avril 2022
Gaël et Mindy
Je vous écris aujourd’hui en tant que Gaël Lehmann et non pas en qualité de travailleur de rue, pair ou fondateur d’une association de pair·e·s-aidant·e·s. Cela me permet de vous parler des personnes consommatrices de substances et du monde qui nous entoure en retraçant mon expérience personnelle et le monde duquel je viens. Je suis descendant de la culture underground, j’ai fait l’école de la vie et non pas l’université : la culture squat et le Paléo des années 90, le reggae, le rap, le punk, la rue, et surtout la route et l’art de rue. Pour moi ce fut la poésie, les contes de rue et la vie au jour le jour. J’ai vécu plus de 15 ans sans patron, sans bail à loyer (déménageant plusieurs fois par an) et sans aide sociale. La Marge c’est ma famille ! La débrouille, mon outil de travail !
Si vous lisez ce texte, vous ne faites peut-être pas partie des personnes qui pensent que le rock’n’roll n’est qu’une musique de « drogués » et que Bob Marley l’était lui aussi. Non, vous éprouvez éventuellement une grande admiration pour quelques « grands addicts » de notre temps, comme Kurt Cobain, Allen Ginsberg, Johny Cash ou encore Amy Winehouse. Là où l’art aura dépassé la simple condition de personnes vivant la toxicomanie. Là où l’être humain fait écho à autre chose avant d’être une personne dépendante ou vivant avec des difficultés psychiques. C’est là tout l’intérêt de la question que l’on m’a demandé d’aborder : comment cohabitent les personnes consommatrices de substances et le reste de la société ?
Je vous dirais : normalement ou presque. Tant qu’ils et elles n’assument pas publiquement que la misère, physique ou psychique, a pris le dessus sur leur quotidien. En effet, se présenter dans une structure d’aide à la survie, fréquenter la place du deal au centre-ville ou à la gare demande déjà d’assumer sa condition. Plus que ça, cela requiert un lâcher prise à travers lequel beaucoup d’entre nous sommes passés : à bas les codes sociaux, je suis comme ça, un point c’est tout ! Mais, pas vraiment le choix je vous avoue. On tient bon, on garde la face jusqu’au point de rupture et on lâche, car on n’en peut plus ! On endosse alors le manteau de la misère et la liberté déchante. On devient usager/ère de structure à bas seuil, quémandeur·euse, personne à problèmes.
S’agissant de la police et de la voirie, on tombera sur deux types de contacts. Les uns nous donneront le sentiment d’être jugé, mal traité, insulté et rabaissé. Les autres nous traiteront mieux, avec un respect pour notre petite condition, avec un vrai bonjour et un vrai au revoir. Il n’y a pas beaucoup plus à dire là-dessus.
Et quelle est la cohabitation avec les services de santé ou sociaux ? Voici une question qui retient mon intérêt. Passer d’être humain à part entière à usager/ère représente une transition qu’on ne réalise pas forcément tout de suite, mais qui se révèle être difficile. Une étape qui s’attaque directement à notre amour propre. Venir à l’accueil d’une structure d’aide pour consommateurs ou consommatrices de substances est un geste courageux, même s’il est souvent désespéré. Victime de l’indigence, il faut pourvoir assumer sa condition ou être forcé de l’assumer. Mais, lorsqu’on l’a finalement assumée, n’est-ce pas le début du chemin vers le rétablissement, comme vous le diront les spécialistes ?
Alors pourquoi ce mot « usager/ère » nous fait-il si mal ? Pourquoi nous sentons-nous diminués en l’entendant ? Parce qu’il devient un statut social. Le statut « de celui qui demande à celui qui a ». Être une personne dans le besoin, cela veut dire ça, usager/ère ! Mais c’est aussi, et surtout, le regard de l’entourage et des professionnel·le·s, la complaisance, la supériorité à peine cachées qui sont dures.
Nous tentons alors de cohabiter avec le monde qui nous entoure, en qualité de personnes dans le besoin. Le reste de la société, même si son travail est de nous venir en aide, nous regarde comme étant inférieurs.
Ma plus grande révolte vient de là et c’est elle qui m’a projeté dans la rue. Révolté de voir des personnes prendre conscience de mes fragilités et d’en profiter pour instaurer un rapport de force, un rapport de supériorité psychologique. Mais, n’est-ce pas facile de se sentir supérieur par rapport à quelqu’un qui manifeste un complexe d’infériorité ? Je me répétais alors dans ma tête : « cette personne n’a sûrement rien de plus que moi », « si on a besoin de se sentir supérieur c’est justement qu’on se sent inférieur, le comble ». Et je me suis battu 20 ans pour me construire et pour ne plus me rabaisser devant les autres.
J’ai cohabité avec deux regards portés sur ma vie de consommateur en itinérance vivant des difficultés psychiques. Quand je racontais des histoires dans la rue, faisant attention à mon apparence, je recevais un regard empreint d’admiration et rempli d’encouragement : « c’est bien ce que tu fais, merci pour ta petite poésie », « profite », « tu as raison, ce monde n’en vaut pas toujours la peine », « merci, je me suis évadé en t’écoutant, profite de ta liberté ». Par contre, quand j’étais moins bien dans ma peau et mes habits, le regard d’autrui était souvent condescendant. Je me sentais considéré comme un abruti, un idiot.
Cela m’évoque un souvenir. Il y a deux ans j’avais rendez-vous à la direction du service social de Lausanne pour échanger autour de projets associatifs. Un chien m’accompagnait et à la sortie de l’ascenseur au 5ème étage j’ai croisé quelqu’un. La personne m’a dit que ce n’était pas ici l’aide sociale (qui se trouve quelques étages plus bas), avec un regard qui m’a mis mal à l’aise. Je me suis dit : « mince, j’avais oublié comment on me regardait dans le passé à l’aide sociale ». Pas agréable, d’être « cette personne qui demande à celle qui a ».
