Carrasco, K. & Savary, J.-F. (2010).L’intervention précoce, un concept qui favorise le travail en réseau. Actualité sociale n° 29
L’intervention précoce, un concept qui favorise le travail en réseau
Kim Carrasco & Jean-Félix Savary
Sur mandat de l'Office Fédéral de la Santé Publique, le GREA (Groupement Romand d'Etude des Addictions,www.grea.ch) a rédigé une brochure sur l'Intervention Précoce (IP), destinée à être largement diffusée dans les cercles professionnels en contact avec les jeunes. L'article suivant présente ce travail en mettant l'accent sur les enjeux globaux de l'IP.
«Aujourd’hui, il n’y a plus de jeunesse ! ». Si on en croit les médias, les jeunes seraient peu à peu devenus « dangereux », voir « malsains », Entre biture express et bastonnades filmées sur téléphone portable, les exemples ne manquent pas pour stimuler une certaine défiance à l’égard d’une nouvelle génération mal éduquée, violente et irresponsable
Pourtant, les jeunes vont bien. C’est ce que nous disent toutes les études menées auprès d’eux. Les possibilités de formation, de mobilité, de développement et de divertissement de toutes sortes sont plus importantes qu’avant. Notre jeunesse est foisonnante et dynamique. Elle n’a probablement guère changé. L’histoire nous enseigne que si il y a une constante, c’est bien dans cette « diabolisation » de la jeunesse qu’il faut la chercher. Depuis Aristote, les philosophes se lamentent sur cette nouvelle génération qui ne respecte rien, qui s'égare sur des chemins dangereux et qui ne montre plus le respect attendu aux générations établies. Le phénomène semble cependant s’accentuer dans nos sociétés occidentales vieillissantes.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter de la situation actuelle ? Malheureusement non. Cette réjouissante réalité d’une jeunesse bien portante n’est cependant pas partagée par tous. Il y a toujours des différences entre les membres d’une communauté et cela vaut aussi pour notre jeunesse. Les variables socio-économiques, les parcours de vie, voir des problèmes de santé (mentale ou physique) jouent un rôle prépondérant dans l’évolution de chacun. Aujourd’hui, les opportunités élargies qui s’offrent à notre jeunesse s’accompagnent aussi d’une hausse des exigences sociales, en premier lieu pour trouver un emploi. Le seuil d’intégration dans le monde des adultes s’est progressivement élevé, laissant une petite partie des jeunes dans une situation difficile. Sur le terrain, on constate tous les jours le besoin de se préoccuper davantage de cette question. Mais comment ?
L’Intervention Précoce
Le concept d’Intervention Précoce (IP) peut nous aider à y voir plus clair. Si la jeunesse reste la jeunesse, que se cache-t-il derrière cette évidence, qu’il y aurait à « intervenir » le plus précocement possible ? Au delà de cette évidence, l’intérêt soulevé par le concept d’IP réside ailleurs: en mettant l’accent sur un but, et non sur une méthode, il rassemble toutes les personnes dont la démarche converge vers un objectif partagé.
En raison des multiples dimensions de la vulnérabilité (psychiques, comportementales, environnementales, etc.), l'interdisciplinarité s’impose pour l'appréhender correctement. Un travail en équipe sera ainsi plus à même d’établir une situation de vulnérabilité (globale) qu’un professionnel isolé. Dans cet esprit, un effort important doit être entrepris afin de garantir une culture et un langage commun entre professionnels de domaines différents. Le concept d’IP fait ce lien, en réunissant dans un même modèle le travail sur l’environnement et les démarches de types thérapeutiques. Il dépasse la concurrence pour favoriser la complémentarité.
L’IP s’inscrit dans une dynamique à l’intersection d'éléments individuels et collectifs et appelle la participation de toute la collectivité autant dans une démarche de promotion de la santé que dans une logique de repérage. Les ressources doivent être mobilisées dans une complémentarité entre les citoyens, la famille, le monde de l’éducation, de la prévention, du travail social et de la prise en charge socio-sanitaire.
Même si c'est un travail sur le contexte et sur le renforcement des compétences sociales qui doit être favorisé, il faudra pourtant, pour une petite minorité de jeunes, mettre à disposition des prestations professionnelles (évaluation, accompagnement). L’IP doit ainsi permettre de renforcer l’interface entre les spécialistes et la communauté, en facilitant l'accès aux ressources existantes.
Un modèle impliquant toute la collectivité
Le modèle d'IP vise ainsi en premier lieu à promouvoir un environnement favorable et à renforcer les compétences éducatives, afin de favoriser l’autonomie et le développement de la jeunesse. Il faut donc travailler sur le contexte social en renforçant les ressources et les compétences existantes. La création de centre de loisirs et de poste de travailleurs sociaux hors-murs dans des quartiers en sont de bons exemples.
Une difficulté récurrente est qu'en général, les personnes en lien avec les jeunes savent lesquels sont en difficultés, mais ne savent souvent pas quoi en faire, ce qui retarde la recherche précoce de réponse. L'IP vise à renforcer leur capacité à repérer les difficultés des jeunes et à savoir les orienter selon le besoin. La plupart des problématiques peuvent d'ailleurs être gérées au sein même du contexte où elles apparaissent, mais cela implique d'avoir les moyens d'en mobiliser les ressources propres.
Si une répétition de signes peuvent indiquer une situation de vulnérabilité, il faut néanmoins éviter tout catalogue de critères objectifs qui permettraient de ‘détecter’ des problèmes. En effet, les histoires et les contextes de vie, propres à chaque individu, sont déterminants en matière de vulnérabilité et un symptôme seul ne permet en rien d’appréhender la situation globale d’un jeune.
