avril 2022
Elena Hoffmeyer par Ann Tharin (HETSL) et Benjamin Ravinet (GREA)
A. Tharin et B. Ravinet : Comment a démarré votre aventure à Blanche Pierre ?
Elena Hoffmeyer : Durant mes études, un ami, mon compagnon Sandro et moi, nous retrouvions chaque week-end dans les locaux d’une usine jurassienne. Nous refaisions le monde, nous faisions de la musique, nous buvions de la bière industrielle en canettes ou en bouteilles et nous nous disions : « Il faudrait tout faire nous-même : jardiner ; avoir des poules ; faire nos vêtements nous-mêmes (…). ». Nous souhaitions créer un projet d’autogestion et nous nous sommes dit qu’il fallait commencer avec de la bière artisanale, parce que ce que l’on buvait, cela n’en valait pas la peine.
Sandro avait déjà fait un cours de brassage en Suisse-allemande avec son père et il avait déjà du matériel à disposition. Un week-end, nous nous sommes retrouvés à faire un brassin dans la cuisine de ses parents. Ils habitaient à la rue Blanche Pierre à Delémont, d’où le nom de la Brasserie. À la suite de cette première expérience, ils nous ont dit « Vous pouvez recommencer aussi souvent que vous voulez, mais à la cave ! ». À partir de là, chaque week-end, Sandro, notre ami et moi, nous cherchions des recettes et nous brassions. En mars 2013, nous avons inauguré la brasserie à la Rue Blanche Pierre. Le 3ème larron – qui entretemps a préféré se consacrer à des projets moins « capitalistes » – a développé tout le graphisme et conçu la typographie Blanche Pierre spécialement pour nous. En 2015, quand nous avons terminé nos études respectives, nous avons pris des chemins différents. Sandro et moi avons décidé de continuer à brasser et depuis, nous vivons de cela.
Dès le début, il nous est apparu important de nous procurer de bonnes matières premières. Le premier sac de malt que nous avons acheté était déjà de culture bio, mais nous nous sommes très vite heurtés au problème des matières premières locales. Dans un premier temps, nous faisions notre malt au sein de notre brasserie, puis nous avons fondé la Coopérative Malticulture avec d’autres partenaires. La Malticulture est ainsi devenue une coopérative agricole indépendante de la Brasserie. Aujourd’hui, deux de nos trois bières de base sont au malt jurassien. Il nous a fallu du temps pour en arriver là, mais c’est déjà une grande victoire. Un jour, ce seront toutes nos bières qui seront au malt du Jura !
A. Tharin et B. Ravinet : Quand vous avez commencé, il n’y avait pas de malterie dans le Jura ?
Elena Hoffmeyer : Non, quand nous avons commencé en 2013, il n’y avait pas de malterie en Suisse. Nous avions à disposition du malt suisse qui était envoyé en Allemagne, puis renvoyé en Suisse. Ainsi, assez rapidement, plutôt que de chercher à faire malter du malt bio suisse à l’étranger, nous avons privilégié la création puis l’ouverture d’une malterie jurassienne. Depuis, d’autres ont ouvert à Genève, dans le canton de Vaud et en Suisse-allemande. Les malteries locales se développent, ce qui est bien ! Malgré cela, les bières artisanales ne représentent aujourd’hui qu’environ 6 ou 10% du marché suisse. Il est intéressant de se rendre compte qu’il est possible de mettre un drapeau suisse sur une bouteille de bière dès le moment où la majorité des ingrédients, eau comprise, est issue de notre pays. Cela explique que la majorité des bières dites « suisses » ne contiennent en fait pas de malt suisse.
Nous produisons aussi du houblon, mais de manière plutôt anecdotique, car à ce jour, nous avons uniquement onze pieds devant notre maison. Cela correspond à l’équivalent d’une cuvée par année. Cela nous permet néanmoins de continuer à nous intéresser à la terre, car Sandro est ingénieur agronome. Pour toutes les autres cuvées, nous utilisons du houblon qui vient de Soleure. Cette année, le houblon bio et suisse était rare, car les récoltes ont été mauvaises. Nous sommes ainsi très tributaires des conditions météorologiques ; les producteurs étant peu nombreux. La Suisse est un pays qui se prêterait bien à cette culture, mais il faudrait pouvoir mutualiser les machines, ce qui coûte cher et n’intéresse dès lors pas vraiment nos possibles partenaires.
