avril 2001
Christine Davidson (Fondation Phénix)
L’offre des jeux s’est considérablement accrue ces dernières décennies. Différentes études ont montré que l’accessibilité aux jeux de hasard allait de pair avec l’augmentation du jeu excessif 123. Les prévalences relevées dans les différentes études à travers le monde sont très semblables et mentionnent toutes l’importance du jeu pathologique comme une nouvelle problématique de société, qui va encore aller en s’accroissant, parallèlement à l’augmentation de la demande de jeu. Le monde médical, et notamment les spécialistes dans le domaine des dépendances aux substances, s’intéressent de plus en plus à ce problème et le nombre de publications scientifiques le concernant a explosé ces dernières années. En Suisse, le train de mesures sociales en lien avec la libéralisation des jeux d’argent a motivé le développement de la formation aux professionnels de la santé afin de pouvoir répondre aux demandes de mise en place de mesures de dépistage et de soins aux joueurs excessifs. Il est dès lors important de pouvoir disposer d’une mise à jour régulière des connaissances dans ce domaine, d’autant plus qu’elles progressent très rapidement pour cette problématique relativement nouvelle.
C’est quand le plaisir de jouer se transforme en besoin et que ce besoin devient de plus en plus fort, quelles que soient les conséquences négatives qui y sont liées, que l’on parle de dépendance au jeu, de jeu excessif, compulsif ou encore de jeu pathologique. C’est en 1980 que, pour la première fois, le jeu excessif est reconnu comme une pathologie. Ses caractéristiques sont répertoriées dans la classification de l’association américaine de psychiatrie, DSM III, sous la catégorie des troubles de contrôle des impulsions. Les critères diagnostiques utilisés le plus fréquemment actuellement appartiennent au manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux et du comportement de l’association américaine de psychiatrie, DSM-IV. Ils sont au nombre de 10 et la présence de 5 d’entre eux est nécessaire pour établir un diagnostic positif. Ces critères sont très semblables à ceux des dépendances aux substances avec lesquelles le jeu excessif a bien des points communs. Certains spécialistes du jeu excessif 4 5, du reste, regrettent qu’il ne figure pas dans les dépendances. Comme pour les dépendances aux substances, sont pris en compte les comportements liés au jeu, ainsi que l’intensité des habitudes de jeu. Ils mettent en lumière les conséquences familiales, professionnelles, sociales, financières et légales. On peut regretter que, comme c’est le cas pour les abus de substances, il ne puisse être établi de degré de gravité lié au jeu. La 10e classification des troubles mentaux et du comportement de l’OMS, CIM-10, mentionne également le jeu pathologique, mais n’établit pas de critères diagnostiques aussi précis que ceux du DSM-IV et de ce fait n’est pas utilisé dans le cadre de la recherche.
Comme aide à l’évaluation et à la détection d’un problème de jeu, il existe un questionnaire largement utilisé dans les études épidémiologiques et cliniques, le SOGS (South Oaks Gambling screen) 6. À travers 26 questions, il permet de faire un premier dépistage. Il est facile d’emploi et permet de connaître en détail les habitudes de jeu et leur fréquence, ainsi que les ressources financières nécessaires au joueur. Cet instrument tend néanmoins à surestimer la problématique et devra être complété par d’autres outils, notamment un instrument standardisé qui permette de poser un diagnostic selon les critères du DSM-IV. Il existe également une version du SOGS adaptée aux entretiens téléphoniques, souvent utilisée dans les enquêtes de dépistage.
