avril 2022
Camille Robert et Fabrice Rosselet (GREA)
Cinq ans, c’est le temps que mettent en moyenne les joueuses et les joueurs pathologiques pour demander de l’aide après l’apparition de problèmes de jeu 1. Par ailleurs, si l’ensemble des personnes concernées par une addiction connaissent la stigmatisation et un sentiment de honte, les joueuses et joueurs pathologiques sont encore vu·e·s comme plus faibles et moins volontaires que les personnes dépendantes aux substances psychoactives : s’il n’y a pas substance, il ne devrait pas y avoir de dépendance 2. Pas étonnant, dès lors, que leur parole soit rarement entendue, et ce alors même que les jeux de hasard et d’argent ont fait beaucoup de bruit ces dernières années avec la croissance de l’offre, le développement du jeu en ligne et les débats autour de leur régulation.
Le point de vue des joueuses et des joueurs a pourtant beaucoup à apporter aux professionnel·le·s et aux décideurs·euses politiques. C’est le parti qu’ont pris le GREA et le Centre du jeu excessif (CHUV) dans le cadre d’une recherche conjointe sur les loteries électroniques (ou Tactilos) 3. Dans ce cadre, sept personnes concernées ont pu nous livrer leur expérience des loteries électroniques ainsi que leurs perceptions des problèmes, des enjeux et des mesures de prévention existantes autour de ces machines.
Interrogé·e·s sur leurs jeux favoris, les répondant·e·s ont été unanimes : les loteries électroniques viennent en tête. L’une des principales raisons est leur très grande accessibilité : pas besoin d’aller loin ou de chercher longtemps pour trouver l’une de ces machines. Elles présentent aussi l’avantage de ne pas être soumises au régime d’exclusion des joueurs problématiques. Ainsi, Yves a cessé de chercher à se faire exclure des casinos lorsque celui de Saxon a fermé, car il pouvait jouer au Tactilo dans les bistrots du coin. Cette proximité s’est traduite par un renforcement de certaines pratiques de jeu.
Les effets nocifs de la profusion des loteries électroniques ont souvent été évoqués. Selon Maria, à Lausanne « l’avenue d’Echallens est une rue Casino ». Elle y a vu le nombre de machines progressivement augmenter et il lui est devenu de plus en plus difficile d’y échapper. Quant à Sylvain, qui avait commencé à jouer au café en bas de chez lui, il a mis en place avec un copain des « promenades de jeux » permettant de se rendre en scooter d’un lieu de jeu à un autre.
La Suisse romande compte plus de 700 loteries électroniques, réparties dans quelques 350 établissements. On les trouve majoritairement en ville et cette recherche montre qu’elles sont surtout présentes dans les communes où les revenus imposables sont les plus faibles 3. Leur très grande accessibilité, sans possibilité de se faire exclure comme pour les machines à sous des casinos, en font une offre de jeu omniprésente et problématique pour les personnes en situation de vulnérabilité.
Les caractéristiques structurelles de ces machines sont une autre raison qui les rendent particulièrement attractives pour les répondant·e·s : des mises peu élevées, l’immédiateté du résultat, la possibilité de rejouer de manière répétée et tout de suite, ainsi que les nombreux effets sonores et visuels. Comme l’explique Caroline, ces facteurs contribuent ensemble à accentuer la perte de la notion du temps et de celle de l’argent dépensé :
Des entretiens, il ressort que la possibilité du gain immédiat, en pressant simplement un bouton, est l’un des facteurs les plus importants dans l’apparition de la dépendance. À coup de mises rapides et faciles, entre cinq et dix francs, Luc a déjà perdu jusqu’à 1’500 francs en deux heures :
Les répondant·e·s racontent, chacun·e à sa manière, le même phénomène : la perte de la notion du temps, l’oubli de ce qu’il se passe autour, les factures impayées, dans le rythme infernal de la machine qui avale tout. Sylvain résume la dynamique : « Plus c’est rapide, plus ça rend accro ! ».
Les spécialistes du jeu excessif connaissent bien la problématique des fausses croyances. Qu’il s’agisse d’illusions de contrôle ou de superstitions, elles influencent les perceptions des chances de gain en les faisant paraître plus grandes qu’elles ne le sont. Il existe plusieurs types de ces croyances 4. Une courante est « l’illusion du joueur », ou la négation de l’indépendance des tours : si quelque chose ne s’est pas produit depuis longtemps, par exemple si la machine n’a « rien donné » depuis un moment, cela veut dire qu’elle va bientôt faire un gain. On trouve cette croyance dans de nombreux entretiens, dont celui avec Maria :
L’illusion de contrôle est un autre type de fausse croyance. Luc raconte, par exemple, qu’une de ses connaissances gagne régulièrement car elle a des tactiques et une bonne intelligence de la machine. Elle disposerait également d’autre chose, un secret qui lui permet de gagner, ce qui ajoute la dimension de superstition à l’illusion de contrôle :
Pour Caroline, ces fausses croyances sont très ancrées chez les joueuses et joueurs de loteries électroniques et il est important de leur faire prendre conscience de leurs illusions. Beaucoup pensent que lorsqu’elles ont perdu de l’argent, elles vont pouvoir « se refaire », ce qui les amène à jouer encore plus.
Tous les témoignages montrent qu’à travers leur très grande accessibilité, leurs caractéristiques structurelles et les croyances entretenues par les joueuses et les joueurs, les loteries électroniques représentent l’une des offres de jeu les plus problématiques. Selon les répondant·e·s, il y a donc un besoin important en matière de prévention. En les écoutant, il apparaît clairement que les messages de prévention existants ne sont pas suffisants et qu’un contact plus direct avec des acteurs·trices de la prévention est souhaité. Or, certaines mesures actuelles ne sont malheureusement pas à la hauteur de l’enjeu, la prévention sur les lieux de jeu se limitant bien souvent à des flyers d’information autour des machines qui sont rarement consultés. Les mesures de prévention structurelle font encore cruellement défaut. Pourtant, les loteries électroniques sont encore à l’origine d’un tiers des demandes d’aide au Centre du jeu excessif. La récente décision de l’autorité intercantonale de surveillance, la GESPA, d’étendre le registre d’exclusion des jeux aux à ce type de jeu devrait permettre d’améliorer la protection des joueuses et des joueurs 5. À moins que le recours déposé par la Loterie Romande ne trouve un écho favorable auprès du Tribunal des jeux d’argent.