Le démantèlement d’Archetyp Market, présenté comme le plus ancien marché de drogues du dark web encore actif, marque un nouveau chapitre dans la lutte contre les trafics en ligne. Cette opération d’envergure, menée en juin 2025 par Europol avec le soutien de plusieurs polices européennes et des États-Unis, a permis l’arrestation de plusieurs personnes suspectes, dont l’administrateur présumé du site, interpellé à Barcelone. Une réussite opérationnelle indéniable. Mais aussi un air de déjà-vu.
Depuis plus d’une décennie, l’histoire du dark web semble se répéter. Un marché émerge, prospère, attire l’attention. Puis il chute, à la suite d’un démantèlement policier ou d’une escroquerie interne – un exit scam, où les administrateurs disparaissent avec les fonds des utilisateurs et utilisatrices. Archetyp, actif depuis 2020, rejoint ainsi la longue liste ouverte par la chute de Silk Road en 2013, suivie de AlphaBay, Hansa, WallStreet Market, Empire Market et de nombreux autres.
Ce cycle rappelle la logique des réseaux criminels « traditionnels », en particulier ceux liés au narcotrafic. Lorsqu’une figure de tête tombe – comme ce fut le cas de Joaquín “El Chapo” Guzmán pour prendre un exemple récent et emblématique – la structure se désorganise temporairement, parfois se fragmente, mais reste rarement neutralisée. D’autres acteur·rice·s prennent le relais, les routes évoluent, les organisations se reconfigurent. Le marché, lui, perdure.
Dans l’espace numérique, la mécanique est comparable. Dès qu’un marché est fermé, les personnes qui y achetaient ou vendaient migrent vers d’autres plateformes déjà existantes, ou de nouveaux marchés voient rapidement le jour. Parallèlement, des espaces de discussion anonymes, parfois adossés à des systèmes de messagerie chiffrée, permettent aux utilisateur·rice·s de se réorganiser, d’échanger des informations et de retrouver leurs repères. Ce n’est pas une fin, mais une transformation.
Cette capacité d’adaptation renvoie au phénomène de l’« effet ballon ». Utilisé à l’origine pour décrire les dynamiques de déplacement dans les économies criminelles traditionnelles — en particulier le narcotrafic, où la répression dans une zone entraîne l’essor d’une autre — ce concept peut s’appliquer aux environnements numériques. En effet, la fermeture d’un marché illicite sur le dark web ne supprime pas le trafic, mais a plutôt tendance à le déplacer.
Les données le confirment : après la chute d’AlphaBay et Hansa en 2017, l’activité avait retrouvé son niveau antérieur en quelques semaines à peine. Les utilisateur·rice·s comme les vendeur·euse·s n’avaient pas disparu, ils et elles s’étaient simplement déplacé·e·s — contribuant, par leur migration coordonnée, à maintenir la continuité du système, comme l’a montré une étude portant sur plus de 133 millions de transactions.
Il serait injuste de ne pas souligner l’ampleur du travail mené par Europol et ses partenaires. Ces enquêtes exigent un travail de longue haleine, mobilisent des équipes spécialisées dans plusieurs pays, exploitent des techniques complexes de traçage, d’infiltration, d’analyse des transactions en cryptomonnaies. Il ne s’agit pas de simples coups de filet improvisés, mais d’opérations coordonnées, longues et coûteuses, parfois étalées sur plusieurs années.
Toutefois, ces victoires opérationnelles ne règlent rien sur le fond. Elles agissent principalement en aval du problème : elles s’attaquent aux conséquences d’un système – le trafic de drogues en ligne – sans en traiter les causes structurelles.
En réalité, ce sont les effets pervers du modèle prohibitionniste qui alimentent ces marchés. L’interdiction globale de certaines substances, combinée à l’absence de régulation, crée un espace économique souterrain qui n’a jamais cessé de prospérer, en ligne comme hors ligne. Tant que la demande existera – qu’elle soit sociale, médicale ou récréative – il y aura une offre. Et si cette offre n’est pas encadrée légalement, elle le sera par des réseaux informels ou criminels, toujours plus flexibles et innovants. Comme l’a souligné la Commission mondiale sur la politique des drogues, le choix est clair : soit les États reprennent le contrôle de ces marchés, soit ils en laissent la gestion à des groupes illégaux.
Le démantèlement d’Archetyp devrait perturber, au moins temporairement, certains flux et équilibres sur le marché illicite en ligne. Il fournira également des données exploitables pour de futures enquêtes ou arrestations. Mais croire qu’il s’agirait d’une victoire stratégique durable semble peu réaliste. Comme dans les cas précédents, l’écosystème devrait se réorganiser ailleurs, sous d’autres formes.
En l’absence de remise en question du cadre global — et notamment des limites structurelles du modèle prohibitionniste — ces opérations ne peuvent qu’aboutir à des succès ponctuels, sans perspective de transformation profonde. Aucun tournant décisif n’est envisageable tant que la question de la régulation, du contrôle public et de la décriminalisation n’est pas réellement posée.
À force de vouloir éteindre les flammes sans jamais s’attaquer à la source de l’incendie, les institutions répètent inlassablement le même geste, en espérant un résultat différent.