avril 2022
Anthony P. (Gaming Federation)
La majorité des personnes qui lisent cet article ont déjà été confrontées d’une manière ou d’une autre au monde du jeu vidéo. Ce secteur fait aujourd’hui plus de chiffre d’affaires que le cinéma ET la musique combinée 1) ! Dingue, non ? Avoir un enfant qui joue à Fortnite est une manière d’y être confronté, mais la plupart ont aussi joué au moins une fois à un jeu vidéo, comme Candy Crush ou le Solitaire sur mobile. Après tout, un jeu n’est qu’une expérience interactive visant à promouvoir le plaisir (ou fun, on y reviendra) au travers d’un outil qui permet l’interaction.
On ne peut par contre pas considérer les films comme des jeux vidéo. On ne peut pas interagir avec Keanu Reeves dans Matrix Resurrections ! Mais, si vous avez joué à la Wii et au jeu de bowling, là c’est une expérience interactive avec un élément qui vous permet d’influer sur l’environnement virtuel. Cette délimitation a bien sûr ses limites. Il existe des films où l’on peut influer sur l’histoire… mais on les considère plutôt comme des « expériences interactives ». Du coup, c’est quand même du jeu vidéo… un peu. En tout cas, la plupart de ces expériences sont influencées par le monde vidéoludique !
La définition est donc vaste et le secteur rapporte beaucoup. Unity 3D est un bon exemple. Unity est un outil (game engine) qui permet de créer vos jeux vous-même, au travers de programmations et de l’utilisation de leur interface. Unity compte plus de 6’000 employés, est cotée en bourse et affiche un revenu de 1,11 milliard de dollars en 2021 2). Elle fournit son outil gratuitement à des millions de développeurs, de l’adolescent qui a soif de comprendre aux studios qui ont des millions de budgets de développement. Unity se lance également dans le support pour la création de films 3) ! Ici, c’est le jeu vidéo qui déborde sur la production cinématographique.
Un autre exemple ? Steam est une plate-forme en ligne où vous pouvez acheter et télécharger des jeux. Tout est sur le cloud, ce qui vous permet d’éviter d’entreposer cent boîtes de jeux chez vous. L’entreprise emploie plus de 1’000 personnes au sein du groupe “Valve Corporation”, qui inclut le support pour la plate-forme, mais également le développement de jeux. Avec ces deux exemples, je ne fais qu’effleurer la complexité et la profondeur de cette industrie.
Je connais bien l’industrie parce que ma vie a été centrée autour du jeu : fils de joueuse, période de pratique vidéoludique excessive et maintenant actif dans l’industrie. J’espère pouvoir partager avec vous ma compréhension de cet univers et vous faire entrevoir les dangers et opportunités au travers du regard d’un joueur. L’article se divise en trois parties : la première porte sur la vision du “Joueur” et mon propre historique avec ce média. La seconde aborde la recherche psychologique autour du jeu vidéo et la dernière porte sur mon rôle dans l’industrie.
Quand on dit qu’une personne est « née avec un objet dans les mains », cela signifie qu’elle est bonne dans un domaine, qu’elle a un talent inné. Chez moi, le sens de cette phrase est…plus littéral : ma mère jouait à des jeux vidéo sur console et était portée sur l’informatique quand elle était enceinte. Mes contacts avec un média électronique ont donc commencé très tôt.
Comme beaucoup de gens, je me souviens peu de mon enfance, mais j’ai des souvenirs de mettre un CD dans l’ordinateur pour jouer à “Zoombinis”, un jeu très simple combinant des situations de puzzles et de pure création.
Le but était d’amener les Zoombinis (petites créatures bleues aux designs… particuliers) dans un refuge à l’autre bout du monde. Il fallait passer plusieurs épreuves, certaines s’appuyant sur la logique et d’autres sur la chance, et “perdre” le moins possible de petites bestioles au passage.
Bien évidemment, j’ai joué à d’autres jeux beaucoup plus connus. Si je vous dis Pikachu, ça vous dit quelque chose ? Après tout, il s’agit de la licence de jeux ayant généré le plus de revenus au monde (juste avant Mario) 4) : 90 milliards de dollars, pas mal pour une souris jaune. La licence Pokémon a beaucoup évolué, mais c’est le jeu “Pokémon Rouge” sorti en 1999 dont je me souviens le mieux. Pour tout dire, j’étais tellement fan de ces créatures que j’ai appris à lire pour pouvoir y jouer. Ma mère savait comment s’y prendre pour me motiver !
C’était ma première relation avec l’univers vidéoludique en tant que joueur : des mondes fantastiques qui me transportaient et m’apprenaient tant ! Ensuite, tout ne s’est pas passé comme prévu. J’ai fini mon école primaire et commencé le cycle d’orientation. Je suis devenu adolescent : cette période magique où tu te définis en tant que personne, tu te rebelles, tu essaies de trouver ce qui te plait.
