Handicap et addiction

Qu’est-ce qu’une situation de handicap? Quelles interfaces avec le domaine de l’addiction ? Ce dossier apporte des réponses à cette double situation. Il revient en particulier également sur les questions en lien avec l’assurance-invalidité.

Introduction

L’assurance-invalidité prévoit de nouvelles dispositions permettant aux personnes en situation d’addiction d’être accompagnées sans devoir justifier d’autres atteintes à la santé et sans s’astreindre à une période d’abstinence. L’arrêt du Tribunal fédéral du 11 juillet 2019 (ATF 145 V 215) reconnait ainsi la situation de dépendance comme motif pouvant donner droit à une rente ou à des prestations de l’AI, qu’il s’agisse de difficultés avec un ou plusieurs produits ou avec des comportements.

Qu'est-ce que le handicap ?

La notion de handicap a une longue histoire. Le terme provient d’un système utilisé au Moyen-Âge pour harmoniser les échanges entre deux biens de valeurs différentes. Lorsque deux personnes voulaient réaliser un échange entre deux biens suivant le jeu du « hand-in-cap » (littéralement la main dans le chapeau), il faisait appel à un arbitre. Ce dernier évaluait la valeur des biens et fixait ainsi la différence entre les deux estimations. Un montant était ainsi annoncé par l’arbitre. Les deux parties exprimaient alors simultanément leur appréciation de la proposition en cachant leurs mains dans un chapeau et, s’il y avait accord, l’échange se faisait et l’arbitre récupérait un petit montant. Petit à petit, le terme a été utilisé pour évoquer le système mis en place dans les courses de chevaux pour équilibrer les chances d’étalons concurrents. Cet usage s’est ensuite étendu au sport de manière plus générale pour égaliser les chances entre plusieurs participants. Ensuite, au début du XXe siècle, il a exprimé métaphoriquement la différence, l’obstacle qui séparait une personne de la norme. Le terme s’est en particulier répandu suite à la Première Guerre mondiale et le nombre de blessés de guerre. Ces derniers se retrouvent souvent dans des situations difficiles, sans emploi. L’idée d’un droit à la réparation nait, notamment avec l’idée d’offrir des emplois protégés pour les mutilés de guerre. Son adoption en France date des années 50, avec l’adoption de la loi sur le reclassement professionnel, qui utilise le terme.

Ces dernières années, la notion de handicap fait l’objet de riches réflexions. La notion était d’abord très générique et pouvait impliquer la cause (anomalie organique, maladie, etc.) ou la conséquence d’une inégalité (situation péjorée par rapport à une norme). Souvent, il pouvait avoir une dimension misérabiliste. Par la suite, avec l’arrivée du modèle social du handicap dans les années 80, un changement de paradigme a eu lieu. Les situations de handicap ont été déclinées entre déficience, incapacité et désavantage social. Il faut noter que les déficiences peuvent être notamment motrices, psychiques, intellectuelles, auditives, langagières ou encore visuelles. L’importance d’une déficience est évaluée selon ces conséquences sur les capacités fonctionnelles et sur l’autonomie dans la vie quotidienne.

L’un des derniers développements de la notion de handicap issus du modèle social a donné lieu au modèle de processus de production du handicap (PPH), développée dans le monde francophone notamment par des personnes concernées. Ce modèle, qui prend explicitement en compte l’importance de l’environnement, s’intéresse aux habitudes de vie pour l’ensemble des personnes ayant des incapacités, quelle que soit la cause, la nature ou la sévérité de leurs déficiences et incapacités. Le PPH souligne qu’il est possible de lutter contre les préjugés, d’offrir des emplois adaptés, d’améliorer l’accessibilité ou encore de transmettre adéquatement une information afin d’agir sur l’environnement. Mais ce modèle prend également en compte la réalisation des habitudes de vie des personnes par le renforcement des capacités ou la compensation des incapacités par la réadaptation, les aides techniques ou la limitation des obstacles environnementaux.

L’OMS a adopté un modèle reposant sur des bases proches en 2001 : la classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé (CIF). L’objectif de cet outil est de proposer un langage uniformisé et normalisé ainsi qu’un cadre pour la description des états de la santé et des états connexes de la santé. Il se base à la fois sur les fonctions organiques et les structures anatomiques, mais également sur les activités et la participation sociale. Le terme de fonctionnement a l’avantage d’être générique et de se référer aux fonctions organiques, aux activités de la personne, mais aussi à la participation sociale. Ce modèle n’oublie pas non plus l’environnement et présente une vision largement compatible avec le PPH évoqué plus haut.

