avril 2001
Jean-Daniel Barman (CAP et Ligue valaisanne contre les toxicomanies)
Pour la LVT, le fait que la sollicitation émane de la maison de jeu de la cité des abricots plutôt que de celle de Crans-Montana, sur le Haut-Plateau, n’avait aucune importance. La véritable question était bien de savoir si cela entrait réellement dans les attributions de la LVT. Des interpellations d’ordre éthique se posaient également à l’analyse de la demande. Après mûre réflexion, nous avons appuyé sur le bouton vert. Les événements se sont alors précipités. En effet, le dossier de candidature concernant l’octroi d’une concession (à voire subsidiairement B en ce qui concerne Saxon) devait être impérativement déposé fin septembre de la même année auprès de la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ).
Notre implication a été largement influencée par la législation et par un principe de réalité. Ainsi, même si l’existence des maisons de jeu ne soulevait aucun enthousiasme de notre part, force était de reconnaître la volonté exprimée par le peuple et les cantons en 1993. Suite à cette votation, une nouvelle disposition constitutionnelle abrogeait en effet l’interdiction des maisons de jeu. La loi fédérale sur les jeux de hasard et les maisons de jeu (LMJ) du 18 décembre 1998 est entrée en vigueur début 2000. Concernant notre implication, des indications essentielles figurent dans l’Ordonnance du 23 février 2000 sur les jeux de hasard et les maisons de jeu (OLMJ). Nous citerons principalement l’article 26, al. 3: “la maison de jeu est tenue de collaborer avec un centre de prévention des dépendances ou un établissement thérapeutique régional. Elle peut également s’associer avec d’autres maisons de jeu ou avec des tiers”. Le cadre nous paraissait suffisamment clair pour autoriser notre engagement dans ce domaine particulier des addictions.
Notre première surprise fut de constater le peu de références bibliographiques francophones en la matière, comparées à l’abondance d’écrits au sujet des substances psychotropes par exemple. Nous avons donc débuté notre travail par une recherche et une compilation de la littérature spécialisée. Nous n’avons eu connaissance qu’ultérieurement des résultats de l’étude de prévalence du jeu pathologique en Suisse commanditée par la Romande des Jeux 1.
Une fois de plus, la LVT s’est inspirée d’études et de rapports en provenance du Canada et, plus particulièrement, du Québec (se référer entre autres aux recherches du Pr Robert Ladouceur). Ils nous ont confirmé qu’il existait bel et bien des arguments très forts pour inclure le phénomène du jeu pathologique dans la notion d’addiction. La définition apportée par le DSM IV mettait encore l’accent sur la comorbidité importante des accros du jeu (liens notamment avec consommation abusive de drogues et d’alcool).
La médiatisation actuelle du sujet s’amplifie au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’échéance fatidique de l’octroi des concessions. Ne serait-ce qu’en Suisse romande, il est intéressant de constater le subit intérêt pour un thème jusque-là très périphérique. À se demander si les enjeux économiques considérables et la concurrence impitoyable entre les divers candidats à une concession n’ont pas éveillé voire suscité des intérêts multiples également dans le monde médico-psycho-social. Un fait a été relevé à maintes reprises ces derniers mois. La qualité et la rigueur des concepts sociaux présentés par les différents casinos pourraient peser lourdement dans la balance au moment du rapport final et des propositions de la CFMJ au Conseil fédéral. Sur cette base, ce dernier décidera seul, sans recours possible, des heureux élus. Cela pour rappeler que nous avons dû créer, dans un temps record et sans possibilité de se référer à d’autres concepts sociaux romands, un projet sur un terrain non encore défriché. Nous avons tenté de ne pas en “perdre la boule” pour autant.
