octobre 2005
Enrico Cancela, chef de clinique adjoint, service d'abus de substancesUmberto Giardini, médecin adjoint, service de psychiatrie gériatrique, Hôpitaux Universitaires de Genève
Il y a peu de temps encore, les sujets ayant trait à l’abus de substances (alcool, médicaments psychotropes, drogues) chez la personne âgée n’étaient que très rarement traités dans la littérature spécialisée. Les raisons d’un tel silence sont multiples: méconnaissance de la problématique, moindre recherche d’aide de la part du sujet âgé, difficulté à différencier les effets des substances d’autres symptômes tels que ceux rencontrés dans la démence ou la dépression. De ce fait, la majorité des sujets âgés ne bénéficie pas, encore aujourd’hui, d’une prise en soins spécifique et appropriée.
La prévalence globale de l’abus de substances va en augmentant, en lien direct avec le vieillissement de la génération «baby boom», et elle concerne 17% de la population générale âgée.
Pour l’alcool, la prévalence des abus et dépendance décline au-delà de 65 ans, pour diverses raisons: la population vieillissante actuelle présente une consommation moindre que la génération précédente; la consommation d’alcool engendre une atteinte à la santé qui diminue l’espérance de vie; cette espérance de vie est à la base moins bonne pour les hommes, qui sont de plus gros consommateurs. La problématique alcoolique touche 3-9% de la population âgée; 10-50% des patients admis aux urgences avec problème médical lié à l’alcool ont plus de 60 ans; 20-30% des patients âgés hospitalisés en soins généraux présentent une problématique alcoolique; le risque d’alcoolisme chez l’âgé est 5 fois plus élevé chez l’homme que la femme, avec un accroissement de la morbidité et de la mortalité.
Pour les benzodiazépines, 20% des sujets âgés consomment un anxiolytique quotidiennement et environ 25-28% reconnaissent en avoir utilisé dans l’année écoulée, ce qui représente une prévalence bien supérieure à celle du sujet plus jeune. En 1991, les âgés ont reçu 27% de toutes les prescriptions d’anxiolytiques et 38% de toutes celles d’hypnotiques. De plus, l’âgé semble utiliser les benzodiazépines sur des périodes plus prolongées que le jeune (Sheahan et al. 1995; Woods et Winger 1995).
Pour les drogues (cocaïne, héroïne, méthadone…) la prévalence parmi les âgés (plus de 65 ans) reste très basse, avec moins de 0,1% de sujets répondant aux critères diagnostics de dépendance décrits dans le DSM-III, comparée à la prévalence de 3,5% parmi les 18-24 ans. L’abus de narcotiques est donc très rare parmi les âgés, et touche surtout de ceux qui ont consommé des opiacés dans leur jeunesse (Jinks et Raschko 1990). Malgré une mortalité élevée, on peut prédire que les années à venir verront augmenter chez l’âgé la prévalence de l’usage de drogues, en lien avec le vieillissement de la génération «baby boom».
Pour l’alcool, deux groupes de population aux profils relativement différents ont été définis.
Le premier groupe, qui a développé une dépendance précoce (avant 50 ans), compte 70% des individus (Atkinson, Tolson & Turner 1990). Le contexte de la consommation s’apparente davantage à celui des jeunes toxicomanes. Le contexte familial d’abus de substances est plus fréquent, et leur consommation engendre des problèmes de santé précoces (vers 40 ans). Les co-morbidités psychiatriques sont plus élevées dans ce groupe, en particulier les désordres affectifs (dépression, trouble bipolaire) et les troubles de personnalité (Schonfeld et Dupree 1991; Atkinson 1984; Atkinson et al. 1985, 1990; Stall 1986).