Finalement, en dehors du regard rabaissant que nous recevons du monde qui nous entoure, il est aussi flagrant qu’un grand nombre de personnes ne prennent pas le temps de nous connaître, et n’ont pas forcément l’envie de s’arrêter et de comprendre. Comme jeune adulte, j’ai reçu l’éducation d’une femme de ma famille, dépendante, qui a beaucoup fréquenté les scènes ouvertes de la drogue en Suisse-alémanique, à St-Laurent et à la Riponne. Elle m’a transmis que toute personne possède une personnalité large et un vécu riche, ce qui fait que comprendre l’une de ses facettes ne suffit pas pour se faire une idée sur elle.
Chaque personne, travaillant dans un bureau ou vivant dans la rue, recèle de grandes surprises si on prend le temps de partager avec elle d’égal·e à égal·e, sur une base d’ouverture, de respect et d’authenticité. Pour moi, qui ai vécu la rue et la route à une époque où cela n’était plus légion comme dans les années soixante et septante, il est toujours inestimable de croiser des ancien·ne·s de la Riponne qui portent cette culture de la rue, d’observer leurs sagesses face aux jeunes qui n’ont pas eu cette transmission. Ces jeunes qui n’ont pas connu les bons produits et donc les bons trips !
Le monde libre que cachent les marginaux, les toxicos et les illuminés en tous genres est un monde que beaucoup apprécient pourtant dans l’art, jusqu’au musée de l’art brut de Lausanne par exemple.
Pourquoi juger ? Perdus ? Vraiment, le croyez-vous ?
Contact : gael.lehmann@systmd.ch
Il n’y a pas de cohabitation possible avec le monde extérieur quand on est usager de drogues illicites. Je me rappelle que, avant de toucher aux drogues, les gens qu’on appelle « normaux », du monde extérieur, me trouvaient trop gentille et jolie. J’avais commencé un apprentissage en médecine dentaire et en voulant aider quelqu’un à se sortir de l’enfer de la drogue, j’ai commencé à en prendre moi-même. Au début, je le faisais de temps en temps. Je me disais « allez, juste une fois par semaine ». Pourtant, très vite, comme nous étions deux à consommer et qu’un paquet d’héro n’était pas suffisant, j’ai commencé à me shooter. C’est là que la descente aux enfers a commencé. Comme vous pouvez l’imaginer, j’ai fini par perdre mon emploi puisque je n’étais plus capable de me lever le matin. Mon seul souhait était de consommer et de piquer du nez pour partir dans les bras de Morphée. Plus rien n’avait d’importance, seul le désir de la dame noire dans l’héroïne me tenait en vie.
Le temps passait, le monde extérieur avançait, et sans me rendre compte de rien, il me regardait désormais avec mépris et avec de la peur. Je me rappelle encore des regards dédaigneux qui se posaient sur moi. J’ai commencé à faire la manche, je mendiais dans les rues de Lausanne et des environs. Mes habits étaient très révélateurs, on y voyait même des taches de sang. Je maigrissais à vue d’œil et les personnes normales me traitaient de « junkie ». La stigmatisation battait son plein. Mon estime de soi était plus basse que terre. Je me sentais zéro.
Un jour, une copine de la zone m’a dit : « Mindy, si tu veux avoir de l’argent assez rapidement, inscris-toi au service social », ce que j’ai fait. Chouette, une autre manière d’avoir de l’argent et surtout sans rien faire. Mais l’assistante sociale qui s’occupait de moi me faisait peur à chaque rendez-vous, alors qu’elle était là pour m’aider à sortir de l’ombre. Je me souviens de l’épisode où elle m’a demandé de lui montrer mes mains. Elle m’a regardé dans les yeux et m’a dit « mais quelle horreur, vos ongles sont si sales, allez-vous laver les mains et, pendant qu’on y est, lavez votre visage avec de l’eau bien froide, histoire de vous rafraîchir les idées ! ». Une autre fois elle m’a dit : « vous êtes une personne ingrate et avez perdu toutes vos valeurs ».
Sans vouloir porter un jugement sur les assistants sociaux et sans faire une généralité, un peu plus d’empathie serait à mon avis indispensable. Peut-être que j’ai une fausse impression, mais certains nous mettent tous dans le même panier, alors que nous sommes tous différents. Les usagers ont la réputation d’être des personnes sensibles, un peu trop à mon avis, et je parle pour moi.
S’agissant de la police, certaines patrouilles sont plus flexibles que d’autres. Je trouve que certains policiers nous perçoivent comme des problèmes, des déchets de la société et d’autres comme des êtres humains. N’oublions pas qu’un usager est avant tout une personne avec des émotions, un être vivant, et pas un animal.
Un jour, j’ai voulu aider une dame qui avait des béquilles et portait des courses. Elle m’a jeté un regard où j’ai perçu de la crainte et du dégout, alors que je ne cherchais qu’à l’aider. J’ai vite compris qu’il n’était pas question que je lui apporte mon aide. Cela m’a rappelé à quel point les gens « normaux » craignent les toxicomanes.
Je me dis que même si nous, usagers de drogue, décidions d’arrêter pour toujours et de nous sevrer, le monde extérieur n’oubliera jamais et que nous resterons toujours des toxicos. Dites-moi, comment enlever cette étiquette d’handicapé à vie quand elle vous colle à la peau ? Et surtout, comment cohabiter avec le monde extérieur lorsqu’il y a tant de stigmatisation ? Mystère.