Notre objectif principal a consisté à rester dans la ligne du cadre légal déjà énoncé. Nous avons subdivisé le concept social en cinq grands chapitres, à savoir:
Le groupe de travail constitué par les Centres d’aide et de prévention de la LVT a imaginé une palette de messages prioritaires facilement accessibles. La notion de plaisir est très présente dans la pratique du jeu, quel qu’il soit. Il comporte un fort pouvoir d’attractivité. Il fait une large place au rêve, à une certaine magie, à une sorte d’évasion riche en émotions et en frissons. Tous ces aspects méritent considération. Une majorité de jeux ont pour fonction essentielle de passer le temps en toute convivialité (alors que la machine, dans toute sa froideur, n’est pas des plus conviviales).
Tout dépend, une fois de plus, des attentes du joueur et de la place qu’il accorde à son activité ludique. Chacun devrait donc disposer d’un minimum d’informations lui permettant de mieux se situer. D’autant plus lorsqu’il est sur le point de miser de l’argent. Il est question de gestion des risques (les dénominateurs communs avec la consommation de psychotropes ne manquent décidément pas). Dont celui, majeur, de gâcher la fête et le plaisir initial en perdant parfois gros. Un message simple consiste à inciter les personnes interpelées à oser en parler assez tôt.
À ce stade, le groupe-cible ne se compose pas des seuls visiteurs des salles de jeux mais d’un public large. Nombreuses, en effet, sont les personnes n’ayant jamais fréquenté un casino. Elles sont pourtant de plus en plus sollicitées aussi bien à leur domicile que dans de nombreux lieux publics offrant toutes les déclinaisons du grattage argenté!
Les idées-forces des concepteurs du projet ont été traitées par une agence de communication. Consulté à ce stade de la réalisation, l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies (ISPA) a témoigné de l’intérêt à notre démarche. Un partenariat a suivi. Il concerne la production d’informations générales et la formation du personnel. Pour l’heure et depuis l’automne 2000 déjà, les principaux messages grand public sont véhiculés sous forme de flyers. Ils sont accessibles sur internet (voir adresse en fin d’article).
Les premières observations montrent l’importance de déplacer l’information du seul casino. Bon nombre de personnes craignent une stigmatisation par le simple fait d’avoir manifesté ou pris de la documentation dans une salle de jeux. Elles seront beaucoup plus réceptives aux contenus préventifs dans un contexte garantissant leur anonymat et donc dans une certaine intimité.
Le questionnaire mis à disposition, au même titre que le flyer d’informations générales, des visiteurs du casino nous ont valu, dans un premier temps, quelques réactions aussi vives qu’inattendues. D’aucuns pensaient qu’il s’agissait d’une sorte de test d’entrée obligatoire. En fait, la législation exige la mise à disposition d’un instrument de mesure permettant à chacun de tester, de manière facultative, ses risques de développer une dépendance au jeu. Nous avons décidé d’adapter une version française validée du questionnaire-test “South Oaks Gambling Screen” (SOGS). Cette opération a été supervisée par la collaboratrice scientifique de la LVT. À moyen terme, différents projets de recherche pourraient être mis sur pied en collaboration avec d’autres maisons de jeu et, surtout, en partenariat avec différentes équipes de chercheurs (la LVT a déjà des liens très étroits avec, notamment, des scientifiques du RISQ Recherche et intervention sur les substances psychotropes – Québec).
Il est envisagé, par exemple, d’étudier les possibilités d’adaptation d’outils plus performants et mieux adaptés aux nouvelles populations de joueurs. Nous pensons au NODS “NORC DSM-IV Screen for Gambling Problems”. La typologie de joueurs fournie par le NODS se compose du non-joueur, du joueur à bas risque, du joueur à risque, du joueur à problèmes et du joueur pathologique. Il pourrait apporter des données plus fines lors d’une nouvelle étude de prévalence.
