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Les secrets des mafias ouest-africaines de la cocaïne

01.06.2016

Olivier Guéniat, chef de la police judiciaire neuchâteloise et Anaïs Gasser, étudiante en Master de criminologie à l'Ecole des sciences criminelles - UNIL  signe un article sur l'apparition de la vente de cocaïne sur rue par des requérants d'asile d'Afrique de l'Ouest en Suisse. Il fait suite à une recherche historique et bibliographique afin de mieux comprendre le contexte de ce marché illicite.

Ecrit par:
Olivier Guéniat, chef de la police judiciaire neuchâteloise
Anaïs Gasser, étudiante en Master de criminologie à l'Ecole des sciences criminelles - UNIL

 

On croit souvent à tort, tant du point de vue politique et journalistique que populaire et même policier, que l'apparition de la vente de cocaïne sur rue par des requérants d'asile d'Afrique de l'Ouest a une origine récente se limitant aux seuls phénomènes migratoires du début du 21ième siècle. Pourtant, une recherche historique et bibliographique nous démontre qu'il s'agit plutôt d'une lente construction apparue dès les années cinquante résultant de facteurs tant logiques que complexes et débouchant sur une situation presque inexorable. Pour mieux comprendre le contexte de ce marché illicite assez visible et dérangeant dans les villes suisses, voici un levé du voile sur les secrets d'une organisation criminelle très efficace qui a su s'adapter à toutes les contraintes répressives. 

 

Les origines du trafic de cocaïne transitant par l’Afrique de l’Ouest

La première utilisation de l’Afrique de l’Ouest comme plaque tournante du trafic de drogue remonte aux années 50 par des trafiquants libanais impliqués dans la contrebande d’héroïne vers les Etats-Unis. Servant d’abord de passeurs aux narcotrafiquants libanais, les mafias nigérianes ont pris le contrôle d’une partie du transport de l’héroïne dans les années 80 en se fournissant directement en Inde, au Pakistan et en Thaïlande. Rapidement, elles ont noué des liens avec les organisations criminelles asiatiques du Triangle d’or et les triades chinoises. Ainsi, elles se sont affirmés dans le trafic d’héroïne. En 1994 par exemple, 30% des saisies d’héroïne aux Etats-Unis concernaient des mules contrôlées par des trafiquants nigérians.

Plus tôt, dans les années 60, des trafiquants nigérians et ghanéens entreprirent l’exportation de marijuana vers l’Europe pour satisfaire la demande inhérente au mouvement hippie. Ce trafic, a priori mineur, a alors ouvert la voie à un marché narcotique de plus grande échelle dans les années 80 et représentait une voie de passage supplémentaire à exploiter.

Dans les années 80, après cinq siècles de colonisation et à l’époque où les derniers pays ouest-africains célébraient leur indépendance, l’Afrique de l’Ouest était plongée dans des conflits politiques, militaires et managériaux ; elle a alors éprouvé une forte crise économique. Pour se sortir de cette impasse, la plupart des pays[1] ont été contraints d’emprunter au Fonds monétaire international et à la Banque Mondiale qui mirent en place une procédure de libéralisation économique connue sous le nom d’ajustement structurel. Ce plan de réajustement a notamment engendré de très fortes restrictions budgétaires, des coupes importantes dans les dépenses publiques et des licenciements d’employés des services publiques. De ce fait, la population s’est vue engouffrée dans de très sévères difficultés financières, recherchant, pour survivre, la formation de capital parfois par tous les moyens, même illégaux. Cette période coïncide avec l’expansion des réseaux nigérians dans le trafic d’héroïne et l’implication progressive de ces derniers dans l’importation, d’abord mineure et individuelle, de cocaïne.

En plus de la diaspora africaine héritée de la colonisation et de la traite internationale d’esclaves noirs, s'en est suivi, au milieu des années 80, une diaspora nigériane autant sur le continent africain qu’en Amérique latine[2]. À l’aune de la migration internationale inhérente à la mondialisation, des marchés tant licites qu’illicites ont bénéficié de conditions favorables à leur développement. En effet, les principes de la libre-circulation et du libre-échange ont, par ailleurs, suscité de nouvelles opportunités criminelles que les réseaux nigérians ont su saisir l'intérêt.

