Dépendances

N° 57 Aller vers

« L’alcoolique cherche toujours ses clés sous la lumière du lampadaire »

Cette métaphore de la personne alcoolique qui a perdu ses clés est bien connue. Elle n’est certes guère respectueuse pour les personnes qui souffrent de problèmes d’alcool. Mais là n’est pas son seul problème. Chercher ses clés sous le lampadaire, c’est bien entendu une action peu rationnelle, qu’il est facile de railler, et que nous pouvons attribuer sans grand risque à une catégorie de personnes déjà fortement stigmatisées. Idéal pour ne pas penser plus loin. Car c’est avant tout un biais cognitif duquel nous sommes tous prisonniers. Il est plus facile de repérer des choses que l’on voit, qui sont pour ainsi dire sous notre nez, que d’investiguer des problématiques cachées, compliquées d’accès, aux contours incertains, à l’approche difficile.
L’intervenant dans le domaine des addictions n’échappe pas à la règle. Comme tout le monde, il aime regarder sous la lumière. Cela peut être ce qu’il rencontre directement dans son institution, mais aussi ses lectures, bases théoriques, ou ce que lui renvoie le mandant ou la société. On regarde là où l’on voit quelque chose. On n’investigue pas dans le noir. Nous nous prétendons rationnels, mais nous restons des sujets, à savoir des êtres habités par notre subjectivité, qui va bien entendu orienter notre regard, mais aussi nos lampadaires et autres lampes de poche. Les outils de pilotage que nous avons développés récemment ne changent pas fondamentalement la donne. Le regard se porte là où notre intérêt nous mène, là où nous comprenons quelque chose, parfois même là où les moyens nous le permettent.
La conséquence de ces biais est bien connue. De nombreuses couches de la société ne sont plus dans notre champ de vision, et donc « oubliées » de notre champ d’action. La stigmatisation des comportements addictifs éloignent mécaniquement de la lumière les personnes en difficultés avec les produits. Elle explique également une propension à se cacher, à se soustraire à toutes formes d’autorité, par définition maltraitantes car vectrices elles aussi de stigmatisation. Notre rôle est aussi de marcher dans le noir, à tâtons, à la rencontre de populations concernées. Nous devons donc continuer à « aller vers », à la rencontre de nouvelles problématiques, de nouveaux groupes, qui la plupart sont dans le noir. De là nous venons et de là nous devons continuer à aller. Le présent numéro offre quelques éclairages de cette dynamique. Puisse-t-elle nous inspirer !

Jean-Félix Savary, GREA