A. Tharin et B. Ravinet : Vous faites ainsi du local à différents niveaux ?
Elena Hoffmeyer : Oui, la distribution de nos bières se fait au niveau suisse uniquement. Nous avons été longtemps présents au Marché de Delémont pour nous faire connaître, mais aujourd’hui nous sommes bien représentés dans les magasins de la vieille ville. Ce que nous vendrions le jour même au marché, c’est ce qui ne serait pas vendu par les commerçants du lieu et c’est une concurrence que nous souhaitons éviter. Nous ne vendons pas non plus en grandes surfaces, car leurs politiques de vente nous déplaisent. Nous faisons deux exceptions : l’une avec une entreprise agricole nationale dans laquelle se trouvent les locaux de notre malterie – ce qui nous permet de toucher un public agricole concerné par notre démarche – et l’autre avec la chaine de petits magasins des villages du Jura, afin d’avoir la garantie d’être disponibles ailleurs que dans la capitale.
Blanche Pierre propose également des livraisons dans tout le canton. Nous livrons dans une zone géographique s’étendant jusqu’à Neuchâtel, ainsi que dans la ville de La Chaux-de-Fonds et celle de Bâle ; mais une fois par mois seulement. Nous ne voulons pas externaliser les livraisons, car nous sommes conscients de l’importance d’être en lien direct avec nos vendeurs. Nous voulons qu’ils connaissent tant le produit qu’ils vendent que notre démarche éthique. Celle-ci peut en effet paraître compliquée à saisir pour les consommateurs, et ce même si nous avons de jolies étiquettes explicatives livrées avec nos bouteilles. Les commerçants ne veulent pas toujours jouer le jeu et les mettre à disposition des clients, notamment parce que cela prend trop de place sur les rayons.
A. Tharin et B. Ravinet : Y a-t-il un public que vous cherchez spécifiquement à atteindre ?
Elena Hoffmeyer : Les gens qui se posent la question de l’impact de ce qu’ils consomment ! Si je veux boire une bière ou encore manger une confiture, le goût est important, mais pas uniquement : l’impact économique et environnemental a également une grande importance. De nombreuses personnes se posent la question du pouvoir dont ils disposent au travers de leur porte-monnaie. Ces gens-là sont ceux qui vont sélectionner une Blanche Pierre quand ils choisissent une bière artisanale. Nous avons bien sûr aussi un public qui nous choisit pour le goût, mais il est certain que le fait que l’on produise du local, du bio, du zéro déchet, c’est cela qui séduit principalement nos clients. Notre public principal est ainsi plutôt constitué de personnes qui ne boivent pas en grande quantité, voire même qui nous disent : « Je ne suis pas fan de bières, mais la vôtre je l’apprécie à sa juste valeur et j’aime bien avoir une petite réserve de Blanche Pierre à la cave, pour mes invités ! ».
Dans un bar, l’amateur de bières qui n’est pas au courant de la démarche de Blanche Pierre et qui cherche un goût en particulier va plutôt sélectionner une bière artisanale moins chère que la nôtre. Donc, ce n’est pas dans les bars que l’on vend le mieux, car si le consommateur ne se pose pas la question de la démarche éthique qui sous-tend notre production, c’est rare qu’il choisisse une Blanche Pierre. Mais il est vrai que nous pouvons aussi convaincre par le goût, car nos bières ne sont pas seulement intelligentes, elles sont également bonnes !
A. Tharin et B. Ravinet : Combien coûte l’une de vos bières ?
Elena Hoffmeyer : Entre 4,50frs et 4,80frs par bouteille, plus la consigne. Nous ne nous y retrouvons pas avec un prix inférieur. Nous ne voulons pas industrialiser notre production ni la sous-traiter pour baisser nos prix. Notre choix va jusqu’au fait de consigner nos bouteilles pour pouvoir les recycler, et ce même si cela nous coûte cher en main-d’œuvre. Dans le marché des bières, comme dans celui des vins, il est très rare d’avoir des bouteilles recyclées. Les vignerons comme les brasseurs n’ont que peu d’expérience dans le lavage des bouteilles et ils ne sont malheureusement pas les plus enclins à mutualiser. À la malterie, j’évoque parfois cette idée, mais nos collègues ne sont pas vraiment intéressés. En effet, cela coûte cher et c’est compliqué tant au niveau de l’hygiène à maintenir pour éviter les infections, qu’au niveau de la logistique pour disposer de la place de stockage nécessaire pour le verre propre et sale. Tous ces choix ont un coût, même si le prix de nos bières n’a pas évolué depuis 2013.
A. Tharin et B. Ravinet : Avez-vous un avis sur les taxes sur la production d’alcool ?
Elena Hoffmeyer : Je ne comprends pas pourquoi il y a des taxes sur les bières mais pas sur les vins et sur le cidre. Ce n’est pas juste et je comprends cela comme une conséquence directe du lobbying des grandes entreprises. À Blanche Pierre, nous produisons en petite quantité et nous sommes au bénéfice d’un rabais de « petit producteur », mais nous arrivons tout de même à un montant qui avoisine les 12 à 13 centimes par litre. J’espère sincèrement que cet argent est réinvesti dans de la prévention, car à mon sens, des actes aberrants sont autorisés par la législation actuelle, comme la vente de bières de grandes marques pour 50 centimes le litre. Cela me désole de constater la vente d’énormes quantités de produits industriels par de grandes entreprises qui profitent – sans éthique aucune – de faire de l’argent sur le dos des gens en situation de précarité et sans aucun respect de la planète.