Jusqu’au début des années 90, la Bolivie et le Pérou étaient les premiers cultivateurs mondiaux de feuilles de coca. Les narcotrafiquants colombiens s’y approvisionnaient pour fabriquer la cocaïne dans le but de la revendre principalement aux Etats-Unis. Or, au début des années 90, les Etats-Unis ont mis en place l’opération Air Bridge Denial pour couper la route de cet approvisionnement. Ce resserrement répressif a provoqué un « effet ballon » inattendu, poussant les narcotrafiquants colombiens à développer et augmenter leurs propres cultures. En même temps, les Etats-Unis et les pays ouest-européens avaient renforcé les contrôles dans leurs ports maritimes et leurs aéroports, parvenant ainsi à mener de multiples interceptions couronnées de succès. En conséquence, le trafic devenait de plus en plus risqué, pour les narcotrafiquants inter continentaux, notamment le long des routes traditionnelles qui passaient par le Golf Caribéen en direction des Etats-Unis et de l’Europe.

À la fin des années 90, en plus du renforcement sécuritaire sur les routes principales d’acheminement, le marché américain de la cocaïne a connu non seulement un monopole détenu par les cartels mexicains, mais aussi une saturation liée à une baisse de la demande. Vraisemblablement pour ces deux raisons, les narcotrafiquants, pour la plupart colombiens, ont effectué le calcul coût-bénéfice de diversifier les routes et de se tourner vers l’Europe où, contrairement aux Etats-Unis, la demande était en augmentation, y compris en Suisse. En effet, la fin du conflit entre le Kosovo et la Serbie ainsi que la situation de guerre en Afghanistan coïncident à une réelle pénurie d'héroïne dès 1999, créant la demande pour une autre substance, la cocaïne. Pendant ce temps, les réseaux nigérians avaient poursuivi leur approvisionnement en cocaïne en Amérique du Sud, établissant de solides contacts avec les trafiquants de ce continent. Les trafiquants nigérians y étaient reconnus pour leur polyvalence en matière de trafic ainsi que pour leur habileté à évoluer, innover et se sophistiquer. 

 

Les avantages de l’Afrique de l’Ouest

Au début des années 2000, le transit de la cocaïne par l’Afrique de l’Ouest s’est donc vite imposé comme une solution idéale aux yeux des narcotrafiquants colombiens. En plus des liens préexistants avec les réseaux nigérians, plusieurs facteurs exogènes et endogènes ont fait de l'Ouest du continent africain un point de passage qui rend le trafic moins coûteux, mais également bien moins risqué.

  • La situation géographique de l’Afrique de l’Ouest et les circuits de cette région

Eu égard à sa proximité entre les zones de production (Colombie, Bolivie et Pérou) et les marchés finaux (Europe de l’Ouest), le continent ouest-africain permet un certain partage du risque. En effet, il appartient aux trafiquants colombiens de quitter l’Amérique latine et de traverser l’Atlantique Sud pour acheminer, puis stocker la poudre blanche en Afrique de l’Ouest. Ensuite, des partenaires locaux ouest-africains s’occupent en partie de la suite du voyage. De plus, pour les narcotrafiquants colombiens, la route entre le sous-continent américain et l’Afrique est plus courte qu’entre l’Amérique du Sud et l’Europe. Par ailleurs, la zone atlantique-sud était réputée, à l’époque, moins surveillée qu’au Nord, où les autorités connaissaient les routes habituellement empruntées et s'engageaient dans la lutte active. Il en allait de même pour la seconde partie du transfert jusqu’en Europe, puisque les organes de contrôle ne suspectaient pas encore l’Afrique de l’Ouest d’être une plaque tournante montante du trafic de cocaïne.

Forte d’expériences et de circuits forgés par le commerce et le trafic de cannabis, de diamants, d’huile, d’or, de tabac ou encore d’alcool, l’Afrique de l’Ouest détient un puissant potentiel en vue de réaliser une contrebande diversifiée. Cela dit, cet état de fait ne serait pas aussi évident sans deux autres facteurs qui font de cette partie du continent africain un point de passage plus qu’avantageux.

  • Faiblesses structurelles des économies africaines

Suite au plan de réajustement structurel du FMI dans les années 80, les restrictions budgétaires y relatives ont engendré un taux de chômage sans précédent, une disparité importante entre les couches sociales et une répartition inégale des revenus et des richesses. L’Afrique de l’Ouest, paupérisée et fragilisée par l’époque coloniale, s’est vue affaiblie une fois de plus et recalée au plan de continent implicitement dépendant. Les faibles opportunités d’emploi et d’éducation ainsi que la déflation des prix des matières premières l’ont empêchée de réaliser un véritable et solide tissu industriel et économique. Ainsi et comme une fatalité, la conscientisation des avantages du commerce de biens illégaux constitue le corollaire d’une économie déficiente. Dès lors, cette situation a favorisé le développement ou l’expansion d’organisations criminelles et a constitué un terrain fertile pour la corruption réalisée à moindre coût par les narcotrafiquants colombiens, notamment auprès d’une population appauvrie.