Différentes hypothèses étiologiques existent concernant le développement du jeu pathologique. Celles qui ont été les plus explorées ces dernières années ont trait aux aspects physiologiques. Un aspect qui fait l’objet de nombreuses recherches, tant dans le domaine des dépendances que dans celui des troubles des impulsions, concerne d’éventuelles prédispositions biologiques. Elles pourraient conduire au développement de certaines formes de pathologies addictives. Le rôle de neurotransmetteurs comme la dopamine, la sérotonine, les endorphines commence à être mieux compris lors de problèmes de dépendance aux substances. Dans le jeu excessif, des hypothèses similaires quant au rôle de certains d’entre-eux ont été émises 7. Ainsi, la sérotonine, qui aurait la propriété de réguler l’initiation et l’inhibition d’un comportement, serait importante dans l’enclenchement du cycle du jeu et dans son arrêt. La noradrénaline serait associée, elle, avec le sentiment d’excitation et de prise de risque des joueurs. La dopamine, impliquée dans le système de récompense, aurait également un rôle très important. De fait, certaines études ont montré effectivement une diminution de la dopamine et une augmentation des taux de noradrénaline chez des joueurs pathologiques 8. Une autre étude s’est intéressée à l’aspect génétique 9. Lors de dépendance aux opiacés, de certaines formes sévères d’alcoolisme ou d’autres comportements addictifs et impulsifs, il a été trouvé plus fréquemment un type de gène du récepteur D2 pour la dopamine. Ce même type de récepteur a été également identifié de façon fréquente chez des joueurs excessifs, étayant l’hypothèse que la présence de ce gêne jouerait un rôle dans le jeu pathologique et serait un facteur de risque des comportements addictifs et impulsifs 9. Ces données sont très importantes, notamment en raison de l’impact qu’une meilleure connaissance dans ce domaine aurait sur les traitements médicamenteux. En effet, bon nombre de psychotropes agissent sur des neurotransmetteurs précis et ont, de ce fait, une action ciblée. Ce genre d’études apporte des arguments au fait de considérer le jeu pathologique comme un problème similaire à celui des dépendances aux produits, similarités qui sont également retrouvées dans la pratique clinique.
Lors de l’évaluation d’un problème de jeu, il va être capital de s’intéresser aux autres difficultés psychologiques rencontrées par les joueurs excessifs. En effet, de nombreux joueurs mentionnent qu’ils utilisent le jeu pour modifier un état émotionnel négatif, certaines données font état du fait qu’un joueur pathologique sur deux aurait des idées suicidaires et qu’un tiers de ceux qui demandent de l’aide pour leur problème de jeu auraient déjà eu recours à des services psychiatriques pour d’autres problèmes psychologiques. Une psychopathologie associée au jeu semble avoir un lien avec la gravité du jeu excessif, telle la dépression 10 ainsi que la présence de certains traits de personnalité, telle l’impulsivité caractéristique des troubles de personnalité de type émotionnellement instable 11 12 et on trouve une haute corrélation avec d’autres troubles de personnalité tels que la personnalité antisociale ou narcissique 13. On retrouve dans une autre étude la même mention d’un facteur de gravité des troubles psychiatriques supérieur chez des joueurs pathologiques que dans le groupe des personnes dépendantes aux substances sans problème de jeu, avec une plus grande fréquence de troubles somatoformes, de troubles obsessifs-compulsifs et d’aspects paranoïaques et hostiles 14.
On accorde une attention particulière à la co-occurrence du jeu pathologique et de la dépendance aux substances. On estime que la dépendance au jeu est 8 à 10 fois plus importante chez des personnes dépendantes à l’alcool que dans la population générale 15 et est présente chez 30% des patients dépendants (toutes substances confondues). Chez des personnes dépendantes à la cocaïne et qui ont un diagnostic de jeu excessif, ce dernier aurait débuté dans 72% des cas avant l’apparition de la dépendance à la substance 16. La fréquence de cette association diagnostique entre le jeu pathologique et les dépendances aux substances doit les faire rechercher systématiquement lors de problèmes de jeu. De même, en présence d’un abus de substance, il faudrait avoir le réflexe de dépister un éventuel problème en lien avec le jeu. Une méconnaissance de ces diagnostics pourrait expliquer le haut pourcentage de rechutes mentionné dans les études cliniques 17.
Un autre lien de similarité entre le jeu excessif et les dépendances aux substances concerne les approches thérapeutiques. En effet, tant sur le plan des traitements médicamenteux que pour ce qui est des psychothérapies, nombre de points communs existent. Cela simplifie les soins. On retrouve les mêmes possibilités thérapeutiques avec d’autres psychopathologies telles que la dépression et certains troubles de personnalité par exemple.
Traitements médicamenteux
En s’appuyant sur les recherches qui se sont intéressées aux aspects neurobiologiques, différents médicaments ont été proposés comme aide aux traitements. Les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, tels que la clomipramine et la fluvoxamine peuvent être indiqués soit lors d’états dépressifs associés, soit comme agents d’action de régulation ou d’aide à l’inhibition du comportement à travers leur action sur la sérotonine. Aucune étude ne fait mention de l’utilisation de l’acamprosate, utilisée pour diminuer le besoin impérieux d’alcool lors d’alcoolisme, qui pourrait, dans certains cas, être également prescrite. La carbamazépine et le lithium sont à envisager comme stabilisateurs d’humeur pour les joueurs pathologiques avec une comorbidité de trouble bipolaire. La naltrexone, quant à elle, pourrait être utile à travers son action antagoniste sur les récepteurs à la dopamine. L’expérience d’utilisation de médicaments spécifiquement lors de diagnostic de jeu pathologique, à l’exception du traitement des comorbidités associées, est très récente. Il manque d’études bien conduites qui permettent d’affiner les indications et qui rendent compte de l’efficacité de telles indications. Les aspects médicamenteux, sans aucun doute, vont faire l’objet de nombreuses recherches dans un proche avenir, tant est grand le besoin de disposer d’outils thérapeutiques supplémentaires aux approches psychothérapeutiques.
