L'Édito

Reprenons le contrôle collectif sur l’alcool !

Romain Bach
RomainBach
02.02.2024

Le mois de janvier, marqué par le désormais incontournable "Dry January", invite à une introspection individuelle et collective sur notre rapport à l’alcool. Pendant une pause dans notre consommation, nous réalisons que l'alcool n'est pas une substance psychoactive anodine. De plus, des bénéfices immédiats se font ressentir. Plus qu'une simple initiative individuelle, le Dry January ouvre un dialogue essentiel dans l'espace public sur nos habitudes de consommation d’alcool. Malgré le fait que la population participe avec enthousiasme, il est nécessaire de renforcer les politiques structurelles, celles qui encadrent le marché de l’alcool, pour reprendre le contrôle démocratique de cette substance afin de prévenir et diminuer les risques qui peuvent y être associés. Or, il faut constater que nous nous heurtons ici encore à d’importantes résistances.

Marché de l’alcool et résistances politiques

Étonnamment, une campagne « soft », comme le dry, axée sur des conseils « bien-être » et l’ouverture d’une discussion publique, a rencontré une forte résistance politique. Elle s’inscrit pourtant dans un paysage où trop peu de campagnes existent à l’intention du grand public. En Suisse, l’Office fédéral de la santé publique soutient la campagne depuis 2021, mais un législatif cantonal, celui du Valais, a demandé l'interdiction de soutenir le “Dry January” avec des deniers publics. En France, le ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, a été publiquement désavoué à la suite de son soutien à cette initiative, révélant ainsi la "peur de la sobriété du gouvernement". Pourtant, la campagne a lieu dans l’hexagone, grâce à l’énergie de la société civile, avec un beau succès. Loin de nous décourager, cette opposition met en lumière la puissance et l'impact potentiel d'une telle campagne. Elle répond d’ailleurs à un besoin : la population ne s’y trompe pas chez nous non plus et les participantes et participants sont nombreux.

La résistance politique s’explique certainement par des activités de lobbying. Pour les entreprises qui vendent de l’alcool, un concept simple comme celui d’« addiction surplus » explique très bien l’intérêt économique de vendre avec le moins de restrictions possible des substances potentiellement addictives : les personnes en situation d’addiction produisent une part disproportionnée de la plus-value pour les alcooliers. Bien que ces produits causent parmi les dommages les plus importants du tableau des substances addictives, ils sont vendus dans des conditions extrêmement profitables pour les entreprises concernées, le marché est estimé à plus de 11 milliards pour la Suisse. En somme, c’est ce que l’on appelle communément une histoire de « gros sous ».

Autrement dit, les acteurs du marché ne s’y trompent pas et l’organisation d’une résistance politique aux mesures de prévention est menée en catimini par des acteurs comme l’Alliance des mieux économiques pour une politique de prévention modérée (AEPM) en Suisse ou les élus de la vigne et du vin en France.

Comment être efficace pour le plus grand nombre ?

Malgré la visibilité croissante du “Dry January”, les campagnes de sensibilisation doivent être complétées par des mesures structurelles pour obtenir un résultat satisfaisant. Ce défi de janvier n’est d’ailleurs pas adapté pour toutes et tous, notamment pour celles et ceux qui connaissent une addiction à l’alcool, qui ont besoin d’un accompagnement professionnel. Mais au niveau global, ce sont les mesures structurelles qui sont les plus efficientes. Associées à une prévention comportementale, elles apportent un bénéfice conséquent pour la société en améliorant le bien-être général. Le guide de l'OMS sur les « best buys » pour réduire l’impact des maladies non transmissibles indique trois mesures :

  • Augmentation des taxes sur l'alcool,
  • Restriction de la publicité,
  • Limitation de la disponibilité au détail.

Ces mesures sont des leviers puissants dans la prévention des consommations problématiques d'alcool et des conséquences associées. Prenons l’exemple du prix minimum pour l’alcool, depuis son application en Écosse, cette mesure aura permis une baisse de 13,4% des décès attribuables à l’alcool, mais également une baisse générale des hospitalisations et de la consommation, comme le montre la récente étude publiée dans le Lancet.

Au niveau fédéral, la Suisse dispose de deux stratégies nationales dont les objectifs correspondent parfaitement à ces mesures structurelles : l’une sur les Addictions et l’autre sur les Maladies non transmissibles. Ces stratégies mettent notamment l’accent sur la régulation et les facteurs de risque liés au cadre de vie. Elles s’alignent donc en théorie avec les mesures structurelles décrites plus haut.

Ces mesures ne sont pas des démarches morales : les spécialistes des addictions s’engagent pour la régulation de toutes les substances, s’opposant frontalement à tout paternalisme. En analysant l’impact des consommations de substances, l’alcool trône en tête de certains classements de dangerosité, sans cohérence avec la politique menée, notamment en raison de l’impact négatif qu’il peut avoir sur son entourage. En même temps, les marchés de l’alcool (mais également du tabac) sont aujourd’hui trop lucratifs et (néo)libéralisés : c’est le fameux graphique en « U » mis en avant par la Global Commission on Drug Policy et repris par le rapport du Conseil fédéral « Avenir de la politique suisse en matière de drogue ».

graphique-en-U.png

graphique-en-U

Nous sommes certainement très haut dans la courbe : les analyses économiques des mesures de prévention dans le domaine de l’alcool démontraient il y a quelques années qu’un franc investi pouvait en rapporter entre 16 (selon l’OCDE) et 23 (selon l’université de Neuchâtel). Les enjeux posés par l’alcool sont encore loin d’être relevés, comme le montre l’évaluation des coûts sociaux ou l’analyse des coûts de la thérapie. Il s’agit donc de (re)trouver un équilibre, au-delà du regard moral porté.

Place à l’action

Dans le domaine du tabac, la société civile a dépassé le politique, en portant l’initiative populaire « Enfants sans tabac », initiative plébiscitée par la population. En général d’ailleurs, la population désire des mesures fortes comme l’interdiction générale de la publicité, du sponsoring ou la diminution de l’accessibilité. Pourtant, aujourd’hui, le Parlement détricote l’esprit de la constitution sous nos regards médusés. Concernant l’alcool, la mise en œuvre de mesures structurelles fortes se trouve actuellement au point mort. Les dernières avancées (timides) datent de 2004, alors qu’on éradiquait quasiment les peu regrettés « alcopops ». Sinon, il faut chercher dans les cantons de Vaud et de Genève pour voir l’instauration de régimes de nuit, particulièrement efficaces pour décharger les urgences.

Le Dry January et la réaction qu'il suscite soulignent l'importance de la réflexion individuelle et collective sur la place de l’alcool dans notre société. Les entreprises qui profitent des conditions structurelles actuelles réagissent à toutes les mesures efficaces pour les renforcer. De plus, face aux obstacles politiques et aux défis sociosanitaires, l'implication des professionnel·le·s du domaine des addictions est essentielle pour influencer les politiques publiques. Ne soyons pas naïves ou naïfs : cela ne se fera pas facilement, seuls des messages clairs permettront d’avancer. Face à la marchandisation abusive de cette substance toute particulière, relevons ensemble ces défis politiques pour un avenir où les consommations sont encadrées de manière sociale et responsable.

Auteur(s)
Romain Bach