  • Instabilité, vulnérabilité et fragilité de l’Etat

L’entreposage et la diffusion de la cocaïne au niveau local[1] et européen profitent aux autorités africaines souvent régies par la corruption. Pour preuve, les pays d’Afrique de l’Ouest sont mal cotés en matière de gouvernance[2] et rencontrent de multiples conflits liés aux inégalités sociales. La porosité des frontières en est le résultat et facilite largement le transit de la marchandise sur le continent africain. Cette fragilité gouvernementale entrave, en plus du développement économique des pays, l’accès à la santé et à l’éducation et permet l’infiltration de l’appareil étatique par les narcotrafiquants.

En résumé, l’instabilité politique et sociale ainsi que la faiblesse économique ont créé une carence généralisée. Elle se traduit par un environnement permissif pour le narcotrafic et fait de la contrebande une solution avantageuse pour une population en détresse. En sus, l’influence des règles coloniales a toujours orienté l’économie africaine vers ses colonisateurs occidentaux et a engendré une sorte de « diaspora idéologique » largement révélée dans les mentalités ouest-africaines.

 

Les protagonistes et la structure du trafic de cocaïne

Il y a trois structures complémentaires en interaction présentes dans l'organisation du trafic de cocaïne dirigé par les mafias d'Afrique de l'Ouest :

a) Les opérateurs étrangers

Issus principalement de Colombie[5], les opérateurs africains en Amérique du Sud – dont une partie s’est relocalisée en Afrique de l’Ouest dans le but d’intégrer verticalement le trafic – sont présents dans les pays producteurs. À ce jour, la cocaïne est transportée en gros, principalement par paquebot. Elle quitte la Colombie et passe par le Brésil ou le Venezuela pour rejoindre les côtes ouest-africaines par voie maritime ou aérienne.

b) Les réseaux criminels ouest-africains : un relai local bien établi

Les réseaux criminels ouest-africains, principalement nigérians et ghanéens[6], ont entretenu des liens avec les trafiquants sud-américains depuis les années 80 – époque à laquelle ils venaient s’approvisionner en cocaïne. Aujourd’hui et suite au resserrement répressif qui vise la Colombie, les deux organisations montrent une convergence d’intérêts et de profits encourageant leur collaboration. Les premiers fournissent le soutien logistique nécessaire aux seconds (locaux, entreposage, impunité) souvent sous le couvert de sociétés légales (ex. entreprise d’import-export, projet de développement, pêcheries, conserveries). Par la suite, les trafiquants nigérians font parvenir la poudre blanche en Europe selon un système réticulaire, cloisonné et adocratique, dissécable en quatre strates:

  • Les barons détiennent les capitaux pour financer l’achat de cocaïne et les opérations de diffusion. Ils ont de bons contacts avec les pays producteurs en raison de leur expérience avérée et reconnue dans le trafic.
  • Les attaquants sont des experts logistiques indépendants travaillant pour plusieurs barons. Ils savent exactement qui engager en fonction des opérations. Leur tâche principale consiste à recruter les mules et à les accompagner au point de départ vers l’Europe. Le contrat est conclu sous forme de serment religieux ou de pacte mystique.
  • Les mules ont généralement un besoin désespéré d’argent et sont, elles-aussi, indépendantes – pouvant travailler pour plusieurs attaquants. Elles transportent la cocaïne en Europe et leur taux d’arrestation est très élevé. Les mules sont de plus en plus européennes en raison des soupçons actuels à l’égard des ouest-africains. Généralement célibataires, 90% d’entre-elles sont des hommes entre 20 et 45 ans.
  • Finalement, les revendeurs de rue sont en bout de chaîne, essentiellement requérants d'asile ou frappés d'une "non entrée en matière", au statut extrêmement précaire, à la merci de ceux qui les ravitaillent, ils sont fortement impliqués et actifs dans les scènes ouvertes de la vente cocaïne, la partie visible de l'iceberg. En outre, les immigrants en situation de séjour illégal sont dans l’impossibilité de trouver un emploi et sont souvent contraints de s’adonner à une activité illégale, celle de la vente de cocaïne étant devenue routinière, bien rodées et, surtout, la plus lucrative. De ce fait, ces derniers tendent à être engagés à ce niveau le plus exposé et risqué de la répression pénale de la distribution illégale de cocaïne. Pour minimiser ces risques, ils ne transportent que de petites quantités de cocaïne (généralement trop faibles pour être maintenus en détention ou risquer une peine ferme), sous la forme de boulettes de 0.2 grammes à 0.5 grammes, et se réapprovisionnent après quelques transactions. Interrogés par L’Hebdo (Rumley & Saas, 2012), deux revendeurs de rue ont confié avoir appris le trafic en arrivant en Suisse dans les centres de requérants d’asile qu’ils appellent dorénavant « l’école du deal ».