Ces conceptions ont notamment nourri le travail des organisations internationales, qui ont travaillé, avec le soutien de personnes concernées à l’établissement de norme. La convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), document central de la traduction de la conception sociale du handicap, a été adoptée en décembre 2006. La Suisse a ratifié cette convention, l’une des plus rapidement signées par les États, en 2014. Ce texte reprend notamment des concepts présents dans le PPH ou la CIF, tout en insistant sur l’importance d’assurer une égalité de Droit, en particulier les droits humains avec des obligations pour les États parties. En signant cette convention, les États s’engagent à construire et promouvoir une société inclusive, qui place les droits humains et les libertés fondamentales au centre. Les représentants du domaine du handicap ont dressé un rapport alternatif de l’avancement de la mise en œuvre de la CDPH qui souligne qu’un travail important reste à faire. Par exemple, ce rapport souligne les efforts à faire dans le domaine pour prendre en compte les inégalités sur le marché du travail, dans les lieux de formations ou lors de l’accès aux services fournis par des particuliers.

Qu'appelle-t-on aujourd'hui invalidité ?

L’invalidité est un terme utilisé en Suisse en particulier dans le domaine de l’assurance-invalidité (AI). Cette assurance est entrée en vigueur en 1960, époque à laquelle ce terme était encore largement utilisé dans un sens similaire à « handicap ». Aujourd’hui la notion de situation d’handicap a largement pris le pas sur celle d’invalidité, souvent perçue comme désuète et discriminatoire et le législateur étudie les possibilités de changer ce terme dans la loi. Un article de la revue de l’OFAS revient en détail sur l’histoire de l’AI.

L’invalidité est définie par la loi comme une incapacité de gain complète ou partielle, présumée permanente ou de longue durée. Est réputée incapacité de gain, toute diminution des possibilités de gain de l’assuré sur un marché du travail équilibré dans son domaine d’activité, si cette diminution résulte d’une atteinte à sa santé physique, mentale ou psychique et qu’elle persiste après les traitements et les mesures de réadaptation exigibles. Une invalidité reconnue par les organes de l’AI donne le droit à des prestations comme :

  • les prestations de réadaptation, qui visent à améliorer les capacités de gain,
  • la rente, qui n’est versée que si les mesures de réadaptation n’ont pas eu de succès,
  • les allocations pour impotent, qui sont une aide financière pour les personnes qui dépendent de l’aide de tiers,
  • les mesures d’intervention précoce qui vise à empêcher des incapacités de travail avant qu’elles ne deviennent durables.

Le principe qui guide la mise en œuvre de l’AI est « la réadaptation prime la rente ». En effet, cette assurance a comme objectif d’éviter autant que possible les rentes, notamment en insistant sur les prestations dites actives. Cela pose des questions philosophiques et concrètes lors de la mise en oeuvre, notamment lorsqu’on la compare avec d’autres cadres d’action sociale. Pour plus d’informations, le guide juridique de Pro Infirmis revient en détail sur cette notion d’invalidité au sens de l’AI.

Handicap et addiction : quels sont les enjeux ?

Les domaines du handicap et des addictions ont des liens importants sur les plans théoriques et pratiques, en s’inscrivant chacun sur les plans biopsychosociaux de manière analogue. Mais les institutions et les professionnels des deux domaines ont encore trop rarement communiqué. Des interfaces doivent encore être créées entre ces deux domaines. La plateforme Handicap et addiction du GREA en est une. Mais d’ores et déjà, de nombreuses similitudes ont été constatées, notamment entre le modèle social du handicap et l’approche biopsychosociale des addictions. En effet, ces approches mettent en évidence le rôle de l’environnement et sans focaliser uniquement sur le niveau individuel.

Les problématiques d’addiction peuvent être à l’origine de barrières pour les personnes concernées, qui vont les limiter dans leurs activités et les restreindre dans leur participation. Par exemple, certaines personnes peuvent connaitre une stigmatisation qui va les limiter dans leur participation sociale ou leur insertion professionnelle. Dans le domaine médical, les problématiques d’addictions constituent des atteintes à la santé psychiques décrites dans les classifications médicales de références. Elles peuvent ainsi constituer des déficiences et contribuer à une situation de handicap comme d’autres atteintes à la santé.