Mon adolescence à l’école était détestable. Je me souviens encore des horreurs d’autres élèves et je ne garde que peu de bons souvenirs de cette période. Et, quand dans la vraie vie tout semble compliqué, les jeux vidéo, eux, paraissent bien. D’un côté, on vous demande de réviser votre allemand, d’aller en cours et de voir des étudiants qui vous harcèlent, ou de faire des tâches ménagères qui ne vous intéressent pas… et de l’autre on vous propose de visiter des lieux magiques où vous êtes le héros d’une nation ! Le jeu vidéo n’est pas la “vraie” vie, mais bon sang! ce que ça fait du bien quand ton Pokémon évolue et que tu finis ce fichu combat contre cette espèce vache. Ça fait plus de bien que d’apprendre que « l’oiseau » se dit « der Vogel ».
Tout était aligné pour que le jeu devienne une pratique excessive, empiétant sur ma vie personnelle au détriment d’autres activités « normales ». Tiens, aujourd’hui j’ai joué trois heures à “Total War Warhammer 3”, mais je suis aussi allé faire les courses, je me suis fait à manger, ai rangé mes habits… Si j’étais en pratique excessive, je n’aurais que commandé des pizzas et joué. Vous voyez la limite entre activité excessive et passion ? (Oui, je suis toujours un joueur passionné). Mais, à cette époque, j’ai dépassé la frontière avec “World of Warcraft”.
J’avais une excellente stratégie. Je rentrais du cycle, faisais ce que je devais faire pour le lendemain et lançais “World of Warcraft” après le repas. À 22 heures, j’éteignais l’écran pour me coucher. J’entendais les bruits de pas de ma mère jusqu’à ce qu’elle se couche. J’attendais encore dix minutes et rallumais l’écran. Quand je retournais au lit, le soleil se levait et je ne dormais qu’une à deux heures.
Ma mère ne l’a jamais découvert. Quand je le lui ai dit, bien plus tard, elle a compris pourquoi j’ai failli rater mes études. C’était une période difficile, entre l’adolescence, ses questions existentielles et ma vie scolaire qui, disons-le, puait. Aller jouer avec mes amis en ligne sur “World of Warcraft” était bien plus fun !
Mais…j’ai perdu pied. J’ai réussi à sortir de cette phase avec l’aide de ma mère qui limitait mon accès à internet à une heure par jour. J’avais compris que j’étais faillible, mais je n’arrivais pas à sortir du trou tout seul. J’ai encore eu une rechute au collège, ce qui m’a presque coûté ma scolarité post-obligatoire. Mais, encore une fois, avec l’aide de maman et beaucoup de self-contrôle, je suis reparti sur le droit chemin.
Voici le conseil que j’en retire : aux parents qui observent des épisodes de jeu excessif chez leur enfant, pensez à plonger un peu dans son activité ! Posez-lui des questions, essayez de comprendre pourquoi tuer un dragon est plus fun que d’apprendre ou de sortir les poubelles. Certes, la vie ce n’est pas toujours ce qu’on veut faire, mais quand on est ado c’est parfois un peu compliqué de l’accepter. Apprenez aussi à différencier un enfant qui joue par passion (et qui voit ses amis) de celui qui joue de manière excessive. C’est très important de ne pas diaboliser une activité qu’il aime.
Quand je suis entré en faculté de psychologie, j’ai vu le potentiel de fusionner les théories de ce domaine avec mon amour du jeu et me suis alors consacré à l’analyse des mécaniques de jeu et de marketing. La théorie qui explique le mieux pourquoi un jeu est très attractif est la « Théorie de l’autodétermination », qui explique comment un individu peut être motivé par une action, une activité ou l’attente de celle-ci. Dans le monde du jeu vidéo, on parle aussi de théorie explicative du « fun », de l’amusement.
Ne vous êtes-vous jamais senti dans une situation où quelque chose dépasse ce dont vous êtes capable ? Pas forcément par manque de connaissances, mais peut-être par manque de temps. Une autre fois, vous deviez entrer des données sur Excel… c’était ennuyant n’est-ce pas ? Vous manquiez alors de… motivation.
Le besoin est très simple à comprendre : si on ne se sent pas compétent pour faire une tâche, on est moins motivé à la faire. Il est appliqué à plusieurs niveaux dans la mécanique des jeux vidéo. Au début, vous n’y connaissez rien. Le jeu vous donne un petit sort, des petits tutoriels pour des tâches simples (parler aux autres, avancer, attaquer, etc.). Après ce court entraînement, vous devez tuer… un loup, tout seul ! Deux attaques et un sort plus tard : le loup meurt ! Incroyable, vous l’avez vaincu si vite, vous êtes doué… Oh, mais c’est quoi cette animation dorée autour de votre personnage ? Vous êtes passé au niveau supérieur. Génial. Ça fait beaucoup, non ? L’« Expérience Utilisateur » est optimisée pour vous faire sentir puissant, compétent, dans une situation où vous ne connaissiez pas grand-chose. On vous donne des récompenses pour montrer que vous êtes incroyable.
