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Edito: "Faire la place"

14.06.2019

Le nouveau site internet du GREA ouvre une nouvelle rubrique: l'édito. Chaque mois, le GREA liverera un point de vue sur notre domaine.  Cet espace est ouvert à nos membres. Nous lançons cette nouvelle rubrique avec un édito de Jean-Félix Savary.

Ivrognerie, alcoolisme, toxicomanie, dépendances, puis addiction, les expressions ne manquent pas pour décrire une réalité aux visages multiples. A chaque fois, la prise de conscience de la stigmatisation contenue dans tous ces vocables provoque des réflexions, puis des changements. Le vocabulaire alors évolue et des nouveaux termes font leur apparition. Dernière victime en date, le terme de « dépendance » a quitté les classifications médicales en 2013, pour le fameux disorder, ou « trouble lié à une substance », qui serait moins disqualifiant (à en croire ses promoteurs). Le terme d’addiction vacille également et à peine adopté, la déclaration d’Ascona demandait en 2016 déjà un nouveau vocabulaire.

Les mots ont leurs histoires, qui reflètent celles des sociétés qui les engendrent. Ils ont aussi un sens, celui des détenteurs des pouvoirs en place, économique, social ou religieux. Si le débat sur les termes tourne en rond depuis des siècles, c’est peut-être que nous avons mis de côté l’essentiel: la personne concernée. Celle qui consomme, celle dont on parle et celle sur laquelle on prétend agir. Depuis Benjamin Rush, puritain américain du XVIIIeme qui le premier utilisa le terme de maladie, à la conversion récente du Conseil fédéral au terme d’« addiction », la personne que l’on décrit, que l’on désigne, celle que in fine l’on pointe du doigt, celle-là même dont on parle, celle-là ne parle pas. Des autorités savantes s’en chargent, la transformant par la même en objet du discours. Bien entendu, la personne peut témoigner. Mais quand il s’agit d’expliquer, la place est occupée par d’autres.

Au XIXeme ou XXeme siècles, tous deux pétris de positivisme et de verticalité sociale, cela ne posait pas problème. Le consommateur qui s’évade demeure avant tout un déviant, un mauvais citoyen, une personne qui résiste à l’ordre social et qui doit par conséquent retrouver le « bon chemin ». Il est légitime de porter sur lui un jugement extérieur, définitif, par le biais de la justice, de la psychiatrie ou du soin. Il existe des situations qui font perdre des droits fondamentaux pour de « justes motifs ». Longtemps, la religion en fut un, comme la sexualité ou la couleur de peau. Ainsi en est-il de l’addiction, croit-on alors. Benjamin Rush n’avait-il pas lui-même déjà préparé le terrain, en décrivant une « maladie de la volonté », concept qui légitime toute forme de contrainte extérieur, vu que la personne n’aurait plus de libre arbitre ? Mais l’histoire va brusquement changer. A partir des années 60, le paternalisme se lézarde et la société se (re)découvre plurielle. Droits civiques, genre, sexualité, les personnes concernées se mettent en première ligne pour réclamer leurs droits. Non, être noir ne permet pas de rabaisser ses droits, pas plus qu’être femme n’autorise à moins rémunérer sa force de travail, ou que le choix de sa sexualité impacte sur son statut.

Toutes ces luttes contre les discriminations sociales partagent la même caractéristique : elles ont été menées par les personnes concernées, celles qui subissaient la domination de groupes qui produisent un discours sur elles. La révolte contre une injustice, celle du regard que l’on porte de l’extérieur, ouvre la voie du changement. Elle permet à tous de s’émanciper de représentations acquises, de dépasser l’horizon qui bridait nos visions. La parole de celui dont il est question libère. Elle casse le discours convenu pour aller au fond des choses, là où en sont restées nos contradictions ou nos simplifications. En matière de droits humains, tout commence par la parole de ceux qui réclament leurs droits. Aujourd’hui dans le domaine de la santé, elle commence justement à se libérer.

La classification, ou le diagnostic, peut faciliter grandement le traitement et l’organisation du dispositif. Mais, en même temps, c’est aussi lui qui inhibe, qui enferme, qui chronicise, qui juge en quelque sorte. Il devient donc la première cible pour les mouvements d’usagers, qui récusent avec raison l’emploi de termes comme toxicomane, alcoolique ou addicte, son avatar le plus récent. En miroir, les personnes qui connaissent des difficultés psychiques refusent avec la même force les étiquettes de schizophrène ou de bipolaire. Pourquoi ne retenir de la personne que ce qui stigmatise le plus ? Au début, il y a la parole qui libère, qui montre que celle-ci peut être violente si elle n’intègre pas la vision de celles et ceux dont on parle. Celle qui permet d’orienter plus justement l’action, comme cela fut le cas dans le champ du VIH/SIDA, ou celui du handicap.  Aujourd’hui, il convient de rétablir plus d’horizontalité et de valoriser cette parole des usagers, même si les conditions cadres du domaine sont particulièrement défavorables. Il devient urgent de répondre à la demande qui sourd de partout : Nothing about us without us, ou « pas de parole sur nous sans nous ».

Cette parole n’est pas automatique et peut-être faut-il aussi accueillir avec bienveillance ce mouvement, tant les obstacles encombrent la route, entre stigmatisation et sentiments d’impuissance et d’inutilité, entretenus toutes ces années. Il est de notre responsabilité de de faire de la place de dégager le chemin. Les personnes concernées doivent aujourd’hui entrer dans les structures de gouvernance de nos institutions, dans nos comités, nos conseils de fondations, nos commissions, nos groupes de pilotages ou d’expertise. Nous parlons de leurs situations et ils demandent la parole. Au nom de quoi peut-on la leur refuser ? Le domaine du Handicap l’a fait avant nous, avec bonheur. Les besoins des personnes sont remontés au premier plan, alors que les incohérences apparaissaient au grand jour. Cette révolution provoquera des changements, pas toujours dans le calme, mais elle est nécessaire. Elle a d’ailleurs déjà commencé. Ces nouvelles alliances deviendront alors politiques, et non plus seulement thérapeutiques. Ensemble, nous pourrons faire enfin reculer la stigmatisation et faire accepter la citoyenneté des personnes concernées. Le monde professionnel en sortira changé, mais il aura la fierté d’être resté fidèle aux valeurs qu’il entend défendre.