La question des addictions est souvent examinée en focalisant sur une approche morale. Les problématiques d’addiction sont souvent perçues par ceux qui ne leur sont pas familiers comme une question de volonté ou de « petite vertu ». Dans certains cas, cette perception peut contribuer à une situation de handicap. Par exemple, l’ancienne procédure de l’assurance-invalidité plaçait des obstacles supplémentaires pour les personnes avec une problématique d’addiction lorsqu’il s’agissait de reconnaitre une atteinte à la santé. Les connaissances théoriques contemporaines des deux domaines en insistant sur les droits humains et la complexité des dimensions prises par les problématiques permettent d’argumenter contre les simplifications moralisatrices. De nombreuses approches peuvent permettre d’intégrer la complexité de ses dimensions, comme l’écosystémique, l’éthique, la socioanthropologie, etc.

Les prestations développées dans le domaine des addictions ne sont toutefois actuellement pas accessibles par l’ensemble des personnes concernées, notamment en raison de leur situation de handicap. Le projet collaboration handicap et addiction du GREA vise à améliorer l’égalité des chances, notamment en améliorant l’accès à des prestations adaptées à leur situation.

Les situations d'addiction sous l'ancien droit

Jusqu’à récemment, une personne qui déposait une demande auprès de l’assurance-invalidité (AI) en raison d’une problématique dite « primaire » en lien avec les addictions avait une chance de succès bien moindre que pour la plupart des autres atteintes à la santé. En effet, il lui fallait prouver que l’un de ces énoncés au moins est vrai :

  • Sa situation d’addiction est la cause d’une maladie ou d’un accident — l’addiction était alors considérée comme une problématique « secondaire »;
  • Sa situation d’addiction a causé une attente à la santé physique ou mentale — l’addiction était alors « primaire», mais c’est l’autre atteinte à la santé qui pouvait être prise en compte.

Cette pratique se basait notamment sur l’idée qu’il était possible de demander aux personnes un « effort de volonté » pour stopper leur consommation ou leur pratique. En conséquence, les demandes des personnes en situation d’addiction n’étaient souvent pas prises en compte par l’assurance-invalidité sauf si un traitement incluant l’abstinence était accepté par le requérant —en dehors de toute considération en lien avec la santé. Cela pouvait avoir des conséquences très graves sur la santé et ne reposait pas sur les besoins et ressources de la personne. Ceci a eu pour conséquence que seule une minorité des personnes en situation d’addiction ont eu droit à des prestations de l’AI. Pour une majorité le dossier était rejeté par les barrières supplémentaires ajoutées dans le cas des addictions. Si aucune autre atteinte à la santé n’était démontrée, la personne se voyait demander un effort de volonté. Cette manière de faire ne correspondait pas aux meilleures pratiques professionnelles et aux connaissances scientifiques (voir la définition du GREA), car :

  • Les situations d’addiction sont reconnues comme des problématiques complexes à part entière par les professionnels qui accompagnent les usagers et les spécialistes de ces phénomènes ;
  • Le phénomène peut être expliqué à l’aide de nombreuses théories et modèles robustes issues de la médecine et des sciences sociales ;
  • La pratique médicale considère les diagnostics de trouble d’utilisation de substances comme un trouble mental selon les ouvrages de référence que sont le DSM-5 ou la CIM-10.

Jurisprudence en vigueur dès le 11 juillet 2019

Quelles sont les nouveautés?

La nouvelle jurisprudence, datant du 11 juillet 2019, offre aux personnes en situation d’addiction un suivi selon la même procédure que celle appliquée dans d’autres situations de problématiques psychiques. La procédure reste longue et dépend de l’évaluation de votre dossier. Il n’y a plus lieu de se demander si l’addiction est « primaire » ou « secondaire » par rapport à d’autres atteintes à la santé ou situation de handicap. En éliminant cette demande, cela supprime notamment l’obligation d’abstinence qui était fréquemment demandée.

Comment se déroule la procédure?