Le deuxième groupe, qui représente 30% des individus, a développé une dépendance à début tardif, habituellement après 50 ans (Liberto et Oslin 1995). Dans ce groupe, des facteurs de stress tels que la perte d’un être cher, le divorce, une atteinte à la santé ou la retraite ont favorisé la problématique alcoolique (Hurt et al. 1988; Finlayson et al. 1988). Comparé au précédent, le groupe des consommateurs à début tardif apparaît en meilleure santé psychique et physique et présente, dans l’ensemble, un meilleur pronostic (Rigler 2000).
Pour les benzodiazépines, une partie de la problématique est liée à leur mauvaise utilisation, de manière non intentionnelle chez le patient: par exemple prescription excessivement prolongée (au-delà de quatre mois) ou prise de traitements prescrits par plusieurs thérapeutes, ignorant les prescriptions faites par d’autres collègues. Les surdosages, interactions et effets addictifs peuvent être de ce fait potentialisés. En résumé, de nombreux sujets âgés reçoivent un traitement de benzodiazépines sans contrôle adéquat (Gomberg 1992).
La mauvaise utilisation évolue vers l’abus et la dépendance si la prise de médicament se fait hors cadre et suivi thérapeutique. Le suivi de sujets âgés, mis au bénéfice d’un traitement de benzodiazépines (anxiolytiques ou hypnotiques), montre une réapparition de 50-60% des symptômes ayant motivé la prise de traitement, dans l’année qui suit l’interruption de traitement; sur de plus longues périodes, la majorité des individus reprend son traitement antérieur, soit de manière continue, soit de façon intermittente (Finlayson 1994).
Pour l’alcool, les recherches restent limitées, mais elles suggèrent une sensibilité accrue à cette substance avec l’âge. Une raison semble être une réduction de la quantité totale d’eau de l’organisme chez l’âgé, réduisant le phénomène de dilution de l’alcool ingéré. Ainsi, pour une capacité à métaboliser identique au jeune, le sujet âgé présente plus de risques d’intoxication (Dufour & Fuller 1995). L’âgé présente des signes de sevrage prolongés et plus intenses que chez le jeune (Brower et al. 1994).
Les complications somatiques sont nombreuses. Celles plus spécifiques à l’âge concernent les traumatismes et fractures qui augmentent avec la consommation d’alcool (Bikle et al. 1993; Schnitzler et al. 1988), et qui s’expliquent par les chutes dans le cadre des intoxications, combinées à la baisse de densité osseuse liée à la consommation (Council on Scientific Affairs 1996). L’alcool peut être directement neurotoxique, et induire une démence alcoolique (détérioration des fonctions cognitives, chronique et progressive), une encéphalopathie de Wernicke (association d’ophtalmoparésie, d’ataxie et de troubles de l’état de conscience, due à une carence en vitamines B1), ou un syndrome de Korsakoff (syndrome amnésique global isolé avec désorientation temporo-spatiale, éléments de confabulation, anosognosie et parfois fabulation). La résonance magnétique montre davantage d’atrophies cérébrales chez les âgés alcooliques comparativement aux sujets abstinents de même âge, et, pour un nombre identique d’années de consommation, le sujet âgé présente davantage de lésions que le sujet jeune (Pfefferbaum et al. 1997). Les lobes frontaux et cérébelleux sont particulièrement vulnérables à l’abus prolongé d’alcool (Pfefferbaum et al. 1997). Une stabilisation des déficits cognitifs est par contre observée chez les sujets présentant une démence alcoolique qui deviennent abstinents (Oslin & Cary 2003). En clair, l’abus d’alcool contribue de manière significative aux déficits cognitifs de l’âgé.
Pour les benzodiazépines, les complications sont directement liées aux effets de ces molécules: sédation résiduelle, baisse de la vigilance, troubles moteurs et des fonctions cognitives (attention, mémoire…), avec augmentation des chutes et des accidents. Les molécules à longue demi-vie ne sont pas conseillées, en raison du risque d’accumulation, surtout en cas de ralentissement du métabolisme. Les molécules de demi-vie courte semblent produire moins d’effets indésirables et addictifs dans leur usage chronique, mais présentent davantage d’effets paradoxaux et amnésiants. A noter que tous ces effets indésirables sont potentialisés par l’alcool ainsi que par certains autres médicaments.
