ajoute un autre facteur clé souvent négligé : une grande majorité des personnes consommant des substances psychoactives dans des contextes précaires souffrent de troubles psychiques non traités. Le lien entre santé mentale et précarité est complexe et interdépendant : vivre dans la rue exacerbe les troubles mentaux, tandis que ces mêmes troubles rendent souvent plus difficile l’accès à des solutions durables comme le logement ou un emploi stable. Les données montrent enfin une augmentation significative des problèmes de santé mentale depuis la pandémie. Les structures psychiatriques, déjà sous pression, peinent à répondre aux besoins croissants de la population. Cette absence de prise en charge rapide aggrave les parcours de vie chaotiques et conduit à une surreprésentation de ces personnes dans les scènes ouvertes de consommation.
[10] https://www.letemps.ch/suisse/a-geneve-le-financement-du-plan-crack-devrait-etre-revu-a-la-baisse?srsltid=AfmBOopcAB__2laj7zGDFqh41dFCJCAJrfmVzcteuuIR4unWRp85vI2A
[11] C’est ce que soulignait déjà le GREA dans ses recommandations https://grea.ch/actualites/nos-recommandations-pour-la-disparition-des-scenes-ouvertes-de-consommation-et-une-approche-globale-daccompagnement-des-personnes-concernees