Réduction des risques : retour sur trente ans de pratique en France

Un entretien de la fédération Addiction retrace l’histoire des structures d’accueil bas seuil françaises. Un modèle inspirant, qui vise à « accueillir les gens là où ils sont, et là où ils en sont » qui rappelle les fondements de la réduction des risques romande.

La création des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour personnes consommatrices de drogues (CAARUD) en France constitue l’aboutissement de plusieurs décennies d’évolutions des politiques de santé publique. Martine Lacoste, vice-présidente de la Fédération Addiction et directrice de l’association régionale Clémence Isaure à Toulouse, retrace pour la Fédération Addiction les grandes étapes de ce parcours.

L’histoire débute dans les années 1980, alors que la crise du sida frappe durement les personnes consommatrices de substances par injection. À cette époque, les centres de soins créés par la loi française de 1970 se concentraient principalement sur le sevrage. Lorsque les personnes recommençaient à consommer, l’accompagnement s’arrêtait souvent. De nombreuses personnes demeuraient ainsi hors du système de soins.

Face à cette situation sanitaire critique, ce sont d’abord les associations humanitaires comme Médecins du monde et Aides qui ont rencontré ces personnes en grande difficulté. Les premières constats révélaient qu’une proportion importante d’entre elles étaient séropositives.

Le tournant politique de 1993

En 1993, le ministère de la Santé français, alors dirigé par Simone Veil, présente un plan gouvernemental autorisant l’ouverture de lieux d’accueil inconditionnel, accessibles sans exigence d’arrêt des consommations. Ces espaces, appelés « boutiques », proposaient l’échange de seringues et une prévention des pathologies infectieuses prioritaire en santé publique.

Trois lieux pionniers ont ouvert à Marseille, Paris et Toulouse, portés par des associations médico-sociales existantes. Ces structures ont progressivement développé une clinique de la réduction des risques, répondant de façon individualisée aux besoins en matériel de consommation tout en accompagnant l’accès aux soins et aux droits.

La reconnaissance des savoirs expérientiels

Un aspect fondamental de cette évolution réside dans la reconnaissance des savoirs expérientiels. Les personnes consommatrices ont littéralement « enseigné » aux professionnel·le·s les pratiques de réduction des risques. Cette reconnaissance du savoir profane a conduit au recrutement de pair·e·s-aidant·e·s dans les équipes, comme le prévoyait déjà la circulaire de 1993.

Les résultats ne se sont pas fait attendre. Comme l’explique Martine Lacoste : « Cette politique d’accueillir les gens là où ils sont, et là où ils en sont, a été un énorme progrès de santé publique. » Le taux de contaminations au VIH a rapidement baissé, tout comme le nombre de surdoses.

L’institutionnalisation des CAARUD

La loi française de santé publique de 2004 a officiellement inscrit la réduction des risques dans le cadre légal. Le décret de décembre 2005 a ensuite défini les missions des CAARUD, leur conférant une existence pérenne.

Malgré cette institutionnalisation, les équipes ont su conserver leur capacité d’innovation et d’adaptation permanente : réduction des risques à distance, distribution de naloxone, accompagnement en milieu festif, analyse de drogues…

Le CAARUD Intermède de Toulouse, ouvert depuis 31 ans en plein centre-ville avec 10’000 accueils annuels, n’a connu que trois incidents majeurs avec le voisinage. Comme le souligne Martine Lacoste, les CAARUD sont « des lieux de sécurité et d’alliance » où les personnes « s’apaisent… et, même si elles continuent à consommer, elles vont mieux. »

Des enseignements pour la Suisse romande

Cette histoire française résonne fortement avec le développement de la réduction des risques en Suisse. Notre pays a lui aussi connu une évolution majeure dans les années 1990 avec l’émergence de la politique des quatre piliers et l’ouverture des premiers locaux de consommation. La Suisse romande dispose aujourd’hui d’un réseau de structures à bas seuil d’accès développées selon ces mêmes principes d’accueil inconditionnel et d’écoute des besoins exprimés par les personnes consommatrices.

Les défis actuels sont également similaires des deux côtés de la frontière. La nécessité d’étendre ces dispositifs aux zones rurales, de pérenniser les structures existantes face aux pressions budgétaires, et de maintenir l’innovation clinique tout en garantissant l’accessibilité restent des enjeux centraux.

Comme le rappelle l’entretien, « plus on accompagne les personnes, moins elles prennent de risques. Moins elles prennent de risques, plus elles prennent soins d’elles-mêmes. » Cette logique de cercle vertueux continue de guider les pratiques professionnelles en addictologie, de part et d’autre de la frontière.

Ces principes d’accès universel et « cette politique d’accueillir les gens là où ils sont, et là où ils en sont » sont au cœur du récent papier de position du GREA sur les conditions d’accès aux espaces de consommation sécurisés, qui réaffirme l’importance d’accueillir toutes les personnes sans conditions de résidence.

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