Plusieurs éléments peuvent rendre plus difficile le dépistage d’un abus de substances: le sujet âgé est davantage isolé, il sollicite moins fréquemment les structures d’aide, il est moins confronté aux répercussions sociales de ses abus dans la vie active. Sa présentation clinique et les conséquences de ses abus sur la santé mentale ou physique (dépression, insomnie, malnutrition, chutes répétées) sont davantage attribués à d’autres étiologies. Cette mauvaise interprétation des troubles survient y compris lors des sevrages, où certains signes tels que tremblements, tachycardie, tachypnée, ou même délire et hallucinations sont attribués à d’autres causes. Par ailleurs, de nombreux moyens de dépistage (questionnaires), ou même certains critères diagnostics (DSM-IV) sont inadaptés pour le sujet âgé. Nombre d’instruments de dépistage ont été développés, dont certains spécifiques à l’âgé. Pour l’alcool, le plus facile d’utilisation reste le CAGE (Ewing 1984), qui consiste en quatre questions et qui a été validé pour l’âgé. Le MAST-G (Blow et al. 1992) est plus long, avec une sensibilité et une spécificité plus élevées.
Peu d’études comparent l’efficacité des différentes approches thérapeutiques de l’addiction de l’âgé, mais elles semblent suggérer de meilleurs pronostics chez les âgés par rapport aux jeunes (Oslin, Pettinati & Volpicelli 2002, Kashner et al. 1992). Une thérapie adaptée à l’âge, comparée à un groupe réunissant des personnes de tout âge, améliore également le pronostic (Kofoed et al. 1987, Blow et al. 2000). L’intervention brève ou de moyenne durée apparaît de bon rapport coût/efficacité. Elle comprend des approches qui vont du conseil et feedback à une forme plus structurée tel le training autogène (méthode d’entraînement dirigée par la personne elle-même, aboutissant à un état de relaxation et de détente, souvent considérée comme une méthode d’auto-hypnose).
Les recommandations suivantes servent de cadre au traitement de l’âgé avec problème d’abus de substances:
Pour l’alcool, Fleming et al. (Fleming et al. 1999) relèvent dans un essai randomisé qu’une intervention protocolée et adaptée chez l’âgé amène une réduction de consommation d’alcool par rapport au groupe contrôle. L’âgé qui débute un traitement spécifique semble le terminer plus fréquemment que le sujet jeune (Linn 1978; Cartensen et al. 1985).
Sur le plan pharmacologique, retenons que le disulfiram présente de nombreuses contre-indications somatiques. Le naltrexone, un opioïde antagoniste et agoniste partiel, s’est montré efficace dans la réduction des rechutes d’alcool chez le sujet jeune. Une étude pilote chez des hommes en dessous de 70 ans a montré de bonnes tolérance et réponse thérapeutique (Oslin et al. 1997). L’acaprosale, qui a démontré une réduction conséquente de consommation du sujet jeune (Litten et al. 1996), n’a pas encore été étudié chez l’âgé.
Chez l’âgé, la problématique d’abus de substances concerne essentiellement l’alcool et les benzodiazépines (anxiolytiques/hypnotiques). Les autres drogues ne touchent qu’une frange minime de cette population, bien qu’en augmentation progressive.
Les soignants œuvrant auprès des personnes âgées devraient être davantage sensibilisés aux techniques brèves d’intervention, qui serviraient de traitement primaire ou à amener l’âgé à un traitement plus structuré. Dans le cas d’une prise en soins spécifique, le lieu de soins doit pouvoir être accessible, en tenant compte des limitations de mobilité de la population âgée. Peut-être doit-il s’intégrer dans les lieux de soins ambulatoires déjà existants, ce qui réduirait la stigmatisation. Ainsi, le dépistage ou les soins s’incluant dans les Centres de jour ou les homes pour personnes âgées semble être une alternative intéressante.
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