c) Les fournisseurs indépendants implantés en Europe

Les fournisseurs indépendants implantés en Europe disposent généralement d’un permis de résidence et entreposent la marchandise dans des appartements. Leur rôle consiste à accueillir puis décharger les mules et réapprovisionner les revendeurs de rue, souvent avec des intermédiaires afin de minimiser leurs propres risques.

En résumé, force est de constater qu’il s’agit de petites organisations indépendantes et réticulaires plutôt que pyramidales. L’indépendance de chaque strate permet aux individus de multiplier les collaborations et les partenariats, brouillant ainsi massivement les pistes répressives. En définitive, les strates ne possèdent que peu d’informations les unes vis-à-vis des autres, d’autant plus lorsqu’elles exercent au niveau du marché local. De cette façon, il est possible de retirer et remettre facilement des individus dans le réseau, de remplacer chacun des acteurs inquiété par les forces de police. Ã noter ici que la culture joue un rôle crucial dans l'organisation du trafic africain de l'Ouest: l’importance de la confiance, de la famille, de la loyauté, de la magie et des liens ethniques représente l’essence-même du fonctionnement imbriqué de ces organisations pourtant indépendantes. Il convient donc d’ajouter une dernière rubrique propre aux protagonistes ouest-africains du trafic de cocaïne, à savoir les mentalités diasporiques.

d) Les mentalités diasporiques ouest-africaines

 Les pays ouest-africains, molestés par le colonialisme, tendent à tenir l’Ouest responsable de leur déclin économique et de leur situation précaire. Dans des interviews menées auprès de trafiquants ouest-africains, les perceptions de ces derniers face à leur activité a souvent été mise à nu. Ils définissent le trafic illégal comme un moyen de réduire l’inégalité de la répartition des richesses de l’économie mondiale et africaine et de « redistribuer les richesses de ceux qui les leur ont volées »[7]. Aux yeux des trafiquants, ce type de criminalité n’est pas grave, mais il représente plutôt et simplement une solution pour subvenir aux besoins de la famille et des proches. La drogue est considérée comme un produit de luxe consommé par les pays riches. De plus, les trafiquants relèvent que les transactions s’opèrent par le biais d’un accord mutuel volontaire entre l’acheteur et le vendeur. Ainsi, la façon dont les trafiquants perçoivent le marché noir (comme une réappropriation du marché mondial) peut être assimilée à un processus de neutralisation ainsi qu’aux conséquences d’une période coloniale brutalisante, jugée injuste.

 

 

[1] Notamment le Bénin, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Mali, la Côte d’Ivoire, la Gambie, le Ghana, le Niger, le Sénégal, et le Togo.

[2] Elle est particulièrement présente en Afrique du Sud, pays marqué par le trafic d’héroïne, d’armes, de pierres et d’ivoire, mais aussi en Amérique latine où les nigérians s’établissent au Pérou, au Venezuela, au Brésil et en Equateur, pays qui, au même titre que la Colombie, sont producteurs de cocaïne.

[3] Selon deux rapports de l'UNODC (2009 ; 2013), la consommation locale de cocaïne en Afrique de l’Ouest est en augmentation.

[4] La gouvernance comprend la participation politique et la stabilité, l'efficacité et la responsabilité du gouvernement ainsi que le contrôle de la corruption et de la qualité de la réglementation.

[5] Mais aussi du Venezuela, du Brésil et du Mexique.

[6] Appuyés par le recrutement de partenaires issus de Sierra Leone, Guinée, Guinée-Bissau, Côte d’Ivoire, Gambie, Mauritanie, du Sénégal, Togo, Libéria et Bénin.

[7] Traduit de l’anglais : « …in order to redistribute wealth back from those who have stolen it. »

©hebdo