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En Suisse : Alcool et intervention précoce

02.10.2012

Article titré Alcool et intervention précoce écrit par Jean-Félix Savary (GREA), Christophe Mani (FASe), Guy Musy (FASe), Nathalie Arbellay (GREA) paru dans les cahiers thématiques de la Fédération Addiction - Juil. 12 intitulé Alcool et jeunes : univers, usages et pratiques.

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 Alcool et intervention précoce.

 Jean-Félix Savary (GREA), Christophe Mani (FASe), Guy Musy (FASe), Nathalie Arbellay (GREA)

« Notre jeunesse est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tous simplement mauvais »

Socrate, 440 av. JC

 

La question de l’alcool chez les jeunes est aujourd’hui devenue très présente dans l’espace politique suisse. Pour la première fois de son histoire, en 2008, la Suisse s’est dotée d’un plan d’action en matière d’alcool, avec le Programme National Alcool. Parallèlement, le Parlement est saisi d’une révision législative de la loi sur l’alcool[1]. Dans les deux cas, les mineurs se retrouvent tout particulièrement ciblés, à la fois dans le discours et dans les mesures proposées. Cette priorité paraît justifiée de prime abord, au vu de l’impact des consommations de jeunesse sur leurs trajectoires futures.

Il est important cependant de ne pas être dupe. Les adultes « responsables » restent les plus gros consommateurs et c’est aussi à cette population, dans laquelle se recrutent les dépendants, qu’il faut s’adresser. L’ouverture du débat sur la gestion des externalités de la consommation d’alcool des jeunes ne répond pas aux seules préoccupations des spécialistes de l’addiction. Dans le pays du « propre en ordre », le problème se pose d’abord et avant tout sous l’angle de l’occupation de l’espace public. Il s’agit de rendre nos rues plus calmes, plus propres, plus sûres et moins bruyantes. La consommation en tant que telle, ses conséquences sur l’individu et son entourage ne viennent qu’ensuite, et encore, faut-il qu’elle soit présente !

Dans une société anxiogène et vieillissante, il convient de se demander si nous ne sommes pas en train de reporter nos peurs sur la jeunesse afin d’éviter de nous questionner sur notre consommation « adulte » d’alcool. D’un autre côté, cependant, les problèmes d’alcoolisation aigüe des jeunes sont en augmentation[2]. Aujourd’hui, 6 mineurs arrivent chaque jour en urgence dans un hôpital suisse pour « intoxication alcoolique »[3]. Ils étaient 5 il n’y a que quelques années et la courbe continue de monter. Les externalités de la consommation d’alcool prennent également de l’ampleur et sont devenues beaucoup plus visibles. En tant que professionnels des addictions, c’est à nous qu’il revient de gérer ces tensions.

 

L’intervention précoce, un champ de tension

Le concept d’Intervention précoce en offre une belle illustration. Intervenir plus tôt, afin de venir en soutien à des situations avant qu’elles ne deviennent trop complexes, voilà un bon projet, autour duquel tous les professionnels peuvent se rallier. Vraiment ?

A y regarder de plus près, ce n’est pas si évident. Les parties prenantes sont nombreuses et portent des préoccupations fort différentes (coûts du ramassage des déchets, tranquillité des riverains, concurrence entre distribution et restauration, etc.). Derrière ces mots magiques se cachent aussi des compréhensions différentes de la question.

Intervenir, mais pour quoi faire ? Ce n’est pas la même chose d’intervenir pour « nettoyer l’espace public », pour limiter la délinquance, pour prévenir des dépendances futures ou pour agir dans une logique de promotion sociale.

La proposition de l’INSERM sur le dépistage de la délinquance à partir de 36 mois, reprise par le gouvernement de M. Fillon, est là pour nous le rappeler[4]. Les appréciations divergent fortement sur ce qu’il convient de faire et à partir de quand. Ainsi, l’intervention précoce auprès des jeunes nous oblige à bien clarifier ces questions. Le bagage accumulé dans les différents domaines des politiques addiction (notamment sur les drogues illégales) nous permet de mettre en lumière des écueils que nous devons éviter. En Suisse aussi, l’intervention précoce souffre de ces contradictions. Identifier est une chose. Cela ne dit rien sur ce qui sera fait par la suite. Que cherche-t-on à faire en « individualisant » les problématiques de consommation de substance ? Veut-on venir en aide à une souffrance exprimée ou tombe-t-on dans une tentation de « neutralisation » des problèmes sociaux ?

