avril 2022
Ken (Radio-FMR)
Bonjour à vous chers lecteurs, que vous soyez acharnés ou occasionnels, nous allons passer quelques minutes en tête-à-tête. Je me prénomme Ken et, comme le disent les membres des Narcotiques Anonymes (ou des Alcooliques Anonymes) : je suis un malade dépendant. En jetant un regard en arrière, je peux voir tant d’années avec la tête sous l’eau à se contenter de quelques bouffées d’oxygène occasionnelles. Pourtant, j’ai aussi tellement de difficultés à me présenter comme un malade alors que, une fois mise de côté ma dépendance, je ne suis qu’un type normal : intelligence acceptable, enfance normale, niveau d’études moyen. Par chance, je suis assez débrouillard et régulièrement efficace sous stress ou dans l’urgence, ce qui m’a d’ailleurs sorti de nombreuses embrouilles. J’ai grandi à la campagne dans un petit bled du Gros de Vaud où les minorités, quelles qu’elles soient ont toujours été soumises à de fortes pressions sociales. La vie de nos semblables de couleur, de préférences sexuelles mal connues, d’anciens taulards, de boiteux (à part lorsqu’ils faisaient office de messagers), de religions considérées comme exotiques aux yeux de la majorité voire même de chômeurs, était compliquée pour le voisinage et les concitoyens. J’utiliserais bien des mots emprunts d’optimisme, genre « autre temps, autres mœurs », mais cela voudrait dire que ces comportements ont disparu et nous savons tous que ce n’est pas le cas.
Enfant, j’étais très timide et en même temps sensible, plutôt « pas trop con », comme je l’ai évoqué plus haut mais vraiment trop sensible. La sagesse populaire nous a appris depuis des siècles que certains traits de caractère ne conduisent pas à une personnalité structurée et épanouie. J’en veux pour preuve, les adjectifs « bête et méchant » qui sont les plus parlants des exemples. Personnellement, j’ai très rapidement compris comment fonctionnait le monde qui m’entourait, j’en ai mesuré les enjeux et j’ai souffert d’une sorte de déchirement entre mon intellect et ma sensibilité. En permanence à fleur de peau, je n’ai pu me satisfaire de l’éducation « vieille école » à laquelle j’ai été exposé.
Un beau jour d’été, alors que je devais avoir dans les 13 printemps, j’ai découvert une aide qui allait rester pour moi une sorte de refuge magique et bienveillant (c’est du moins ce que je croyais alors…), une béquille contre la souffrance de la vie quotidienne : la modification de l’état de conscience à travers le prisme de la consommation de produits psychotropes. En résumé : la « pét. » (légale ou non, cela n’a jamais été pour moi une préoccupation, disons « qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » comme le disait un écrivain bien plus érudit que moi). De nombreuses journées ont suivi celle-ci et puis de nombreux étés également…
Attention, je ne voudrais pas donner l’impression que ce mode de vie est un long fleuve tranquille et c’est là le revers de la médaille. Je sais que nombreux sont ceux qui utilisent les produits comme anesthésiants pour leurs souffrances et pour pallier leur trop grande sensibilité. Ce chemin demeure difficile et il est fréquent d’y perdre son âme, sa dignité et parfois même son esprit. Ce dont je suis sûr c’est que si j’avais dirigé toute la colère et la frustration qui bouillonnaient en moi à cette époque de ma vie vers les autres plutôt que vers moi-même, j’aurai pu devenir une des plus grandes crevures imaginables, une personne sans foi ni loi.
Fort heureusement, cela n’a pas été le cas et j’ai passé mon adolescence à découvrir une multitude de choses qui me tenaient à cœur. Les voyages, la musique, la littérature, le tatouage, l’écriture, les soirées, toutes sortes de soirées, les couples et donc le sexe, quelques sports (mais pas trop quand même, c’est fatiguant), les jeux vidéo (bien moins fatiguant), le cinéma, l’herpétologie 1, la biologie, les arts et encore de nombreuses passions ont occupé mon temps et mon énergie, et ne sont pas incompatibles avec le quotidien d’un « drogué ». Malgré cette boulimie d’activités et de connaissances, je suis toujours resté fidèle à mes démons. Après tant d’années, je dois bien admettre que je leur dois beaucoup, ils ont modelé l’homme épanoui que je suis devenu avec le temps. Ainsi que le père de famille et le pair de famille…
Bien sûr, il m’a fallu du temps, pas loin de 30 ans, pour pouvoir enfin me prétendre épanoui. La route fut bien sinueuse pour y arriver. J’ai été dépendant de l’héroïne vers l’âge de 16 ans. En raison de la pression constante exercée par mes proches, mes profs, mes amis et même de la société toute entière, qui n’avait alors que du mépris pour les gens comme moi, je me suis fait violence pour devenir abstinent. Mais, supprimer l’héroïne c’est aussi une invitation pour consommer toutes sortes d’autres produits, pas toujours plus sains d’ailleurs : tabac, joints, médocs, rencontres futiles, alcool, jeux de hasard, et le tout agrémenté d’une frustration et d’un inconfort permanent.
