Anthropologie des addictions
Psychotropes et contexte rituel
Dans un premier temps, l’usage de drogues et de psychotropes a été abordé en anthropologie des religions dans un contexte rituel, contrôlé socialement et producteur de sens. C’est notamment le cas des chamanes qui vont à la rencontre du divin via l’absorption de substances enthéogènes (du grec entheos : inspiré, possédé et genesthai : qui vient dans l’être) soit des substances qui permettent d’accéder à des états mystiques ou extatiques. Ces substances sont aussi diverses que le peyotl (champignon hallucinogène utilisé par les indiens Hopis du Nouveau Mexique par exemple), l’ayahuasca (liane absorbée en décoction dans le bassin amazonien) ou encore l’amanite tue-mouches utilisé par les Toungouse de Sibérie. La définition même d’addiction reste toutefois absente de ce contexte rituel et ne concerne pas directement ces pratiques religieuses. En effet, l’absorption de psychotropes ne se fait pas de manière anarchique mais est au contraire un facteur de cohésion sociale puisqu’elle permet l’accès au monde des esprits et des négociations dont la communauté est la principale bénéficiaire.
Addictions et anthropologie de la santé
L’anthropologie des addictions pour sa part s’inclut dans le champ épistémologique plus vaste de l’anthropologie de la santé qui se penche sur la question de la maladie, de la guérison et du rapport au corps. Ce classement en dit long sur le regard général porté par le monde académique à la thématique des addictions. En effet, le toxicomane, après avoir été perçu comme un déviant, est devenu essentiellement un malade qu’il s’agit de guérir. Les apports de l’anthropologie à un domaine abordé en général sous l’angle médical sont nombreux. La « pathologisation » du champ des addictions a eu pour conséquence une lecture parfois trop réductrice des dynamiques sociales collectives et individuelles. En décalant le regard, cela permet d’intégrer la dimension symbolique et culturelle et de replacer des pratiques étiquetées comme déviantes dans une problématique plus large du rapport de l’individu aux autres, au groupe et à la société en général.
L’acteur social comme point de départ
L’anthropologie des addictions s’appuie sur les principes chers à l’ethnométhodologie ou encore à l’interactionnisme symbolique qui consiste à analyser un univers de sens du point de vue de l’acteur social sans jugement moral préalabale. Comme le relevait Howard Becker (Les ficelles du métier, pp 62):
En termes d’analyse, cela signifie que chaque fois que nous découvrons quelque chose qui nous semble si étrange et si incompréhensible que la seule explication que nous puissions en donner est une version quelconque de « Ils doivent être fous », nous devrions systématiquement suspecter que nous manquons grandement de connaissances sur le comportement que nous étudions. Il vaut mieux supposer que tout cela a un sens et en rechercher la signification.
L’individu est considéré comme détenteur d’un savoir propre à ses pratiques culturelles et donc spécialiste du sujet. En privilégiant une approche du terrain basée sur une enquête approfondie dont l’observation participante est l’un des éléments-clés, l’anthropologue, à travers une relation de confiance et de respect avec les acteurs sociaux, peut acquérir une connaissance fine des codes en vigueur parmi une population toxicomane ou alcoolique. Une enquête ethnographique intensive basée autant sur des entretiens que sur une présence physique régulière lui permet d’analyser aussi bien des discours que des pratiques sociales, tout en identifiant les différents protagonistes (consommateurs, dealers, forces de l’ordre, intervenants sociaux, etc.) en interaction sur le terrain. L’acquisition d’un capital culturel spécifique au milieu donne accès à une meilleure compréhension des enjeux sociaux et humains qui s’y déroulent. L’exemple de ce type d’immersion dans l’univers de la toxicodépendance est celui de Philippe Bourgois (2001 1995), anthropologue américain qui a fait du terrain dans les années 80 dans le spanish Harlem au moment de l’émergence et explosion du marché du crack à New York. Sa monographie « En quête de respect. Le crack à New York » témoigne de sa longue immersion dans le milieu du commerce de drogue. Il démontre comment le commerce de la drogue, outre son aspect financier, permet à des personnes stigmatisées par leur origine socio-économique (pour la plupart des émigrés portoricains de seconde génération) d’accéder à une reconnaissance sociale au niveau du Barrio et de contourner une économie officielle qui ne leur laisse aucune possibilité d’ascension sociale. L’acteur social y est abordé dans toute sa complexité qui permet de dépasser un discours soit normatif ou encore victimisant. En effet, la pratique addictive sert aussi de référent identitaire fort pour certaines personnes en rupture sociale. Cet aspect micro qui fait de l’individu, sa pratique et les sociabilités engendrées par cette dernière le point de départ d’une réflexion sur l’addiction doit aussi tenir compte d’aspect plus structurels et macro sur le rôle de l’Etat, de la société en général et des institutions. En analysant le cadre sociétaire, l’anthropologue peut faire ressortir des mécanismes d’exclusion ou d’opression mais aussi questionner les approches sanitaires ainsi que le fonctionnement des institutions qui évoluent dans ce domaine.
Eclairage en retour et perspective pluridisciplinaire
En guise d’éclairage en retour, la thématique rituelle chère à l’anthopologie peut aussi être ramenée dans le champ des addictions et les conduites addictives, quelles qu’elles soient, analysées sous l’angle du rite. Le jeu, tout comme le rite, transforme les acteurs sociaux qui passent du statut de joueur indifférencié à celui de gagnant ou perdant (Wendling, 2006).
Le phénomène des addictions abordé dans une perspective pluridisciplinaire mobilise autant l’anthropologie économique (marché de la drogue, économie informelle), l’anthropologie du corps (sensations, techniques du corps), anthropologie des institutions (agencement et mise en scène de l’intervention sociale), l’anthropologie du genre (les différences hommes-femmes dans la gestion de la dépendance, la construction du genre en lien avec le stigmate social), l’anthropologie religieuse (conduites ordaliques, aspect répétitif du geste) ou encore l’anthropologie politique (rapports de pouvoir, concept de violence). Ainsi une approche anthropologique de l’addiction permet aussi bien à l’intervenant social qu’au corps médical de repenser sa pratique et son insertion dans un champ plus large.
Becker, Howard
2003. Les ficelles du métier. Paris : La Découverte.
Bourgois, Philippe
2001. En quête de respect. Le crack à New York. Paris : Le Seuil.
Wendling, Thierry
2006. « Une approche anthropologique de l’addiction aux jeux vidéo », Dépendances, no 28, avril, pp. 21-24.