 

Le concept d'intervention précoce

Pour tenter d’encadrer la mise en œuvre du concept d’intervention précoce et d’éviter les dangers indiqués ci-dessus, le GREA a réalisé un travail collectif de conceptualisation de cette démarche[5]. L’intervention précoce a pour objectifs de mettre en place, dans une communauté, les meilleures conditions pour favoriser la santé et le bien être, comme de repérer dans les meilleurs délais des jeunes en situation de vulnérabilité auquel il est nécessaire d’apporter soutien ou prise en charge. Le modèle proposé repose sur 4 types d’interventions spécifiques, indiquées dans le schéma ci-dessous[6] :

La prise en charge doit rester l’exception ultime. La responsabilité du développement des jeunes se partage avec l’ensemble de la communauté. C'est dans ce quotidien partagé que l’on peut observer, être attentif, comprendre la situation dans lequel se trouve le jeune. C’est cette attitude de vigilance qui va aider à détecter des situations de fragilité ou de souffrance. C’est au quotidien que se construit le contact, que se noue le lien de confiance qui va permettre de porter une attention soutenue à l’enfant ou au jeune. Cette prise de contact se décline en parties différemment lorsqu’il s'agit d'aller à sa rencontre dans la rue. Il est d’autant plus nécessaire de se donner du temps, de ne pas se montrer intrusif pour réussir à établir progressivement une relation avec le jeune.

 

Les écueils à prendre en considération

Développer un concept se basant uniquement sur la notion de repérage au détriment de la promotion de l'environnement.

L’Intervention précoce comporte le risque d’oublier les facteurs sociaux et environnementaux. On peut vite en faire abstraction pour ne désigner que des personnes et des comportements. Qu’en est-il, par exemple, de la désoccupation de nombreux jeunes, des ruptures dans une trajectoire de formation ou encore de la difficulté d’accès à la formation ? Il ne suffit à l'évidence pas de repérer les jeunes en vue de les orienter, mais il est bien sûr nécessaire de favoriser un travail structurel au niveau du contexte économique qui ne génère pas suffisamment d'emplois ou génère l'impression pour le jeune de ne pas avoir sa place dans le système social existant.

Se focaliser sur une notion de « dépistage » des jeunes en situation de vulnérabilité comporte également le risque de sur-professionnaliser l’espace social. Dans un contexte sécuritaire, les regroupements de jeunes deviennent une problématique en soi qu’il s’agit de traiter le plus rapidement possible. Les jeunes ont aussi besoins d’espaces libres, de lieux d’expressions, de faire des choses d’une manière autonomesans le regard ou le contrôle de l’adulte. Le risque de professionnaliser l’espace social est de glisser vers un formatage des codes sociaux et le contrôle social au détriment du bien-être des jeunes.

L’objectif de l’intervention précoce est d’apporter le bon soutien au bon moment pour éviter la rupture. Cela nécessite de centrer la démarche sur les réels besoins des jeunes, et non seulement sur les prescriptions des autorités ou les inquiétudes des adultes.

 

Pression du politique et du contexte local

Agir sur l'environnement prend du temps. Pourtant, les autorités demandent souvent aux intervenants d'agir rapidement, voire dans l'urgence, pour faire face aux problèmes posés par les jeunes et faire que les résultats soient immédiatement visibles. Politique sécuritaire aidant, le fantasme, voire l’attente concrète de certains représentants des autorités, peut être que l’intervention précoce devienne une méthode de recensement de tous les jeunes d’un quartier ou d’une commune qui « dérangent ». Le risque existe qu’un outil résolument tourné vers l’aide aux personnes en difficultés devienne un outil très intrusif de contrôle social.

Mais la réalité de terrain est parfois bien plus subtile. Les intervenants se trouvent souvent dans une situation de tension qui rend leur positionnement difficile. Pression non verbale, pression exercée plus ou moins directement par les autorités, par les services communaux ou pression qu'ils se mettent envers eux-mêmes par souci de bien faire. Leur souci est d'apporter des réponses aux attentes de leurs interlocuteurs.

 

Risque d'étiquetage des situations de vulnérabilité et risque de stigmatisation à long terme

Le risque d'étiquetage peut devenir un effet pervers de l'intervention précoce. Il requiert donc toute notre attention. Les conséquences de l’étiquetage d'un jeune, comme étiquetage d'un groupe de population, voire même d'un quartier tout entier, peuvent être lourdes sur le long terme. A une plus large échelle, il peut exister un côté stigmatisant simplement dans le fait de désigner une population cible. Ainsi, d'une intention très louable au départ, la situation pourrait se retourner contre les personnes, si toutes les garanties ne sont pas prises en insufflant une démarche de ce type. C'est particulièrement vrai au niveau des interventions collectives.