J’ai essayé de toute mes forces, je voulais à tout prix connaître les bienfaits d’une vie stable et sans dépendance, que je voyais, sans doute à tort, comme une vie normale : un appartement, une copine, un chien, un travail bien rémunéré, un permis de conduire, des vacances à l’étranger deux fois par an. Mais, pour être parfaitement honnête avec vous, je m’ennuyais (pour rester correct) comme un rat mort. De plus, en ce qui concernait le travail, j’avais l’impression de me prostituer en m’obligeant chaque matin à sortir de mon lit chaud et douillet afin de me rendre dans un endroit que je détestais pour y accomplir des tâches que je détestais autant. J’ai dû me rendre à l’évidence, cette vie normale que je fantasmais et qui m’avait été vendue comme étant le bonheur absolu par tous les Disney, romans à l’eau de rose et philosophies contemporaines, ainsi que par ma mère, n’existait pas ou alors n’était juste pas pour moi.
En l’espace de trois mois, j’ai tout laissé tomber, à part ma mère bien sûr, mais le travail, ma copine, ma moto, mon chien et tous mes espoirs d’avoir un jour une grande maison avec piscine. De tout ça, j’ai fait table rase et suis retourné à mes anciens travers à la manière dont un ressort se détend après avoir été trop longtemps compressé. Comme je ne suis pas homme à faire les choses à moitié, je suis parti avec quelques potes et un sac à dos trop lourd pour une descente à pied de Lausanne à Lisbonne. Je crois que c’est durant ce voyage que j’ai pris la décision consciente de ne plus essayer à tout prix de me débarrasser d’une dépendance bien trop forte pour moi et de l’inclure dans ma vie de tous les jours. Je me suis bien douté que cela n’allait pas être sans mal mais il s’agissait là encore d’une simple décision de survie. Si mon bonheur devait en passer par là et bien : ainsi soit-il !
Ces trente années de consommations régulières et variées, avec une nette préférence pour les downers (opiacés, benzo, bedo, dodo), n’ont pas été une promenade de santé. Il a fallu supporter tous les décès, les galères, les abcès, les jours d’anniversaire passés à faire la manche à la gare de Lausanne, la saleté, les flics, les arnaques et les bagarres (plus quelques évènements que je tairai ici afin de conserver ce texte dans le domaine du “tout public”). Il est certain que je ne conseillerai pas ce chemin à qui que ce soit, il y a d’autres manières de se cogner à la vie sans que les cicatrices soient si profondes. Je pense que chacun peut en apprendre beaucoup quel que soit son parcours individuel. En ce qui me concerne, j’ai eu beaucoup de chance jusqu’à maintenant. Un ange serait passé par là que cela ne me surprendrait guère. J’ai tellement souvent mis ma vie en danger que les probabilités de survie étaient clairement contre moi.
Il y a de cela une dizaine d’années, certains professionnels de l’addiction se sont intéressés de manière plus ouverte à la parole des usagers, un terrain dont je n’avais pas l’habitude. Pour moi, il s’agissait avant tout de devoir m’excuser d’être ce que j’étais. Mais, cette poussée de conscience m’a apporté une nouvelle mission : nous autres « drogués » avons acquis des connaissances que les professionnels ignorent souvent et, dans la mesure où ces connaissances peuvent être utiles aux nouveaux (ou jeunes) usagers, l’action d’associations telles que Systm’D, Fleurs de Pavés, Les Lionnes, les mamans de chocs, Radio-fmr (et j’en passe et des meilleures, aussi sur le plan international) sont de plus en plus respectées dans les rouages qui définissent et soignent la toxicomanie.
L’idée n’est pas nouvelle et c’est suite à l’avancée de ce courant, amorcé au Canada, que nous avons pu commencer à développer nos propres structures de soutien. Mettre en avant sa parole n’est pas toujours chose facile et il est fréquent que nous soyons confrontés à une forte résistance, souvent motivée par la stigmatisation récurrente vis-à-vis de nos semblables. Mais, il est maintenant certain qu’une place nous est donnée et cette opportunité de nous exprimer ne doit pas être négligée. Le savoir factuel est de notre côté et s’il peut empêcher quelques jeunes de mourir d’une overdose, de contracter le SIDA ou l’hépatite C, d’avoir des relations sexuelles sans prendre garde aux maladies qui peuvent en découler, de mélanger des produits sans en connaître l’effet final, il est alors de notre responsabilité de partager nos connaissances avec ceux et celles qui en ont besoin.
Comment terminer ce texte sans parler des rencontres ? Avec les personnes incroyables et aux vécus si profonds que j’ai pu approcher dans ce milieu étriqué et fermé. Toutes les histoires que j’ai eu la chance de thésauriser dans ma mémoire, sans compter toute la richesse des témoignages qui sont aujourd’hui stockés en moi et qui forment la base de l’homme que je suis devenu. Il est difficile de s’imaginer, sans l’avoir vu et/ou entendu, le parcours de certains de ces bagnards de la vie, dont je me sens si proche pour avoir partagé durant un instant ou des années les stigmates et les difficultés. Amis ou simples rencontres, ces quelques paragraphes vous sont dédiés…