Approches psychothérapeutiques
Les approches psychothérapeutiques les plus efficaces dans le traitement sont toutes dérivées du modèle cognitivo-comportemental. Elles comportent le travail sur la motivation à l’arrêt du jeu sur le modèle motivationnel développé par Miller et Rollnick 18. Elle va aider le joueur à trouver ou consolider sa décision de changement de comportement vis-à-vis du jeu tout en le responsabilisant par rapport à son comportement. Mais l’axe principal du traitement va porter sur l’approche cognitive qui s’attachera d’abord à l’observation fine de séquences de jeu afin de mettre en évidence les pensées erronées qui s’y rapportent. Elles ont comme caractéristiques communes l’illusion de pouvoir contrôler un jeu de hasard. Cette phase va permettre de connaître les superstitions, les rituels de jeu et les stratégies utilisées par le joueur qui va acquérir des informations lui permettant de mieux comprendre son comportement. Il pourra ainsi travailler sur les pensées erronées proprement dites de façon cognitive. Le travail de prévention de rechute selon le modèle de Marlatt et Gordon 19 va également faire partie du processus de consolidation de l’abstinence. Il s’agira d’une part d’identifier les situations à risques et de mettre en place des stratégies pour éviter qu’elles n’amènent la personne à une reprise du jeu. Ceci se fera surtout à travers une approche comportementale. D’autre part, les processus pouvant amener à une rechute seront également identifiés et modifiés sur le plan cognitif.
En fonction des différents problèmes évalués – jeu pathologique seul, avec un degré de gravité élevé ou pas, avec ou sans psychopathologie associée – seront combinés les traitements cognitivo-comportementaux avec les traitements médicamenteux.
Ne disposant pas encore d’études prospectives, il est très difficile d’établir en l’état actuel de nos connaissances des liens de causalité entre le jeu pathologique et les différentes psychopathologies co-existantes. En ce qui concerne les approches thérapeutiques, ce lien n’est pas capital. Il s’agira, en effet, de considérer chaque problématique comme une pathologie en soi, à traiter en fonction des besoins de soins de la personne concernée. Si, par exemple, une personne présente une dépendance au jeu, un état dépressif et un trouble obsessionnel-compulsif, il s’agira de considérer qu’elle souffre de trois problèmes distincts co-occurrents pour lesquels il faudra définir des stratégies et des priorités d’intervention. Il serait en tout cas erroné, et l’expérience clinique le montre bien, de présupposer de certains liens de causalité et d’en inférer qu’en traitant la problématique définie comme antérieure, l’autre se résoudra d’elle-même.
Les problèmes liés au jeu excessif suscitent un intérêt croissant comme en témoigne l’importante littérature sur le sujet. L’augmentation rapide de la demande de soins nécessite d’améliorer nos connaissances afin d’offrir des outils thérapeutiques encore plus performants, notamment en ce qui concerne les approches médicamenteuses. Pour ce faire, une meilleure compréhension de cette pathologie est indispensable. Or, comme il en a déjà été fait mention, la définition actuelle du jeu excessif ainsi que ses critères diagnostiques soulèvent un certain nombre de problèmes en raison de leur manque de précision. Ils demandent à être affinés afin de mieux cerner l’ampleur du problème de jeu chez une personne et de ce fait mieux cibler les interventions thérapeutiques. Faut-il considérer le jeu excessif comme une addiction semblable aux dépendances aux substances? Les données récentes sur les mécanismes neurobiologiques, certains critères diagnostiques et la similarité des traitements pharmacologiques et psychothérapeutiques mettent en lumière plus de points communs que de différences. Là encore, il sera nécessaire de pouvoir disposer de plus de recherches afin de mieux comprendre le lien éventuel qui pourrait exister. Des connaissances supplémentaires sont également nécessaires afin de définir d’éventuels groupes à risque, tels que les adolescents, et de mettre en place des stratégies de prévention et d’intervention précoce. L’intérêt actuel pour le jeu pathologique est une opportunité unique de faire rapidement progresser les connaissances dans ce domaine et de disposer de plus de personnes ressources pour les soins aux joueurs excessifs.