En plus des informations générales faciles d’accès, une possibilité est offerte aux différents types de joueurs d’appeler ou de rencontrer, dans leur région, un intervenant spécialisé dans le domaine de la prévention et du traitement des différentes formes d’addiction. Selon la prévalence des problèmes ou les points d’interrogation, la personne est orientée vers un intervenant en toxicomanies de la LVT, un travailleur social d’un Centre médico-social régional (pour toutes les questions de désendettement), un avocat-conseil, un psychologue ou un médecin psychiatre. Une collaboration est envisagée avec les répondants de la Main Tendue fréquemment interpelés par des joueurs ou des membres de leur famille. Bien des personnes-ressources sont déjà en place. Le réseau est encore perfectible (développement prévu aussi dans la partie germanophone du canton). Plusieurs demandes d’informations complémentaires, d’orientation, voire de thérapie ont pu être gérées ces derniers temps. À moyen terme, nous souhaiterions étoffer l’offre par la création d’un groupe d’entraide de type “GA” (comme Gamblers Anonymous) né de l’expérience des AA et autres NA bien connus dans le champ des addictions.
Trois médecins psychiatres se sont officiellement préparés à répondre aux personnes dépendantes du jeu. Plusieurs autres thérapeutes ont témoigné de l’intérêt pour ce thème. L’offre devrait être diversifiée et adaptée aux besoins. Jusqu’en 1999, il semble bien que les institutions psychiatriques étaient peu sollicitées par des joueurs pathologiques. L’étude de prévalence déjà mentionnée révèle pourtant que 2,18 % de la population suisse âgée de 18 ans et plus sont des joueurs potentiellement pathologiques alors que 0,79 % sont des joueurs pathologiques probables. À relever que, dans 36 % des cas, ces personnes présentent par ailleurs des problèmes liés à leur consommation d’alcool.
Certains programmes visent l’abstinence. Nous pensons qu’ils s’adressent prioritairement aux joueurs sous le coup ou demandants une interdiction (exclusion) de fréquentation des maisons de jeu. Pour d’autres, il serait plus approprié d’offrir un programme d’éducation visant une pratique du jeu “raisonné”, c’est-à-dire sans caractère obsédant. À ce chapitre, il est souhaitable que l’accès aux ressources soit facilité et garanti dans toutes les régions. Les personnes concernées n’ont pas à subir les effets des querelles de chapelles qui opposent les différents supports juridiques des concepts sociaux. Un canton (c’est le cas par exemple du Tessin) pourrait obtenir plusieurs concessions et pratiquer autant de concepts sociaux. Les ressources du réseau ne sont pas illimitées. Elles devront être utilisées de façon rationnelle et cohérente. Sans quoi le joueur, déjà en échec au casino, risquerait-il d’y perdre encore son latin au moment de solliciter une thérapie!
L’engagement tant de la direction que du personnel des casinos est indispensable au bon fonctionnement du concept social et des mesures préventives. La formation du personnel est imposée par la législation. Encore faut-il qu’il y ait une véritable motivation des principaux acteurs. Au stade de l’élaboration du projet, nous avons rencontré des représentants de la direction et une délégation du personnel pour les orienter. Le plus important était cependant de les écouter évoquer les particularités de leur profession et les difficultés rencontrées. Nous avons largement tenu compte de ces observations du plus grand intérêt au moment d’échafauder le programme de formation.
À ce jour, un premier cours a été organisé en novembre 2000 pour l’ensemble du personnel et des cadres du Casino de Saxon. Il a déjà été suivi de rappels. L’accent est mis sur la clarification des objectifs, la présentation du concept social, la définition et l’analyse du jeu pathologique, les schémas d’intervention ainsi que la présentation de la documentation et des structures d’aide. Un espace est réservé à la clarification du rôle du personnel dans le cadre de l’application du concept social. Les responsables de salles et autres réceptionnistes ou chargés de la sécurité sont directement concernés par la problématique de l’exclusion de joueurs à problèmes. Cela est d’autant plus complexe à gérer dans un environnement où bien des visiteurs sont connus et proches des responsables appelés à préaviser une exclusion temporaire ou indéterminée du joueur.