Dans certaines situations, il est nécessaire d'apporter une réponse professionnelle. Il s'agit alors d'approfondir les éléments de vulnérabilité repérés précédemment en replaçant les symptômes dans le contexte de vie du jeune par une investigation multidimensionnelle (évaluation). Suivant les résultats, il s'agira d'offrir ensuite une mesure d'accompagnement (prise en charge) qui visera à renforcer l’autonomie du jeune par la diminution de certains facteurs de risque et/ou le renforcement de facteurs de protection.
Pour une bonne conduite des différentes actions de l'Intervention Précoce, un travail de réseau est indispensable et doit s'étendre dans l'idéal à la fois en direction des ressources naturelles du jeune (la famille, les proches, la communauté) et des ressources institutionnelles (offre de traitements spécialisés, de formations, etc.). Il est important de bien définir les rôles et les implications des différents acteurs, ainsi que les modalités de collaboration.
Le rôle du travail social dans la démarche d'IP
Les acteurs du travail social ont une position privilégiée pour le repérage précoce des situations de vulnérabilité. Par leur proximité avec les individus, ils sont en première ligne pour reconnaître les difficultés et ont une fonction d’interface et d’orientation. Cela permet notamment de faciliter l'accès à des ressources peu connues ou à haut-seuil d'accessibilité.
Par exemple, le travail social en milieu scolaire permet de mettre en lien des jeunes qui les inquiètent avec des professionnels du travail social intégrés à l'école. En discutant avec les jeunes, ceux-ci pourront mieux comprendre la situation problématique et déterminer si une orientation vers une mesure d'aide spécifique est pertinente. Dans ce cas, ils pourront prendre contact, voire accompagner le jeune si nécessaire.
L'implication des acteurs sociaux ne s'arrête pas à l'orientation d'un individu. Les offres de prise en charge doivent être mise en œuvre dans un travail de réseau avec un projet global cohérent. D'autre part, certains jeunes concernés vivant dans des foyers, il est nécessaire d'intégrer les éducateurs dans la démarche afin de renforcer la mesure d'accompagnement.
Risques et enjeux
Dans notre société normalisante, ces citoyens en devenir qui se permettent de questionner notre développement socio-économique agacent. Tout problème de développement devient ainsi avant tout un problème d’encadrement. « Education des parents », « abandon du droit des mineurs », « durcissement des conditions d’accès aux prestations sociales », les propositions ne manquent pas et nos élus y trouvent de quoi faire leur marché. En fait, les jeunes ont le terrible défaut de ne pas être « adulte », pourrait-on croire.
Au delà du soutien au développement des jeunes, une tentation de contrôle renforcé de la population au travers d’un déterminisme statistique peut se faire jour. En 2005, une expertise publiée par l’Inserm sur le « trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » provoquait un vif débat en France. Ce rapport établit une corrélation entre des difficultés psychiques de l’enfant et une délinquance future. Il préconise alors le dépistage du « trouble des conduites » chez l’enfant dès le plus jeune âge.
Ce message a été repris par le gouvernement français qui y a vu une opportunité pour « traiter » la question de la délinquance des jeunes. Fort heureusement, le Comité consultatif national d’éthique rendait un avis dans lequel il note qu’ « une approche visant à prédire une évolution vers des formes violentes de délinquance à partir de troubles précoces du comportement n’est pas pertinente sur le fond en l’état actuel des connaissances et doit donc être proscrite (…) Le développement d’une réflexion sur la différence entre prédiction, accompagnement, et prévention devrait être encouragé dans tous les secteurs de la société, en particulier ceux qui sont impliqués dans la prise en charge de l’enfance »1.
Le collectif « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans » s’est créé en France pour répondre à cette vision. Il matérialise une mobilisation citoyenne qui se fait jour sur ces enjeux. « En stigmatisant comme pathologique toute manifestation vive d’opposition inhérente au développement psychique de l’enfant, en isolant les symptômes de leur signification dans le parcours de chacun, en les considérant comme facteurs prédictifs de délinquance, l’abord du développement singulier de l’être humain est nié et la pensée soignante robotisée. Au contraire, plutôt que de tenter le dressage ou le rabotage des comportements, il convient de reconnaître la souffrance psychique de certains enfants à travers leur subjectivité naissante et de leur permettre de bénéficier d’une palette thérapeutique la plus variée »2.
L’intervention précoce est donc a manier avec soin. La société actuelle au discours sécuritaire musclé facilite le développement de fantasmes de contrôle des comportements des citoyens. Les interactions entre volonté sécuritaire d’un côté et politique socio-sanitaire de l’autre sont complexes et demandent encore bien des clarifications. Il faut développer une réponse aux conditions délétères pour le développement de la jeunesse. Le souci envers l’autre n’a rien à faire avec un système statistique aux ordres d’une vision réductrice de l’adolescence. C’est notre rôle à tous de contribuer à ce débat. Le concept d’IP permet ce dialogue, en clarifiant les choses dans le domaine de l’accompagnement des jeunes en situation de vulnérabilité.
Le GREA et ses partenaires ont réalisé une nouvelle brochure sur l’intervention précoce auprès des jeunes en situation de vulnérabilité. Vous pouvez la commander gratuitement et accéder à des informations supplémentaires sur le site www.interventionprecoce.ch ou www.grea.ch.
1 Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Sante Avis n°95, 6 avril 2006
2 http://www.pasde0deconduite.org/appel, Appel en réponse à l’expertise INSERM sur le trouble des conduites chez l’enfant, 2006