Pour éviter cet écueil, il est important de ne pas enfermer les intervenants dans un devoir d’identifier ceux qui ne vont pas bien, afin de démontrer à la communauté et aux financeurs leur utilité. Au quel cas, ce seul regard sur une réalité peut en lui-même renforcer l'effet stigmatisant vis-à-vis des populations abordées.

 

Echange d’informations sensibles sur des situations à l'intérieur d'une commune, quartier, dans le cadre du travail en réseau

Quelles informations échanger, avec qui et comment ? Le travail de réseau comporte certes de nombreux avantages, dont celui de coordonner collectivement les actions et de proposer des interventions concertées. Mais, il est nécessaire de poser des limites et un cadre. La déontologie professionnelle doit présider à ce travail d'échange d'information. Les informations échangées le sont-elles toujours dans l'intérêt du ou des jeunes ?

La transmission d’information entre adultes est certes fondamentale, notamment lorsqu’un jeune est en réelle situation de danger. Mais est-ce que toute situation de ce type doit par définition faire partie des informations qui sont apportées dans un réseau ? Est-ce qu’il est utile pour le jeune et pour sa famille que chacun soit au courant de la situation ? La possession d'informations données par d'autres peut devenir délicate à gérer, notamment parce qu’elle peut influencer le regard qui est porté sur le jeune. Il n'est pas question ici de remettre en question les partenariats, mais on constate que, sur le terrain, il est parfois difficile d'en gérer les tenants et les aboutissants.

 

En conclusion

 Les professionnels peuvent se trouver pris dans des interrogations éthiques, qui mettent en évidence des questionnements d’ailleurs plus larges sur les limites des interventions, en particulier dans le travail de proximité avec des populations déjà stigmatisées. C’est pourquoi, il est fondamental que des règles de collaboration très claires soient établies entre les différentes composantes du réseau professionnel. On ferra tout particulièrement attention à la protection des donnée et au respect du principe d’opportunité (n’agir qu’en cas de nécessité avérée).

Les intervenants en addictions et leurs partenaires doivent donc se positionner clairement vis-à-vis de possibles mandats venus du politique, par rapport aux champs et aux limites d'intervention des professionnels. Les institutions ont un rôle d'accompagnement pour aider les collaborateurs à renforcer leurs concepts d'intervention et pour les aider à ne pas tomber dans les écueils qu'ils peuvent rencontrer sur leur terrain professionnel, notamment liés aux attentes des multiples partenaires et aux dangers de stigmatisation. Cela nécessite création ou renforcement de canaux de communication institutionnels, formation continue et travail de pratiques réflexives.

Le concept d’intervention précoce est une opportunité politique que l’on peut saisir. Il nous donne de nouveaux moyens d’intervention pour renforcer la prévention, notamment chez les jeunes. Sur le terrain, il ne doit jamais être appliqué « à la lettre », dans une logique d’identification, d’enregistrement des « cas » et de singularisation des comportements. Son utilité réside dans sa capacité à promouvoir la promotion de la santé et un environnement favorable au développement de tous. La consommation de substances ne peut jamais être seulement une problématique individuelle. Toute la société est concernée par les mécanismes de l’addiction. Le concept de maladie, que l’on associe de manière un peu systématique à celui d’addiction, doit s’ancrer dans une conception large de la santé. Les comportements des individus prennent du sens en s’inscrivant dans des significations qui sont forcément collectives. Agir sur la personne seule nie cette réalité pourtant bien connue dans le champ des addictions.

Bien encadrée dans sa mise en œuvre, orientée sur les besoins de personnes en situation de vulnérabilité, l’intervention précoce est porteuse d’espoir. Nous devons donc nous atteler à la construction de dispositifs efficients destinés à venir en aide à des jeunes en situation de vulnérabilité et à utiliser de manière adéquate de la méthodologie de l'intervention précoce. Par contre, nous devons tout mettre en œuvre pour que le dispositif ne se retourne pas contre le jeune par les effets pervers qu’il peut produire.

 

[1] Cette loi date de 1932

[2] Les externalités sont les conséquences sociales des addictions (sur la famille, l'espace et l'ordre public, etc.), en opposition aux conséquences sur la personne addict elle-même (impact sur la santé par exemple)

[3] Wicki M.; Gmel G. (2009) Alkohol Intoxikationen Jugendlicher und junger Erwachsener. Ein Update der Sekundäranalyse der Daten Schweizer Spitäler bis 2007. Lausanne. SFA.

[4] Addiction Suisse, étude sur les hospitalisations

[5] http://www.pasde0deconduite.org/

[6] Brochure disponible gratuitement sur le site www.interventionprecoce.ch

[7]Intervention précoce, Accompagner les jeunes en situation de vulnérabilité, GREA, 2010