A. Tharin et B. Ravinet : Avez-vous un engagement politique par rapport à votre entreprise ?
Elena Hoffmeyer : Nous avons toujours refusé que la démarche de Blanche Pierre soit associée à un parti politique, même si certains aimeraient bien s’associer à notre image. Toutefois, sur les réseaux sociaux sur lesquels la Brasserie est représentée, nous nous positionnons sur des sujets qui nous tiennent à cœur. Par exemple les récentes initiatives sur les pesticides de synthèse, le mariage gay ou encore tout ce qui concerne une forme de justice sociale, économique ou écologique. La défense de l’agriculture proche de la terre, non industrielle, nous importe tout particulièrement. Je suis née dans un petit village et je connais les difficultés économiques que rencontrent les agriculteurs. Cela me touche de voir que le consommateur ne veut plus payer le juste prix d’un produit.
Au niveau des conditions de travail, huit personnes travaillent à Blanche Pierre et nous faisons notre maximum pour que nos collègues trouvent leur compte au travail. Au niveau salarial, nous sommes tous à la même enseigne. Les primes, par exemple, sont pour tout le monde ou pour personne. Il n’y a aucune méritocratie et les gens travaillent à Blanche Pierre, car ils croient en notre démarche. Quand le salaire minimum à 20frs de l’heure est entré en vigueur dans le Jura, je me suis dit : « On y va ! Au pire, mon mari et moi nous baisserons nos propres salaires ; mais nous allons augmenter tout le monde ! ». Nous sommes ainsi passés de 3400 à 3800 francs par mois, et ce en une année seulement. Cela n’a pas été simple, mais nous avons réussi à atteindre ce seuil de salaire minimum pour tout le monde. Et aujourd’hui, tout le monde à Blanche Pierre gagne 4000 francs par mois pour un temps plein, avec ou sans formation dans le domaine.
A. Tharin et B. Ravinet : Qui dit « vente de bières » dit « vente d’un produit alcoolisé » possiblement néfaste pour la santé. Diffusez-vous des messages de prévention ?
Elena Hoffmeyer : Nous téléchargeons le logo « interdit aux moins de 16 ans » pour les rares manifestations auxquelles nous participons, comme le marché de la Saint-Martin. Toutefois, la majorité de nos clients ne sont pas des adolescents et les consommateurs qui fréquentent nos stands n’achètent pas en quantité importante. La question du prix est certainement dissuasive et peu de personnes vont donc avoir les moyens de faire la fête en buvant de la Blanche Pierre. Nous avons toutefois parfois des commandes de clients ayant les moyens financiers nécessaires à une consommation régulière de Blanche Pierre ; mais nous n’avons évidemment pas d’information sur est-ce qu’ils consomment seuls, avec des invités ou encore s’ils offrent nos produits en cadeaux. Tout comme nous n’avons aucune idée de la quantité d’autres produits alcoolisés consommés par ces mêmes clients. Nous n’avons donc pas vraiment l’opportunité d’entrer en discussion sur ces questions de santé. Toutefois, sur chacune de nos bouteilles apparait une mention stipulant que l’alcool est une « drogue » dangereuse, à consommer avec modération et raison. L’alcool est une substance très facilement accessible, en très grande quantité et sa consommation est très acceptée socialement, au point où tout un chacun peut boire tous les jours à midi sans que quiconque ne se pose la question de savoir s’il y a un problème ou non. Et quand nous avons l’impression que nous côtoyons une personne qui rencontre un problème avec l’alcool, le tabou est trop fort et nous ne savons pas bien comment aborder cette question. Dès lors, pour nous, cette mention est une manière de ne pas se débiner sur le fait qu’en tant que producteurs nous avons également une responsabilité. Nous ne sommes pas là pour dire « Buvez-en un maximum ! », nous sommes plutôt là pour dire, « Buvez raisonnablement, mais buvez bien ! ».
A. Tharin et B. Ravinet : Qu’est-ce qui vous importe le plus pour vos consommateurs ?
Elena Hoffmeyer : Nous souhaitons qu’ils soient contents et qu’ils n’aient pas l’impression de s’être fait flouer d’une manière ou d’une autre. Nous voulons qu’ils aient l’impression d’avoir entre les mains ce pour quoi ils ont payé le prix de l’une de nos bières, c’est à dire un produit sain, bon, bio et local.