janvier 2017
Jean-Félix Savary (GREA)
Les psychotropes restent aujourd’hui un sujet moral. Malgré l’engagement éthique des professionnels, les efforts réalisés pour objectiver la problématique, et en dépit des enseignements des sciences humaines, nous demeurons traversés de part en part par nos représentations sociales et culturelles. Notre engagement pour mettre à distance les injonctions sociales ne doit pas nous faire oublier que nous restons, quoi qu’il arrive, captifs de la perspective dominante qui a cours dans notre société. Et c’est bien normal, nous sommes avant tout des êtres de culture et nous avons besoin de partager un socle commun de valeurs, qui fonde le « vivre ensemble ».
Or, la culture occidentale a développé un rapport pathologique aux substances, considérées comme nos ennemies depuis plus d’un siècle. C’est pendant le renouveau moral de la deuxième partie du XIXème siècle que la dépendance a été inventée. Quelle place peuvent encore avoir les usagers, dans un contexte où le tort moral de la consommation de produit renvoie inexorablement à une position d’infériorité ? Le déficit structurel de représentation des personnes concernées en fournit une première illustration. Dans un contexte de condamnation sociale, la parole se fait rare, condition de la reproduction des stigmates. La vraie question serait plutôt la suivante : « quelle place devons-nous donner aux usagers ? » Dans une perspective de soin, la réponse s’impose d’elle-même : toute la place.
En effet, si l’objectif est bien de soulager la souffrance, la personne concernée se doit de parler en premier. L’argument de la « responsabilité limitée » a souvent été opposé à cette ouverture. Les produits embrumant l’esprit, la parole des consommateurs de substances deviendrait suspecte et la rationalité s’effacerait. Il existerait ainsi une raison valable de priver de leurs droits des personnes devenues captives de leur propre compulsion. Benjamin Rush fut le premier à parler de « maladie de la volonté » à la fin du XVIIIème siècle. Ce psychiatre puritain, cosignataire de la déclaration d’indépendance des États-Unis, est le premier à pathologiser les personnes dépendantes à l’alcool. Il justifie ainsi un droit de contrainte, pour forcer des personnes à aller mieux. Alors que les droits humains arrivent à maturité et que l’on proclame ces principes dans la déclaration d’indépendance des États-Unis, la même plume les soustrait aussitôt pour quelques-uns. Tout au long du XXème siècle, cette posture bienveillante et paternaliste a longtemps infusé notre domaine et, plus généralement, celui de la santé mentale.
Que de chemin parcouru durant le XXème siècle. Inauguré avec l’instauration de la prohibition, il s’est terminé sur la montée en puissance du paradigme de la réduction des risques, du respect et de la réinstauration des droits humains, comme principe cardinal de notre champ d’intervention. Les droits doivent s’appliquer à tous, et nul ne saurait s’arroger l’autorisation de les supprimer. Mieux, il est de la responsabilité du collectif de les garantir et de favoriser leur expression, notamment pour des groupes ou des personnes en situation de précarité ou de stigmatisation. Dans un système de soins qui prend acte des différences de personnes et de parcours, il n’est plus possible de « savoir pour autrui ».
Ainsi, il ne s’agit pas de s’interroger sur le bien-fondé de la parole des usagers. Celle-ci s’impose dès que l’approche paternaliste s’éloigne. Il convient plutôt de réfléchir aux conditions de son émergence, au cadre qui favorise ou qui inhibe la prise de parole citoyenne. Le droit à la parole ne s’exerce vraiment que dans un contexte où elle se trouve reconnue et légitime. Paradoxalement, les professionnels ont un rôle à jouer. Longtemps désignés comme porte-paroles, ou experts, qui s’expriment au nom de personnes sans voix, ils se doivent de faire place et d’accepter l’émergence d’un nouveau savoir, expérientiel, qui vient concurrencer le leur. Cela implique aussi d’activement créer les conditions pour que chacun bénéficie de la même autorité pour participer aux débats.
Ce chemin, nous devons le faire ensemble. Usagers et professionnels partagent ce même idéal, comme tant d’autres avant eux, des mouvements LGBT à ceux promouvant les droits civiques : celui d’être des activistes des droits humains.