Lors de la discussion du mandat et de l’étude de faisabilité, nous avons exigé, avec le chef du service cantonal de l’action sociale, de pouvoir œuvrer dans un cadre juridique autre que la SA d’exploitation du Casino de Saxon. Cette dernière a constitué, durant l’été 2000, une Fondation Féodor (en souvenir d’un illustre joueur) dotée d’un capital de Fr 200’000.-. Elle a bien entendu pour but principal de “traiter toute forme de dépendance au jeu, notamment ses conséquences dommageables”. Elle propose, entre autres, d’informer tous les milieux concernés ainsi que le grand public sur la problématique des jeux en général et de son traitement. Elle s’engage aussi à prévenir toute dépendance au jeu et à aider toute personne confrontée à cette dépendance. La Fondation pourrait, le cas échéant, offrir ses compétences à n’importe quel établissement similaire intéressé.
Nous avons pu travailler dans de bonnes conditions sans jamais avoir à traiter directement avec la SA d’exploitation. Mais nous avons dû intervenir durant l’automne 2000 pour prévenir quelques difficultés engendrées par l’arrivée tonitruante de la Compagnie européenne des casinos (CEC) devenue propriétaire à la fois du Centre du Parc (Hôtel et congrès) à Martigny et du Casino de Saxon. En Suisse romande, la CEC a déposé une demande de concession pour les casinos de Meyrin et Fribourg. Elle souhaite appliquer le concept social réalisé par Swiss-Casino bien implanté en Suisse alémanique. Nous évoquons ce fait pour rappeler le contexte particulier dans lequel des services comme les nôtres ont évolué dans cette phase expérimentale et transitoire (jusqu’à l’octroi des sésames) quelque peu chahutée. Les cantons romands sont très engagés dans la société anonyme d’intérêt public et sans but lucratif “la Romande des Jeux SA”.
En Valais, le dossier du Casino de Saxon est en concurrence avec le projet sédunois précisément porté par la “Romande des Jeux SA”. En tant qu’institution spécialisée, la LVT s’est bornée à rassembler ses énergies positives pour se concentrer exclusivement sur l’amélioration permanente du concept social qu’elle a conçu en collaboration avec la Fondation Féodor. Le joueur est au centre. L’accès aux ressources proposées par le réseau ne doit pas ressembler à un parcours du combattant. Tout le reste se traite à un autre niveau. Un fait est à relever. Dans un proche avenir, dès l’octroi des précieuses concessions, toutes les institutions spécialisées dans le domaine des addictions auront à collaborer, d’une façon ou d’une autre au dossier du jeu pathologique.
Nous avons répondu à la demande ferme d’un casino bien rôdé. Nous nous serions engagés tout autant professionnellement dans un mandat concernant un établissement de jeu encore virtuel. Dans son message de juin 2000 accompagnant le projet de loi d’application de la loi fédérale sur les jeux de hasard et les maisons de jeu, le Conseil d’Etat du canton du Valais signalait qu’il était dans son intention “de prévoir un système de prévention et de traitement du jeu pathologique sur le plan intercantonal ou éventuellement cantonal…”.
Nous souhaitons que l’Etat prenne des mesures énergiques qui ne se limitent pas à la sensibilisation de la population et à la mise en place de quelques structures d’aide. Certains résultats de l’étude de prévalence déjà citée confirment l’existence d’une forte corrélation entre l’offre de jeux (mesurés par le nombre de machines à sous disponibles pour 1000 habitants) et la prévalence de joueurs pathologiques.
On le voit, les jeux ne sont pas encore faits! Chacun a perçu les enjeux considérables. Comme le révèlent les chercheurs du HUG, le sujet est encore “mal connu et reconnu par les patients, les soignants et, peut-être aussi, par les autorités responsables de la santé publique”. La LVT n’a pas voulu se cantonner à un rôle souvent évoqué de “service après-vente”. Elle saura dans quelques mois si le jeu en valait la chandelle.