Dorénavant la LAI peut reconnaitre les situations d’addiction comme un motif d’incapacité de gain selon sa procédure standard. Toute personne pour qui un diagnostic médical d’addiction l’empêche de travailler est légitime pour s’adresser à un office AI, même si chaque situation est évaluée spécifiquement. Les diagnostics médicaux les plus utilisés sont le syndrome de dépendance (CIM-10), les troubles liés à l’usage d’une substance (DSM-5), le trouble lié au jeu d’argent (DSM-5) ou encore le jeu pathologique (CIM-10).

La demande de la personne doit passer par la « procédure structurée d’administration des preuves » qui vise à évaluer les quatre domaines suivants :

  • Atteinte à la santé ;
  • Personnalité ;
  • Contexte social ;
  • Cohérence (une atteinte à la santé doit s’exprimer dans l’ensemble des secteurs de la vie).

Plus d’informations sur la nouvelle jurisprudence sont disponibles notamment dans la fiche d’Inclusion Handicap sur le sujetle guide social romand ainsi que la lettre circulaire AI no 395 de l’OFAS.

Cette nouvelle jurisprudence permet de considérer les situations d’addiction comme des atteintes à la santé. Néanmoins, comme nous le rappellent le guide social romand et le guide juridique de pro infirmis, il faut, pour être reconnu par les OAI comme « invalide », non seulement démontrer une atteinte à la santé, mais également une incapacité de gain. Les personnes concernées par la nouvelle jurisprudence sont donc soumises aux mêmes conditions que les autres candidats à des prestations de l’AI et devront prouver une incapacité de gain.

Quelles sont les conditions à connaitre?

Finalement, les personnes qui reçoivent des prestations se verront potentiellement soumises à des obligations de suivre des traitements adaptés et à suivre des mesures de réadaptation.

L’AI fonctionne selon un principe où la réadaptation prime la rente. L’assurance va ainsi proposer en priorité des prestations pour réinsérer les personnes accompagnées dans le marché du travail. Les rentes ne sont accordées quand sous certaines conditions bien précises.

Pour les offices de l’AI, un traitement de sevrage raisonnablement exigible ou toutes autres thérapies pourront être demandés en tout temps pour réduire le dommage. En outre, ils continueront de vérifier si l’assuré s’est conformé à l’obligation de réduire le dommage et si le traitement a été couronné de succès. Dans ce cadre, les personnes concernées et leurs proches, notamment les professionnels qui les entourent, ont intérêt de rappeler les spécificités des problématiques d’addiction pour qu’elle puissent être prise en compte. Par exemple, une (re)consommation n’est pas synonyme de fin de suivi ou d’échec, mais souvent manifestation de l’addiction. De la même manière, une abstinence n’est pas que parfois adaptée à la situation de la personne.

Quand déposer une nouvelle demande?

Si de nouveaux éléments, comme une modification de l’atteinte à la santé ou un changement de capacité de travail, surviennent auprès d’une personne dont la demande avait été refusée, il peut être opportun de déposer une nouvelle demande. Néanmoins le changement de jurisprudence en tant que tel ne constitue pas un élément justifiant un nouveau dépôt. La jurisprudence de 2020 le souligne.

Que faut-il savoir?

Il n’y a donc pas d’effet rétroactif à la nouvelle jurisprudence et une nouvelle demande est nécessaire. Actuellement, il apparait que de nouveaux éléments sont requis pour que cette autre demande puisse être prise en compte. De plus, cela ne signifie pas qu’une personne en situation d’addiction peut recevoir automatiquement une rente ou des prestations AI. Néanmoins une possibilité s’ouvre. L’assurance-invalidité a désormais unifié les procédures, en supprimant l’usage d’une procédure spécifique liée aux dépendances, avec ou sans substances. La procédure structurée d’administration des preuves est également une procédure complexe.

De plus amples informations concernant les prestations de l’assurance invalidité (notion de l’invalidité et modes d’évaluation taux d’invalidité et rente;  indemnité journalière, la base légale, etc.) sont accessibles sur le site de proinfirmis ou dans le guide social romand.

Chaque situation est unique et d’autres assurances sociales peuvent vous apporter un accompagnement complémentaire, voire plus indiqué

Pour bénéficier du meilleur accompagnement de la sécurité sociale, il est intéressant de se renseigner auprès des personnes qui vous accompagnent. Les diverses assurances sociales existantes en Suisse peuvent être plus adaptées à vous offrir le soutien recherché. Certaines, comme l’aide sociale ou l’assurance chômage, vous permettront d’obtenir de l’aide plus rapidement ou de manière transitoire ou complémentaire.