Le loup n’était qu’une première étape…pour commencer. Une fois que vous vous y mettez, vous allez avoir besoin de monter en difficulté : « Occupez-vous des brigands ! », puis « Sauvez le marshal ! » et, en fin de partie, vous affronterez le dragon, destructeur du monde. Vous avez compris l’idée ?
Il existe une théorie en psychologie qui explique très bien cette montée en puissance et en complexité qui doit aller de pair avec l’évolution du personnage : celle du flow de Csikszentmihalyi (dites-le trois fois très vite). Pour optimiser l’activité d’un être humain dans une tâche, il faut que la difficulté corresponde à sa compétence. Si elle est trop facile, on s’ennuie, si elle est trop dure, on souffre d’anxiété.
Être autonome
Rappelez-vous la dernière fois qu’on vous a demandé d’effectuer une tâche, mais que vous ne vouliez pas la faire ? Ce sentiment-là, c’est le manque d’autonomie. Vous n’aviez pas le choix de l’effectuer OU vous ne pouviez juste pas le faire d’une manière « créative ».
Dans un jeu, on peut choisir ses personnages, sa classe, son équipe, ses déguisements. Dans la vraie vie, l’autonomie n’est pas toujours présente ! Le jeu est donc la définition même de l’autonomie : même dans les jeux directifs vous avez un niveau de liberté. Et c’est cette liberté qui répond à ce besoin.
… et en relation
Nous avons besoin d’appartenir à quelque chose de plus grand, de faire partie d’un tout, ou simplement d’avoir quelque chose auquel nous identifier. C’est ça le besoin de relation. Dans la vraie vie, c’est quand on va dehors avec ses potes, qu’on choisit sa boisson favorite et qu’on partage un moment avec des personnes que l’on apprécie. Dans le jeu vidéo, cela se passe dans l’histoire. Oui, je ne suis pas vraiment un tueur de dragon, mais c’est quand même plus cool que d’être un ado de 13 ans, non ? Et puis ce personnage-là je le trouve trop cool, je me retrouve trop en lui. Ces réflexions sont là, elles vous accrochent, et certains jeux (plus narratifs) ne se concentrent que là-dessus.
Je n’ai fait qu’un bref résumé de la complexité psychologique qui se cache derrière une pratique vidéoludique. Chez les pratiquants excessifs, cela concerne surtout ce que peut apporter le jeu en tant que « confort mental » et motivation par rapport à la vie réelle. Mais le jeu vidéo m’a aussi apporté des amitiés. Des gens à qui je ne parle pas tous les jours, qui n’habitent pas dans le même pays, mais avec qui j’ai partagé de bons moments. Comme si on était autour d’une bière virtuelle.
Après mon master en psychologie, je n’ai travaillé QUE dans l’industrie du jeu vidéo. J’ai d’abord trouvé un emploi du côté marketing en raison de mes capacités d’analyse. Je suis bon en statistiques et cela m’a ouvert des portes passionnantes. Sur la base de ma pratique (parfois excessive) du jeu, j’ai été capable de parler du milieu, des stratégies et cela m’a débloqué mon premier job, non pas en Suisse, mais en Angleterre dans une start-up qui compte aujourd’hui plus de cent personnes.
Je travaille désormais dans une autre entreprise comptant plus de mille employés. Je m’occupe de la partie « Data » (données) du marketing de performance. Je gère une petite équipe qui grandit vite et vis dans une maison de briques rouges. J’adore les briques rouges.
Le monde du jeu vidéo est complexe. Il est très sexy pour beaucoup de jeunes, mais ce n’est qu’en l’approchant de près que l’on comprend la complexité de lancer un jeu sur le marché ! C’est aussi un milieu dans lequel il est compliqué d’entrer, mais on peut ensuite y rester toute sa vie. Il y a toujours quelque chose de nouveau, de nouvelles technologies et de nouvelles choses à voir. Il y a un écosystème qui comprend un nombre inimaginable d’emplois. Vous vous en doutez, il y a aussi beaucoup d’argent qui s’y brasse.
Je joue toujours aux jeux vidéo, je parle à mes potes qui sont dans le monde entier tout en tuant des monstres. Un de mes bons amis est au Portugal ! Tous les jeudis soir, c’est « Bro Night » (soirée entre frères) où l’on teste le jeu du moment en papotant de la vie, de tout et de rien… parfois avec une bonne bière.